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  La Société de Stylistique Anglaise (1978-2018)

40 ans de style/ 40 years of style

 

Études de Stylistique Anglaise N°12

 

Textes rassemblés et édités par Sandrine Sorlin

 

Presses de l’Université de Lyon 3, 2018

Broché. 310 pages. ISBN 978-2364420809. 22 €

 

Recension de Frédérique Brisset

Université de Lille-SHS

 

 

 

 

 

Ce volume anniversaire célèbre les quarante ans de la SSA au fil de douze contributions qui marquent la position souvent peu visible, mais transversale, qu’occupe la stylistique au sein de l’anglistique. Cette problématique n’est pas pour surprendre les stylisticiens patentés, et évoque la définition du style selon Ducrot & Schaeffer « comme résultant de la combinaison du choix que tout discours doit opérer parmi un certain nombre de disponibilités contenues dans la langue et des variations qu’il introduit par rapport à ces disponibilités »(1). Le « carrefour », lieu de rencontre et de passage, à la croisée des chemins est ainsi, fort à propos, l’analogie retenue pour le titre de sa présentation (« La stylistique anglaise comme carrefour de l’anglistique ») par Sandrine Sorlin, présidente de la société, directrice de ce numéro spécial.

La structuration canonique de celui-ci en trois parties (« Penser le style et la stylistique », « Approches rhétorique, grammaticale, phonologique et cognitive du style », « Traversées disciplinaires et génériques ») organise onze articles qui couvrent le champ dans son ensemble, mais aussi des études de cas variées, dans le champ littéraire ou non littéraire.

Sandrine Sorlin brosse en introduction un historique de la SSA depuis sa naissance, portée par Henri Suhamy, étayé par des entretiens personnels mais aussi la lecture des Bulletins de la Société précurseurs de l’actuelle revue. Elle montre comment son activité a permis de dépasser une vision du style réduite à un « générateur de figures de rhétorique » pour transformer la stylistique en discipline « englobante » [15] et inévitable [8], qui conduit une analyse du discours sans exclusive quant aux approches et théories. Elle envisage enfin son essor à partir des tendances récentes qui l’occupent, pragmatique, stylistique de corpus, études cognitives...

Jean-Jacques Lecercle, membre fondateur, ouvre la première partie par « Une théorie du style » en douze thèses autour du concept de la dialectique de l’interpellation et la contre-interpellation langagières [43]. Il se fonde sur un riche substrat théorique, qu’il soit philosophique (Althusser, Adorno, Deleuze, Marx, Wittgenstein), ou linguistique au sens large (Culioli, Gramsci, Lakoff, par exemple). L’auteur défend la stylistique en tant que travail d’appréhension de la langue, jusque dans « nos productions les plus quotidiennes » [49](2), marquées par notre « langue-culture » par le biais de « l’encyclopédie » individuelle chère à Eco. Bien sûr, il reconnaît à la littérature la primauté du « déploiement du style » en ce qu’elle transporte de « l’épistylistique » au « métastylistique » [50], d’une conscience pratique à la connaissance réflexive du style, mais la stylistique inclut et dépasse la littérature pour s’intéresser à toute « formation linguistique », se révélant de facto le véritable « cœur de l’anglistique » [52], thèse audacieuse fort bien argumentée ici.

Marie-Pierre Maechling enchaîne avec une enquête, aux conclusions paradoxales après ce vibrant plaidoyer, sur « L’enseignement de la stylistique dans les départements LLCER Anglais ». Celle-ci, à la catégorisation instable – spécialité ? discipline ? [55] –, est absente des programmes de concours de recrutement et peu mentionnée en propre dans les maquettes de licence de nos universités ou leurs bibliographies, à en croire les 70 réponses à l’enquête en ligne menée par l’auteure en 2017. Et pourtant  sur « 37 livrets […] le mot est employé dans 126 enseignements différents » [59] révélant son omniprésence, surtout en cours de traduction et littérature. L’analyse des quatre manuels anglicistes de stylistique sortis de 1978 à 2014 révèle ainsi la place majeure des théories de l’énonciation et de la narratologie dans cette « stylistique à la française » [74] jusqu’à peu, le dernier ouvrage seul (Sorlin, 2014) renonçant à dédier une partie aux  figures de style et s’ouvrant aux théories anglo-saxonnes. Maechling met ainsi au jour le « non-statut de la stylistique » [69], qui reste perçue comme ancillaire, au service de disciplines de l’anglistique reconnues comme telles, qu’elle abonde et irrigue pourtant.

Claire Majola-Leblond aborde ensuite « La stylistique au risque de la complexité » par le biais de The Piano Teacher’s Pupil (William Trevor). Convoquant Morin, Deleuze et Hustvedt, elle se penche sur le texte comme tissu complexe pour interroger les notions d’auteur et lecteur, narrateur et personnage. Attachée à modéliser les interactions entre ces instances, elle reprend le processus d’interpellation théorisé par Lecercle (cf. supra) en le complétant par l’apport de Manguel, et redéfinit la place du lecteur dans l’« espace des possibles » [87] qu’est le texte, via une dynamique où le lecteur est à la fois acteur et « agi », intellectuellement et corporellement, dans une néo « théorie du chaos » [90]. Appliquée de manière convaincante à la lecture de la nouvelle de Trevor, cette théorie invite à une approche « superposante » [97], « reliante » [100] où le lecteur, interpellé, se meut dans l’intertexte tout autant que le texte.

Nathalie Vincent-Arnaud poursuit avec une fantaisie acrostiche pour illustrer la S.T.Y.L.I.S.T.I.Q.U.E. comme terrain « d’interaction avec d’autres disciplines », mais aussi terrain de jeu. Seuil et Texture, Yeux et Langue, Insistance et Saillance, Traduction et Intersémiotique, Quête et Univers conduisent à un savoureux Envoi, marquant le stylisticien en passeur et observateur, sinon voyant, tout du moins mettant « en œuvre un regard englobant » [106] dans cet intermède ludique.

La deuxième partie s’ouvre avec un retour aux fondamentaux stylistiques d’Henri Suhamy, un essai sur les « Embrayeurs de métaphores et de métonymies », entendus au sens de « catalyseur » [121] qui orientent « la perception du lecteur ou de l’auditeur vers le sens figuré d’un mot » [118]. Au fil d’un corpus anglais et américain très varié mêlant théâtre et poésie, titres de films et romans, Suhamy, avec la rigueur et l’acuité qu’on lui connaît, réfute toute définition rigide et définitive de ces « figures dites de substitution, qui assument de nombreux visages » ; voilà qui rassurera maint étudiant confronté à leur identification, mais, prévient-il, cela ne saurait valider « les impropriétés auxquelles elles donnent lieu » [139]. Ces tropes peuvent susciter des incompréhensions culturelles, qu’accentue le passage du temps, mais rien ne justifie l’usage en vogue de ces « grimaces typographiques », guillemets écrits ou mimés à l’oral, pour leur signalement, là où tant d’auteurs, il en fait la preuve, ont su user subtilement d’embrayeurs pour « passer du signifié littéral au signifié figuré » [123] et stimuler « la perception imaginative du lecteur » (ibid.), grâce à tout le « champ sémantique […] des images » [125]. En pédagogue averti, il souligne le rôle d’embrayeur de l’enseignant même quant à ces tropes, pour l’intelligibilité et l’explication du texte. Comparaisons, métaphores, vives ou d’usage, voire « saugrenues » [130], métonymies, filées ou non, loin de se réduire à une fonction ornementale, sont en effet inhérentes au « langage et [à] la pensée qui le forge » [139], écrit-il en concluant ce manifeste d’illustration et défense du trope et, partant, de la stylistique.

Monique de Mattia-Viviès prône, elle, l’interdisciplinarité grammaire-stylistique dans « Le reste(3) persiste et signe » en s’attaquant à « quelques petits problèmes de grammaire (ir)résolus ». Dans l’inlassable quête de la formalisation de « la langue et son potentiel créatif », elle postule l’irrésolu comme procédant « d’une déconnexion forme/sens », un « reste » à l’œuvre dans des cas « indécidables » [145]. Le fait de langue est alors étudié dans la perspective stylistique d’écart, illustrée par exemple dans le hiatus apparent entre logique et déontique de la valeur modale de must chez Austen, « excès de sens » [148] insoluble par le contexte car « effet de syntaxe » polyphonique [150]. Les études d’une subversion de la hiérarchie syntaxique d’un énoncé d’Orwell par son sémantisme et celles d’exemples de discours indirect ou de structures N1 of N2, ont toutes pour visée d’offrir une formalisation adaptée à leur « sens contextuel », « démarche stylistique » [161] s’il en est. Autre cas d’espèce, le discours direct libre ou semi-libre trahit souvent l’indécidable, comme chez Virginia Woolf, où il est marqueur de style ; en recourant au « génodiscours », de Mattia-Viviès démonte sa « syntaxe mensongère » représentative d’un « sens absent au niveau formel » [170]. Ces analyses de grammairienne stylisticienne l’amènent à ouvrir la stylistique plus largement sur les sciences humaines et le rapport de l’homme à l’instabilité de la langue, en préfigurant des recherches dans le domaine de la dysphasie.

Manuel Jobert se concentre ensuite sur « Soundscapes and Narrative Silence » pour une approche phonostylistique de deux nouvelles de Kate Chopin. L’analyse des phonostyles des personnages, notamment les marqueurs dialectaux cadiens et créoles, sociolectaux et idiolectaux, et des marqueurs paralinguistiques verbaux, lui permet d’exposer bien sûr l’effet de couleur locale recherché, mais aussi ce qu’ils révèlent des relations interpersonnelles des protagonistes, dans un texte habilement subversif. (Chopin y est en fait fort critique de son propre milieu sur les questions raciales et de genre.) Après un exposé de la situation linguistique en Louisiane à la fin du XIXe siècle, Jobert en analyse des exemples dans les dialogues de « At the ‘Cadian Ball » ; il établit ici l’importance des marqueurs dialectaux et du code-switching pour saisir attitudes et émotions des personnages. L’analyse phonétique y est au service de la stylistique, tout comme celle des marqueurs paraverbaux. Ces indices fonctionnent comme outils d’encodage que le stylisticien s’applique à décrypter afin d’en peser le fonctionnement dans ces nouvelles et démontrer avec brio la valeur ajoutée de l’analyse phonolinguistique, pour une interprétation du texte littéraire qui renforce le plaisir du lecteur.

C’est aussi dans le domaine des nouvelles que nous invite Julie Neveux, pour considérer « Grammar and feelings » dans une étude sur les exclamatifs en Wh-dans 29 nouvelles de deux recueils de Katherine Mansfield. Actant la difficulté à rendre l’expression physique des sentiments par la langue, elle interroge l’usage du discours indirect libre à cet effet. La narratologie se conjugue ici à la stylistique, mais aussi à la grammaire cognitive, pour aborder 249 occurrences de marqueurs en Wh- (dont How). Les contexte et co-texte analysés infirment l’idée reçue selon laquelle ces opérateurs dénotent un effet de surprise en interjection, même s’ils expriment une réaction affective à une situation ; ils surviennent en majorité en focalisation interne, à près de 50% en répétition et sans point d’exclamation, en position liminale, dans des énoncés avec une prédominance du pronom It, qui englobe et synthétise ici le contexte diégétique. La forte proportion d’occurrences de l’opérateur How, suivi d’un adjectif ou adverbe, signale que le locuteur réagit à une qualité qui l’affecte, quand What apparaît plus souvent en interaction en société. L’analyse psycholinguistique fine et documentée conduite par Neveux démontre comment ces opérateurs permettent à Mansfield de brosser, en miniaturiste, la vie intérieure de ses personnages féminins en évitant tout sentimentalisme extraverti, déclenchant ipso facto l’empathie du lecteur.

L’ultime partie de ce numéro, dévolue à trois genres textuels spécifiques, débute par une question de Linda Pillière : « Style and Voice : Lost in translation? » Elle déplore le défaut commun de considération de la dimension stylistique en traductologie, où le style serait souvent perçu comme décoratif, voire intraduisible, du fait de la complexité des concepts de style et de voix ; stylisticiens et traducteurs gagneraient pourtant à croiser leurs approches, comme l’illustre son étude des traductions de textes « minimalistes » (Carver, Camus, Hemingway) ; elle défend ensuite l’intérêt des apports de la stylistique cognitive à partir d’extraits d’un roman de Boone. Sa démonstration se clôt par l’analyse de la traduction de textes touristiques, où la reconnaissance des différences stylistiques génériques, selon les langues (texte plus informatif en français, plus direct en anglais) s’avère essentielle à l’efficacité du texte cible. Au-delà du repérage d’éventuelles déficiences de la traduction, l’auteure démontre combien le style conditionne le sens, au point de figurer au cœur du processus d’interprétation qu’elle schématise [244]. In fine, selon elle, nul ne saurait occulter l’empreinte discursive du traducteur que seule la stylistique permet de mettre au jour.

Luc Benoît à la Guillaume se penche ensuite sur la « Stylistique des discours des présidents américains » en conjuguant analyses pragmatique sociologique et stylistique. Il reprend notamment le concept bourdieusien de « champ », appliqué ici à la politique, pour le dépasser grâce à la stylistique, en étudiant la ritualisation du discours politique présidentiel [260-261] et ses sous-genres (discours d’investiture, discours sur l’état de l’Union, discours d’adieu) ainsi que les stratégies rhétoriques qui en découlent [264]. La notion de « présidence sophistique » lui permet de rendre compte de « la construction présidentielle par le discours » [260], tout en la nuançant, et d’affirmer tout l’intérêt qu’offre la stylistique pour les études civilisationnistes.

Catherine Paulin clôt ce volume par l’alternative « L’écriture de soi : genres discursifs, mode discursif ? » avec « Le récit des internements de Janet Frame : Faces in the Water, An Autobiography ». Adoptant la seconde collocation, elle pose le mode autobiographique dans une « phénoménologie de l’expérience », non du réel [270], du fait du va-et-vient inhérent du passé au présent pour le « sujet écrivant », qui se met à distance en se révélant à soi [272]. Au sein des deux opus de Frame inspirés de ses internements psychiatriques, Paulin analyse les dénominations lexicales de soignants et de malades qui construisent « le monde épistémique textuel » via des surnoms métonymiques qui en font autant de membres prototypiques [280] du carcan institutionnel enduré par Frame. Elle établit enfin comment la stylistique éclaire le passage de l’autofiction à l’autobiographie dans les deux écrits, « de l’absence de soi à la présence de soi » [284], malgré la perméabilité entre « récit fictionnel et récit authentique » [285].

Le vaste panorama couvert par ce volume illustre à la fois la transversalité de la stylistique anglaise et son adaptabilité aux évolutions des études anglophones. Les divers travaux proposés ici permettront aux chercheurs en anglistique d’y trouver des démonstrations argumentées de l’intérêt de la stylistique pour leur spécialité ; les stylisticiens convaincus verront avec ces foisonnantes mises en perspective et les abondantes bibliographies qui les sustentent la preuve de la vitalité de leur discipline et de leur société quadragénaire. Voilà donc un utile point d’étape, certes, comme tout texte commémoratif, mais aussi un stimulant point de départ vers autant de nouveaux horizons et de « many happy returns ». Happy birthday, SSA, donc !

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(1) O. Ducrot & J-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris : Seuil, 1995, p. 655 (nous soulignons). Voir aussi A. Compagnon, Le démon de la théorie, Paris : Seuil, 1998, p. 230 : « Le style est une variation formelle sur un contenu (plus ou moins stable) ; […] Le style est un choix entre plusieurs ‘écritures’ ».

(2) Voir P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, l’économie des échanges linguistiques, Paris : Fayard, 1982, p. 41, sur « la stylistique spontanée » : « Parler, c’est s’approprier l’un ou l’autre des styles expressifs déjà constitués dans et par l’usage et objectivement marqués par leur position dans une hiérarchie des styles qui exprime dans son ordre la hiérarchie des groupes correspondants ». (emphase de l’auteur)

(3) Emphase de l’original.

 

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