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  Contourner l’abîme

Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre

 

Sarah Montin

 

Paris : Sorbonne-Université Presses, 2018

Broché. 490 p. ISBN 979-1023106190. 23 €

 

Recension d’Élise Brault-Dreux

Université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes)

 

 

 

 

Contourner l’abîme : Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre, ouvrage de Sarah Montin, renouvelle avec force et élégance notre regard sur la war poetry, poésie spécifique à la culture du Royaume Uni et véritable lieu de mémoire textuelle.

Dans une introduction qui pose très clairement les contextes historiques et littéraires du genre, Montin démontre comment la war poetry, de nature manifestement circonstancielle, est un détour dans la littérature du XXe siècle : elle naît au cœur de l’événement historique. En cela, l’auteur insiste, elle se distingue de la poésie du haut modernisme qui lui est contemporaine. Alors que cette dernière tient sa créativité de la rupture entre signe et monde, la war poetry met au contraire en évidence le lien entre le signe poétique et le référent historique. Elle « se définit par son extériorité » [19] et répond à « l’appel de l’Histoire » [31]. Toutefois Montin propose de ne pas considérer la war poetry comme un simple document historique mais comme le croisement ô combien fertile de l’histoire et de la littérature. Elle parvient ainsi à travers son étude, et par de minutieuses analyses poétiques, à dégager une « écriture combattante » [38]. En outre, elle ne se limite pas à l’étude de la poésie de Wilfred Owen et Siegfried Sassoon. Elle enrichit son corpus en y incluant des poètes moins lus en France, comme Robert Graves, Ivor Gurney, Isaac Rosenberg, Richard Aldington, Edmund Blunden, Rupert Brooke, Charles Sorley, Edward Thomas, et Ford Maddox Ford. Le livre s’organise en trois parties qui évoluent de manière harmonieuse en déroulant une problématique tout à fait limpide.

La première partie, consacrée à la « Genèse de la war poetry », propose une rétrospective historique sur la naissance de la poésie de guerre, pointant particulièrement l’importance des conflits napoléoniens dans la genèse du genre : la poésie est alors un relais de l’expérience de guerre (glorifiant généralement le soldat) et particulièrement consommée par la classe moyenne. Au début de la Grande Guerre, la poésie des écrivains-combattants (soldier-poets) acquiert même une valeur marchande au sein d’un commerce assez florissant.

Mais Montin questionne toutefois le lien presque problématique entre le rapport à l’authenticité d’un côté et la valeur poétique de l’autre – le premier justifiant parfois à l’excès les faiblesses de cette dernière. Elle revient de fait sur les termes utilisés pour définir ces poètes de guerre : alors que les soldier-poets ne sont finalement que des soldats qui écrivent de la poésie, les war poets sont des poètes. Ce terme n’apparaît toutefois dans le discours critique que rétrospectivement, au début des années 1930, et désigne alors une « communauté fictive avec en son centre Wilfred Owen » [74]. Et la force de ce livre est, nous semble-t-il, de mettre en lumière la créativité d’une poésie qui sans cesse renégocie son rapport au monde, à la tradition littéraire et à sa propre écriture. Ce questionnement commence par celui d’une compatibilité entre l’esthétique poétique et la guerre qui va trouver une forme de réponse dans « un retour au répertoire canonique et aux conventions de la tradition poétique qui aident le war poet à mettre en forme son expérience » [82] : au front, les poètes lisent les poètes classiques, les romantiques (et l’influence de Keats sera déterminante), les victoriens, les Georgian poets. Le war poet est donc un fervent lecteur, un poète (qui puise un peu de sa voix parmi les voix de ses prédécesseurs), mais aussi un critique qui questionne sans cesse le rapport de la poésie au monde. Mais les circonstances immédiates, la violence ambiante, la discipline du régiment, éloignent le poète de son héritage romantique : le soldat n’est plus un héros mais un homme qui souffre, physiquement et moralement. Montin donne alors à voir cette souffrance qui se manifeste par l’ennui dans « Pain » d’Ivor Gurney – par un retour du même et l’omniprésence du gris –, la léthargie qui apparaît chez Sorley et Rosenberg, l’aboulie chez Owen, l’anéantissement des sens, le sentiment d’impuissance (qui se traduit notamment dans « A War » de Rosenberg avec l’évocation de la perte de la voix) ou encore l’impuissance de la langue (qui va de pair avec un sentiment de dé-subjectivisation) traduite dans une langue qui ressasse. L’auteur démontre ainsi, et de manière très pertinente, toute la modernité du war poet, exilé (presque paradoxalement) volontaire au front, physiquement distant de l’avant-garde littéraire londonienne : les war poets sont « parmi les premiers poètes britanniques à évoquer, de manière systématique, la solitude de l’homme moderne, égaré dans un univers infiniment grand, dépourvu de sacré, désenchanté » [127].

Pour dire leur expérience, les war poets vont peu à peu adopter une langue plus concrète, simple, point que Montin illustre parfaitement par une analyse très minutieuse et convaincante de « Dulce Et Decorum Est » qui met en lumière le désir d’Owen pour une langue poétique qui puisse accepter d’être « désenchantée, ‘corrompue’ par le poète de guerre pour accéder à la vérité » [140]. À partir de 1917-18, le souci devient clairement de se loger au plus près de l’expérience de guerre et de l’exprimer sur un mode en partie hérité de Wordsworth (celui de « l’homme ordinaire » [164]), de Thomas Hardy et de Walt Whitman (des voix vernaculaires et démotiques).

Dans la deuxième partie, consacrée au « sujet poétique en conflit », Montin prend un tour plus poétique, se confronte encore davantage aux textes pour en faire surgir toute leur richesse habituellement insuffisamment considérée par la critique. Elle s’interroge sur la référence du « je » poétique chez les war poets. Si elle reconnait que la tentation biographique est naturellement forte (et correspond à un moi idéalisé hérité en grande partie des poètes romantiques), Montin prend toutefois le contrepied des critiques qui perçoivent le « je » des war poets comme une subjectivité stable. Elle démontre au contraire que le sujet poétique de guerre « est toujours en tension, inquiet, fluide » [182], oscillant entre le biographique, le fictionnel, le singulier et le pluriel, et s’acheminant vers ce qu’elle nomme fort judicieusement « la désindividuation de la voix poétique » [182] de cette poésie de circonstance : l’expérience même de la guerre rend impossible la production d’une œuvre autobiographique totale. En outre, le « on » et le « nous », dont la présence est indéniable dans ces poèmes de guerre, dessinent les contours (certes fluctuants et flous) d’une voix collective, d’une « ‘poéthique’ engagée vers autrui plutôt que contre la guerre » [182].

Montin propose une analyse très précise et éclairante des instabilités du « je » dans plusieurs poèmes, et insiste avant tout sur une potentielle reconstruction du « je », partant d’un désir de cohérence, dans l’agencement des poèmes dans le recueil par exemple, ou dans leur datation a posteriori.  Presque a contrario, le « je » glisse parfois vers une troisième personne (comme dans « The Death Bed » de Sassoon) pour traduire son effacement ou une fictionnalisation assez caractéristique de la war poetry. En outre, l’agencement esthétique peut également être la trace de l’échec d’une reconstruction identitaire, un « éclatement du sujet » [220], comme chez Gurney.

La question du « nous » est ensuite adroitement menée : renvoyant à la fois au « corps de la communauté » [237] des soldats (et l’exemple de Richard Aldington est ici parfaitement illustrateur du propos), il est, comme le « je », tout aussi instable et fluctuant quant à sa référence (et peut ainsi mettre le lecteur en accusation). À mesure que passent les années de guerre, Montin note un recul du « je » en faveur du « nous » qui, chez Blunden par exemple (« Preparation for Victory »), se lit plutôt positivement comme « une intégrité recouvrée dans la communauté » [247]. Selon Montin, le « nous » est l’un des signes poétiques qui font que la war poetry est « une poésie de l’expansion du moi hors de ses limites » [259], vers ce qu’elle voit comme une sortie du monde.

Montin amène alors très habilement son lecteur vers la question de l’impersonnel, en s’intéressant particulièrement à Rosenberg et Gurney. Par de fines analyses poétiques et stylistiques, elle montre comment Rosenberg tient l’affect et l’intime à distance et ainsi dépersonnalise progressivement sa voix poétique. Quant à Gurney, il procède à un subtil effacement du sujet qui vise peu à peu à célébrer la poésie elle-même. Montin met ainsi en lumière le refus d’un « je » total, fini.

La troisième partie sur « le war poem inachevé » s’ouvre par une analyse des formes poétiques. Les war poets s’emparent notamment des formes poétiques anciennes et les renouvellent dans un acte de résistance pour produire, pour certains d’entre eux, une poésie autoréflexive (dont la forme contrainte peut paradoxalement devenir libératrice). Robert Graves, par exemple, explore la matière même du langage, véritable « refuge hors du ‘désordre’ » ambiant [310]. Montin se penche ensuite sur les bouts rimés de Ford Maddox Ford et les haikus de Richard Aldington.

Malgré la dimension dans l’ensemble très formelle de la war poetry, cette dernière se caractérise toutefois par sa tendance prégnante à l’inachèvement. On se méfie de la perfection formelle. Au contraire, l’imperfection se rapproche au mieux du réel : elle est la trace du vivant. Montin montre comment Gurney déconstruit le sonnet et comment Sassoon le renverse pour « refuser la clôture symbolique » traditionnellement promise par cette forme poétique [350]. Il en est peu ou prou de même avec les pararimes d’Owen qui suspendent (voire empêchent) la clôture du poème, ou les retours du même, presque obsessionnels, dans la rime de Sassoon.

Encore une fois, de manière à la fois logique et très subtile, l’auteur propose au lecteur une interrogation sur comment écrire la fin de la guerre. Si les war poets, surtout Sassoon, considèrent l’écriture de la guerre comme éternellement inachevée, ils révèlent ainsi la nature inexprimable au « cœur de l’expérience de guerre » [372]. Montin consacre ici de très belles pages à l’écriture nécessairement fragmentaire de la war poetry : elle distingue le fragment accidentel (le trou dans la création, la béance ou la lassitude) du fragment « volontaire » « qui relève d’une pratique d’écriture » [374]. Cet aspect participe de ce que Montin nomme justement « la stratégie de l’inachèvement » (propre particulièrement à Owen et Rosenberg) et nous renvoie ainsi à l’abîme du titre du livre. L’incapacité, l’impossibilité de conclure caractérise, selon elle, bon nombre de poèmes d’Owen – elle propose ici une analyse minutieuse de « Strange Meeting » : le poème s’achemine vers le non-fini, vers l’expression de la négation de l’espoir, l’incapacité de dire. Montin s’empare ensuite, avec la même subtilité, de « Daughters of War » de Rosenberg pour en souligner la nature fragmentaire inhérente aux images, à la syntaxe et l’inachèvement du poème.

L’abîme se loge également dans l’aposiopèse récurrente dans de nombreux poèmes – marquée entre autres par les points de suspension à la surface du texte, par l’obscurité (chez Gurney et Ford) – autant de moyens pour signaler l’absence et la confronter, tout en disant la difficulté de dire.

Montin aborde enfin les questions du deuil, du trauma, du shell shock et du retour du spectral (notamment chez Gurney), tous au cœur de la war poetry qui, selon elle, s’expriment en partie par la répétition compulsive du même. Elle évoque enfin la « faim » qui, une nouvelle fois chez Gurney, est à la fois physique, spirituelle et textuelle, et donne lieu à une sorte d’insatisfaction continuellement reportée, une expérience de l’insaisissable totalité, un éternel work in progress.

L’écriture devient ainsi, et Montin le montre très bien, un acte de résistance, un possible dans une situation tendue par « l’impossible de la guerre » [438]. Et l’auteur achève cette troisième partie par l’énoncé suivant : la poésie est « un acte créateur qui, en contournant l’abîme, apporte une réponse à l’impossible » [439].

En conclusion, Montin propose trois constantes de la poésie de guerre : la première est l’importance du texte « déjà écrit » (le substrat littéraire dans lequel les war poets puisent leurs premières inspirations) ; la deuxième est la « permanence du lien unissant le monde hors-texte et la war poetry qui refuse de se couper du réel » [443] ; la troisième est le « refus de clôture ».

Malgré la variété des war poems, (et des war poets), ces trois constantes façonnent un genre poétique que Montin définit comme étant une poésie des êtres, des individus, au cœur des « grandes émotions collectives » [444] – où se mêlent alors des questions poétiques, esthétiques et éthiques. Et si la question (ou le questionnement) de la représentation poétique des horreurs de la guerre reste presque éternellement en suspens, devenant presque un sujet de la poésie, Montin propose de conclure sur la résistance de la poésie face au silence : « pour des poètes confrontés quotidiennement à la mort, la poésie, tissée de voix humaines, est envisagée comme l’ultime recours contre le silence » [455].

Le livre de Sarah Montin est un ouvrage limpide, d’une richesse et d’une élégance singulières. Le lecteur est littéralement accompagné tout au long de très fines analyses, toujours soignées et clairement exposées. Sans excès de citations critiques, sans utilisation excessive de grands concepts surannés, elle fait émerger de brillantes conclusions de ses subtiles micro-analyses. La war poetry se révèle enfin en tant que poésie, bien au-delà de ses qualités documentaires habituellement mises en avant.

 

 

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