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  Le Modernisme singulier de May Sinclair

 

Leslie de Bont

 

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2019

Broché. 356 pages. ISBN 978-2379060038. 21,50 €

 

Recension de Laurent Bury

Université Lumière-Lyon 2

 

 

 

 

À peu près totalement inconnue du grand public, May Sinclair (1863-1946) mérite une place dans l’histoire du modernisme ne serait-ce que pour avoir été la première, en 1918, à appliquer l’expression « stream of consciousness » à une œuvre littéraire – aux romans de Dorothy Richardson, en l’occurrence. À en croire Leslie de Bont, auteure d’une thèse soutenue en juin 2015, cela ne devrait pas être son seul titre de gloire : May Sinclair savait de quoi elle parlait car, en tant que romancière et essayiste, elle compta en Angleterre parmi celles et ceux qui s’efforcèrent de pratiquer cette technique narrative. De par ses dates, Sinclair est d’une génération antérieure à des personnalités comme Katherine Mansfield, D.H. Lawrence ou T.S. Eliot, ce qui lui a valu l’étiquette d’écrivain « de transition », à cheval entre l’époque victorienne qu’elle semble parfois prolonger et cette modernité qui commença à s’affirmer vers 1910, selon Virginia Woolf. À travers une vingtaine de romans et quatre recueils de nouvelles publiés entre 1897 et 1931, la spécificité de Sinclair passe par un intérêt soutenu pour la philosophie, la psychologie et la psychanalyse. Leslie de Bont se propose donc de contextualiser cette œuvre, de montrer « comment les romans de May Sinclair se structurent autour d’une véritable confrontation aux textes freudiens et à un corpus de texte contemporains » [16].

Le volume est divisé en trois parties, dont la première est consacrée à l’étude des influences théoriques qui ont pu s’exercer sur l’écrivain. Grande lectrice des penseurs des siècles précédents comme des vivants, Sinclair n’hésite jamais à s’approprier leurs notions, quitte à les faire légèrement dévier de leur sens premier. Hostile à tout discours généralisateur et normatif, elle profite de la liberté de la fiction pour se livrer à des « études de cas » individuels, quitte à se montrer « meilleure romancière que philosophe » [79]. Tout en énonçant ses propres conceptions dans divers essais, elle s’en éloigne parfois dans ses romans : « les théories sinclairiennes ne s’appliquent au mieux que partiellement à sa fiction, qui devient un espace expérimental où Sinclair teste la validité de ses hypothèses et compile les résultats venant complexifier ses postulats de départ » [50]. Militante suffragiste, elle s’attache principalement à décrire l’expérience des femmes, afin de faire évoluer le discours sur le féminin : dénonçant l’hystérie comme un faux diagnostic, abordant des points comme l’éducation des filles et le travail des femmes, elle évoque aussi les réalités corporelles de la féminité et de la maternité. Si elle montre en quoi la femme victorienne, prisonnière de rôles sociaux imposés, était incapable de s’épanouir, elle souligne que les rôles traditionnels empêchent l’homme d’exercer sa spiritualité, car il est trop accaparé par les questions d’organisation matérielle ; l’homme exerce avant tout une fonction protectrice, conservatrice, et la fonction créatrice incombe en fait à la femme.

Dans ses essais surtout, Sinclair se fait l’avocate d’une philosophie « néo-idéaliste » qui voit la pensée comme principe organisateur du monde et vante le potentiel de l’esprit humain. L’un de ses sujets de prédilection est la rencontre de l’individu avec l’absolu, sous la forme de sensations ou de souvenirs particulièrement intenses, ou sous l’effet d’un soudain sentiment de vérité. Notamment à cause de sa théorie des relations entre corps et esprit et du rapport à Dieu, Spinoza est cité une trentaine de fois dans son roman Mary Olivier (1919), l’un des plus fréquemment analysés par Leslie de Bont. Schopenhauer fut sans doute également lu avec attention par May Sinclair, même si l’on reste un peu dubitatif devant les conséquences tirées de l’emploi assez banal du verbe « to want » (l’étude est nettement plus convaincante avec la notion de « will »).

La deuxième partie se penche sur les fameuses « études de cas » inspirées de la psychanalyse freudienne et jungienne. On est tenté de se demander s’il est vraiment original que « les héroïnes sinclairiennes [soient] identifiables, non pas à travers leurs relations, mais plutôt à travers la représentation si particulière de leur supposé psychisme et de leurs réactions » [109], puis l’on découvre l’importance d’un certain modèle psycho-médical (Sinclair travailla un temps pour la Medico-Psychological Clinic de Londres) dans son écriture exploratoire, qui évoque l’expérience féminine à travers « la présentation d’une anamnèse clinique venant expliquer les bizarreries ou les particularités des personnages » [110]. Comme lors d’une analyse, ceux-ci sont conviés à mettre eux-mêmes en mots leur vécu. La réalité présentée par Sinclair n’exclut pas le recours aux symboles ou aux images ; autre élément propre au modernisme, les narrateurs peu fiables, sujets au doute ou à l’erreur, comme dans Tasker Jevons (1916). Plusieurs romans incluent aussi des personnages de soldats dont le corps marqué et l’esprit traumatisé rendent difficile le retour à la vie civile. Les névroses de guerre et autres troubles psychosexuels sont autant de « failles masculines » que Sinclair se plaît à étudier, dans des fictions qui prennent l’aspect de véritables « récits de cure ».

Dans la troisième partie, Leslie de Bont se penche sur le concept de Bildungsroman féminin, à travers trois exemples principaux, dont Harriett Frean (1922). En imaginant le parcours de trois héroïnes, Sinclair fait appel « aux capacités analytiques, critiques et interprétatives des lecteurs et lectrices, ne serait-ce qu’à cause de la condition si spécifique de ces femmes et de leur statut social de second rang » [199]. Sublimation de la libido, désirs contradictoires, identités multiples : tels sont quelques-uns des problèmes auxquels sont confrontés ces personnages dont le texte cherche à reproduire le flux mental à travers divers procédés. En l’espace de quelques phrases, Sinclair peut ainsi glisser de la troisième personne à la deuxième, en passant par la notation brute de sensations non attribuées à un sujet précis. La « temporalité complexe de l’appareil psychique » [243-244] inclut le présent de la narration, mais aussi le passé du souvenir et le futur de la prémonition, sans oublier le « temps de l’analyse » (des rêves, en général). La dernière sous-partie aborde plus spécifiquement le Künstlerroman féminin, où « le traitement sinclairien de la femme artiste est particulièrement complexe : bénéficiant d’un regard clinique et analytique, elle devient un cas social, médical, psychologique et mystique qui permet à la romancière d’explorer les enjeux de ses propres théories politiques et esthétiques » [269]. A la femme artiste (écrivain, le plus souvent), il incombe de transformer la réalité sociale et familiale, faute de pouvoir s’en affranchir. Qualité « masculine », le génie est difficile à concilier avec une vie de femme : « le chemin est plus ardu pour les créatrices, qui doivent constamment chercher, négocier ou réajuster ce nouveau mode d’être et de créer » [291].

 

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