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L’Expérience puritaine

Vies et récits de dissidents

(XVIIe-XVIIIe siècle)

 

Anne Dunan-Page

 

Collection Cerf Patrimoines

Paris : Les Éditions du Cerf, 2017

Broché. 504 p. ISBN 978-2204121712. 39 €

 

Recension de Françoise Deconinck-Brossard

Université Paris Nanterre

 

 

L’univers des dissidents protestants anglo-américains des dix-septième et dix-huitième siècles restait jusqu’à présent largement méconnu en France, tant chez de nombreux anglicistes ou américanistes – hormis les spécialistes d’histoire ecclésiastique – que dans les milieux chrétiens. L’excellent ouvrage d’Anne Dunan-Page, publié par la première maison d’édition religieuse du monde francophone, vient heureusement combler cette lacune. Le livre traite surtout des Baptistes et des Congrégationalistes, mais moins de la troisième grande confession dissidente anglaise – à savoir les Presbytériens, et très peu des Quakers. Il s’intéresse surtout aux calvinistes, mais n’oublie pas les arminiens. Ces choix découlent du corpus manuscrit inédit qui sert de base à cette étude très originale. Les soixante-douze « livres d’Église » examinés recueillent divers éléments relatifs à l’histoire et à la vie de chaque communauté.

La période couverte s’étend depuis le début des guerres civiles jusqu’à la mort de la dernière monarque Stuart. Contrairement à ce que pourrait faire penser le sous-titre, l’étude porte donc surtout sur la seconde moitié du dix-septième et sur le tout début du dix-huitième siècles. Lorsqu’elle traite de la période postérieure à l’Acte d’Uniformité de 1662, qui transforma de nombreux dissidents en non-conformistes, A. Dunan-Page préfère continuer de les appeler « dissidents », terme qui correspond à « un choix plus radical et délibéré » [33]. Elle y voit une perpétuation du puritanisme antérieur, d’où l’adjectif utilisé dans le titre du volume. L’aire géographique étudiée est plus anglaise que « britannique » [19 et passim], mais inclut les colonies de Nouvelle-Angleterre [149-153] ; un chapitre entier évoque la fondation avortée d’une Église congrégationaliste amérindienne [287-307].

L’ouvrage est entièrement rédigé en français, à la première personne du pluriel. Toutes les citations sont traduites, mais le lecteur peut toujours se reporter au texte original dans les notes de fin d’ouvrage. Cette démarche entraîne des choix terminologiques délicats qui s'appliquent à l'ensemble du texte avec une cohérence remarquable. Comme certains autres spécialistes français de questions religieuses, l’auteur  désigne à l’anglaise les différentes confessions comme des « dénominations ». Le terme plus problématique de « congrégation » pour qualifier les Églises dissidentes s’explique sans doute par l’étroitesse des liens qui unissaient les membres de ces communautés. Recrutés par cooptation [83] après avoir donné un récit public de leur expérience spirituelle, ne s’appellaient-ils pas entre eux « Frères » et « Sœurs », au moins chez les Baptistes ? [9] D’ailleurs, la notion de contrat jouait un rôle central dans leur ecclésiologie [73-75] : contrat que Dieu passait avec ses fidèles, mais aussi contrat que les fidèles passaient entre eux. Puisque, dans l’ensemble, le corpus étudié ne relève pas d'une organisation presbytéro-synodale, il est assez logique de traduire elders par « anciens ». Il est sans doute difficile de proposer d’autre équivalent pour deacon que « diacre », malgré de possibles connotations épiscopaliennes. Très peu de vocables restent sans traduction : l’auteur juge que meeting-house est « intraduisible » [121] et ne trouve pas d’équivalent pour vestry [125]. L’un des mérites de cette étude, et non des moindres, est qu’elle est rédigée dans un style agréable à lire, malgré l’aridité apparente du sujet. L’absence de jargon est fort appréciable. Anglicismes, néologismes et inévitables « coquilles » sont exceptionnellement rares. A. Dunan-Page a le sens de la formule frappante, comme par exemple lorsqu’elle présente les dissidents comme « les sans-domicile-fixe du grand siècle britannique » [113]. Ces raccourcis de langage peuvent parfois entraîner une inexactitude : s’il est vrai que seuls les Anglicans pouvaient obtenir un diplôme dans les universités de Cambridge ou d’Oxford [35], il n’en demeure pas moins que rien n’interdisait à un non-conformiste de s’inscrire à Cambridge.

L’apparat critique est abondant. Les notes, numérotées consécutivement de 1 à 1320 et renvoyées dans 108 pages situées en fin d’ouvrage, ne se contentent pas de fournir le texte original et la référence des citations. Pour chaque question évoquée, les notes proposent autant de minibibliographies sélectives commentées qui situent la position de l’auteur par rapport à l’historiographie et aiguillent utilement le lecteur soucieux d’en savoir plus. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut citer les explications données sur l’emploi délicat de termes comme « puritain » et « anglican » [n. 57 et 59 p. 373], ainsi que des références utiles sur les tribunaux civils et ecclésiastiques [n. 209 p. 387] ou sur la musique des cloches anglicanes [n. 503 p. 408] et sur d’autres questions acoustiques des lieux de culte [n. 556 p. 413]. C’est également dans une note que l’auteur souligne son désaccord méthodologique avec un argument de l’historienne Claire Cross sur l’utilité des livres pour l’étude de la piété populaire [n. 48 p. 372]. La richesse de ces annotations reflète le large éventail de questions abordées dans l’ouvrage, dont attestent également les vingt pages d’index. Une bibliographie longue de quarante-deux pages rassemble utilement les références aux sources primaires et secondaires consultées sous forme de manuscrits ou d’imprimés. La liste d’abréviations ne mentionne que peu de ressources électroniques. Cela explique sans doute l’absence de renvoi à l’index biographique Surman cataloguant la vie et la carrière de pasteurs congrégationalistes ou presbytériens depuis le milieu du dix-septième siècle.(1)  On y trouve pourtant, par exemple, des renseignements sur John Collins(2) dont A. Dunan-Page analyse le récit [90-92].

S’inscrivant dans la lignée des théoriciens anglophones de la religion vécue, A. Dunan-Page tente de cerner, grâce à une démarche scientifique rigoureuse, l’expérience religieuse dissidente, collective et individuelle, et son expression dans la vie quotidienne des hommes et des femmes, avant et après l’Acte de Tolérance, à travers l’auto-représentation qu’en donnent les « livres d’Église » manuscrits étudiés. Il s’agit donc d’une histoire des pratiques, bien éloignée de l’histoire des idées. Il en résulte une image nuancée de la dissidence, beaucoup moins monolithique qu’on ne l’imagine parfois. À juste titre, l’auteur insiste sur « la fluidité des allégeances » [310], ce qui l’amène à réviser quelque peu la notion d’identité dissidente. L’étude démythifie également certaines légendes tenaces, telles que l’image du culte dissident se tenant dans une étable pendant les périodes de clandestinité.

L’ouvrage se divise en quatre grandes parties. En premier lieu figure un rappel utile du contexte historique et une présentation du corpus étudié. La seconde partie traite des expériences collectives telles que la fondation de ces Églises marginales, les procédures d’admission des fidèles et l’organisation du culte pendant les périodes de persécution. La partie suivante, qui s’intéresse aux expériences individuelles, expose le rôle central joué par la pratique orale du récit public de parcours spirituel, ainsi que les stratégies développées par les communautés pour tenir compte des difficultés d’expression rencontrées par certains fidèles dans cet exercice redoutable mais indispensable. Les derniers chapitres sont consacrés à des « défis » auxquels les Églises dissidentes étaient confrontées et les aménagements pragmatiques qu’il leur fallut mettre en place pour y faire face. Ainsi, il ne se trouva guère de remède efficace contre l’absentéisme récurrent ou intermittent pratiqué par certains fidèles, parfois sous divers prétextes tels que les aléas climatiques, la distance géographique, ou le doute spirituel, mais parfois aussi pour se rendre à l’office anglican et y écouter un beau sermon. D’autre part, on pouvait tout à la fois condamner par principe la cérémonie du mariage anglican et en pratique pardonner à des couples dissidents le fait d’avoir, comme la majorité de leurs coreligionnaires [258], scellé leur union dans la paroisse voisine, vraisemblablement pour des raisons socio-économiques. Quant au contrôle des mœurs, pasteurs et communautés jouaient un rôle de médiation dans les querelles domestiques et condamnaient les déviances sexuelles, sans toutefois opposer une répression plus sévère que leurs homologues anglicans dans des cas semblables.

La conclusion souligne, d’une part la grande homogénéité, dans toute l’aire géographique étudiée, d’une culture dissidente (congrégationaliste) commune fondée sur la gouvernance autonome de chaque communauté, d’autre part le « décloisonnement culturel du puritanisme » dans un contexte où les fidèles de ces Églises minoritaires, sinon marginales, participaient malgré tout, avec leurs contemporains anglicans, d’une culture protestante commune. L’un des aspects les plus intéressants de cette étude est aussi l’interaction entre une culture de l’oralité, manifeste dans l’exigence d’un récit public d’expérience spirituelle, et l’archivage écrit de ces présentations orales, par souci de garder une mémoire des histoires individuelles et collectives qu’elles recouvrent.

Malgré les rapprochements que tente de faire A. Dunan-Page avec les registres de consistoires des Églises réformées de France, l’idée sous-jacente à la compilation des livres d’Églises dissidentes, que l’assurance du salut passe par une communication de l’expérience personnelle et fondatrice du travail de la grâce divine sur l’âme du fidèle ainsi que par les fruits de la grâce (c’est à dire idéalement une conduite exemplaire), diffère sans doute du calvinisme continental. Ce livre pionnier rendra accessible à un large public, non nécessairement angliciste ou américaniste, une tradition religieuse qui, de nos jours encore, « sous-tend toute la culture » [314] du monde  anglophone.

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(1) Surman index online, http://surman.english.qmul.ac.uk (dernière consultation 8 décembre 2018).

(2) Surman index id : 5992. John Collins figure maintenant dans l’ODNB, contrairement à ce qu’affirme A. Dunan-Page [n. 372 p. 400] : voir https://doi.org/10.1093/ref:odnb/5942 (dernière consultation 8 décembre 2018).

 

 

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