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Des Américains à Paris

Artistes et bohèmes dans la France de l'après-guerre

 

Elisa Capdevila

 

Paris : Armand Colin, 2017

Broché. 351 p. ISBN 978-2200614904. 22,90 €

 

Recension de Richard Phelan

Aix-Marseille Université

 

 

 

 

 

La trompette de Miles Davis accordant sa douce mélancolie à l’errance de Jeanne Moreau dans les rues d’un Paris nocturne ; le vibrant Tableau vert (1952) d’Ellsworth Kelly inspiré par une visite dans l’atelier de Monet à Giverny (voir l’exposition de 2018 à l'Orangerie) ; Giovanni’s Room de James Baldwin. Ces trois œuvres suffiraient à elles seules pour évoquer l’apport à l’art d’un séjour dans la capitale française par des artistes américains. L’ouvrage foisonnant d’Elisa Capdevila est consacré aux très nombreux « artistes et bohèmes » américains qui ont vécu à Paris entre la fin de la deuxième Guerre mondiale et le milieu des années soixante. Ayant fait l’objet de recherches exhaustives, cette histoire culturelle traite des multiples aspects de la question dans une visée globalisante et pédagogique. Fruit d’une organisation logique et d’un style précis, l’étude est très claire et agréable à lire.

Des Américains à Paris réussit à donner une impression d’ensemble de ce qu’était la vie de ces exilés permanents ou expatriés temporaires. Parmi les peintres se trouvent Sam Francis, Sheila Hicks et Shirley Jaffe, et parmi les écrivains Richard Wright, John Ashbery et Chester Himes. Il y a aussi des musiciens comme Sidney Bechet, des photographes comme William Klein et des artistes du cinéma dont Jules Dassin et Jean Seberg. Si le lecteur apprend beaucoup sur certaines trajectoires (celles des peintres Ellsworth Kelly ou Romare Bearden, par exemple), la difficile ambition du livre, cependant, n’est pas de dresser le portrait détaillé d’un artiste en particulier, mais davantage de brosser un portrait-type ou plus exactement une série de situations-types d’Américains à Paris. Tout l’intérêt en effet est de tracer et d’analyser la complexité de ces séjours plus ou moins longs ou répétés (Joan Mitchell, par exemple, revient pendant plusieurs étés). Y sont engagé des motivations (et des fortunes) professionnelles non seulement très diverses mais qui varient dans le temps pour chaque artiste. Se pose pour beaucoup la question d’un retour à New York devenu alors le centre du monde de l’art, du moins en arts plastiques. Les implications personnelles et familiales sont déterminantes (Mitchell s’installera définitivement en France après y avoir rencontré le peintre canadien Jean-Paul Riopelle). Patiemment, Capdevila tisse pour nous la vie d’une petite colonie américaine à Paris qui est sans cesse recomposée. 

Bien entendu, l’auteur situe le sujet dans la perspective historique de la génération « perdue » des écrivains Gertrude Stein et Ernest Hemingway et aussi de celle de la longue tradition des peintres américains (Whistler, Tanner, Hopper) qui étaient venus parfaire leur formation ou s’exiler définitivement à Paris. Le mythe américain de Paris qui fonctionne encore pleinement en 1945 est celui d’une ville où les artistes ont droit de cité et Paris sera vécu par une grande partie de ces artistes et bohèmes américains comme une véritable terre de liberté, à la fois sur le plan professionnel et esthétique, mais aussi sur le plan politique, racial et sexuel.

La liberté première est financière, celle que donne le GI Bill, bourse du gouvernement américain grâce à laquelle au moins 1800 anciens soldats étudièrent à Paris. Liberté pour ces artistes de travailler où ils veulent : dans les cafés au lieu de la Sorbonne pour Norman Mailer, dans les galeries de la rive gauche ou dans les musées pour Robert Rauschenberg, et dans les musées d’art non européen surtout pour Romare Bearden. Le travail, c’est aussi la rencontre avec les maîtres encore vivants (Arp et Brancusi pour Ellsworth Kelly, André Lhote pour Nancy Spero). Les compositeurs Bernstein, Copland et Glass travailleront auprès de Nadia Boulanger. Allen Ginsberg rencontrera Louis Ferdinand Céline.

Le lecteur trouvera dans ce volume des réponses selon ses intérêts et interrogations. S’il s’intéresse en particulier à la présence à Paris de nombreux artistes afro-américains (James Baldwin parlera de cinq cents compatriotes noirs à Paris), il verra que, pour beaucoup d’entre eux, Paris est une manière échapper à l’aliénation, mais il apprendra que la séparation entre artistes américains noirs et blancs existe même de ce côté de l’Atlantique. Il s’intéressera peut-être aussi à l’exil d’une dizaine de cinéastes pendant le maccarthysme qui participent au développement du cinéma en Europe : Jules Dassin ou John Barry, par exemple, qui continueront en Europe de réaliser des films noirs dont la France raffole (et qu’elle nomme pour le reste du monde). Il pourra s’intéresser à la génération impertinente et rebelle qui renoue avec l’esprit de la « Génération perdue » : entre 1958 et 1963, le « Beat Hotel » rue Gît-le-Cœur est leur siège ; c’est là que William Burroughs écrit Naked Lunch. Ce même lecteur s’intéressera peut-être encore aux relations entre littérature et arts plastiques : le poète John Ashbery (à Paris de 1958 à 1965) qui devient critique d’art, James Jones qui écrit sur Beauford Delaney et Marcelin Pleynet sur James Bishop.

Le livre examine à maintes reprises l’importance de la question de l’identité nationale dans la vie d’un artiste. Des chapitres sont consacrés aux expatriés américains vus depuis les États-Unis, à l’antiaméricanisme français, et à l’acculturation française de deux formes qui deviendront majeures dans l’Hexagone : le jazz et le polar. D’autres permettent de voir comment concrètement Paris a joué un rôle dans le « vol » par New York (selon Serge Guilbaut) de la suprématie artistique. Le détail des développements permet de comprendre le rôle de relais entre musées européens et américains, entre galeries à New York et à Paris, ainsi que le rôle des critiques (Michel Tapié, et Pierre Restany, par exemple). Pour le lecteur spécialiste d’art américain, ou d’art français de l’après-guerre, le livre offre des éléments denses et complexes. On saisit très bien l’idée que l’art est un réseau avec de nombreux acteurs, et des décisions stratégiques à prendre. Sam Francis est un cas d’étude, mais les carrières étudiées de Chester Himes, de William Klein ou Sidney Bechet en sont également la preuve.

Le livre est riche en anecdotes et vibre de quelques personnages : les fêtes chez l’écrivain James Jones dans son appartement de l’île St Louis, ou Mme Rachou, la gérante du « Beat Hotel », surgissant sans frapper dans une chambre pour faire éteindre la radio. Mais, même si on lit avec intérêt que le bref séjour parisien de Lee Krasner a été interrompu par la mort de Jackson Pollock, on a l’impression que certaines informations comme celle-ci font davantage effet de patchwork que de synthèse. L’exhaustivité louable de l’ouvrage a pour défaut de laisser parfois une impression de délitement en anecdotes, et on craint même parfois d’être dans le name dropping ou le people (on apprend que le père de Robert De Niro était peintre et que le premier mari de Nikki de St Phalle était Harry Mathews). On aurait aimé parfois, en somme, un développement plus rapide.

Dans l’encart d’images au centre du volume se trouve une très belle photographie de Jeanne Moreau avec Miles Davis lors du tournage d’Ascenseur pour l’échafaud. On aurait souhaité davantage de photographies. Mais ces quelques réserves sont mineures, car le livre est passionnant. Il donne une riche matière aux chercheurs et aux étudiants en histoire culturelle. Il pourrait très bien donner aussi de la matière pour une création future (roman ? scénario ?) à l’instar du film avec Gene Kelly qui est évoqué dans l’introduction et dans le titre. N’est-ce pas ainsi que Jean-Luc Nancy envisage la ville : comme une suite de rencontres possibles ? Un roman, en quelque sorte. On y est presque.

 

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