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Shakespeare au risque de la philosophie

 

Sous la direction de Pascale Drouet et Philippe Grosos

 

Paris : Hermann, 2017

Broché. 526 pages. ISBN 978-2705693251. 44 €

 

Recension de François Laroque

Université Sorbonne-Nouvelle, Paris III

 

 

 

Ce beau et gros volume élégamment présenté et à la typographie impeccable rassemble vingt-trois contributions venues d’horizon divers ainsi qu’il se doit à l’occasion d’un colloque comme celui de Poitiers de mars 2016, sous les auspices duquel se sont déroulés ces rencontres et ces échanges.

Saluons d’entrée de jeu l’efficacité des directeurs du volume qui publient les actes seize petits mois après la tenue de ces journées, temps qu’il leur aura fallu pour faire traduire une partie des articles et réaliser un travail éditorial particulièrement lourd, même s’ils ont pris des risques en ne respectant pas le « festina lente » érasmien dont il est question dans l’un des articles, au vu des coquilles et des maladresses diverses qui émaillent le texte et qui viennent quelque peu entacher cet ensemble de qualité.

L’originalité de cette publication réside en effet dans la collaboration entre anglicistes et philosophes ainsi qu’entre jeunes chercheurs et spécialistes ayant déjà de nombreuses publications à leur actif. Dans une brève introduction Pascale Drouet et Philippe Grosos ouvrent le dossier et rappellent que le titre retenu est un clin d’œil aux Évangiles au risque de la psychanalyse de Françoise Dolto. Il est dommage que l’article du philosophe Roger-Pol Droit, « Shakespeare comme machine à philosopher », paru dans Le Monde des livres du 10 février 2016, un peu plus d’un mois avant la tenue du colloque, n’ait pas attiré ou retenu leur attention. On regrettera aussi l’absence d’un aperçu, sous forme de survol synthétique, permettant de guider la lecture des contributions incluses dans le volume ainsi que celle d’un mode d’emploi qui aurait pu rappeler en quelques pages dans quelles directions le débat s’est engagé au cours de ces journées.

La page de couverture reproduit le portrait dit Sanders, une œuvre qui a appartenu à, et sans doute été peinte par John Sanders au tournant du dix-septième siècle mais qui surtout, chose rarissime, est restée quatre siècles la propriété d’une seule et même famille avant de traverser l’Atlantique et de se retrouver au Canada. Malheureusement, on n’a aucune preuve qu’il s’agit bien de notre dramaturge d’autant que la ressemblance avec la gravure de Droeshout dans l’in-folio de 1603 ou le buste de l’église de la Sainte-Trinité à Stratford est loin d’être évidente. Cela dit, le portrait de ce jeune homme, qu’il soit ou non celui du  barde, peut effectivement correspondre à celui d’un étudiant de philosophie à l’université de Wittenberg fréquentée en leur temps par Hamlet et Horatio.

Le recueil est divisé en quatre grandes parties de longueur inégale, dont les trois premières suivent un plan chronologique tandis que la dernière regroupe les contributions portant sur la question du tragique : « Shakespeare et son héritage philosophique : de l’Antiquité à la Renaissance ; « la réception de Shakespeare dans la philosophie des XVIIIe et XIXe siècles » ; « la réception de Shakespeare par les philosophes du XXe siècle » ; « la question du tragique et ses réponses philosophiques ». Faute de place pour rendre compte de chacun des vingt-trois articles du recueil, on retiendra au sein de cet ensemble nombre d’articles de qualité comme celui de Mickaël Popelard consacré à « La souveraineté politique dans Henry VIII et la New Atlantis de Francis Bacon » qui conjugue avec bonheur originalité et rigueur dans la démonstration et jette une lumière nouvelle sur deux œuvres rarement mises en vis à vis : « Derrière l’apparente célébration de la monarchie, ce que le lecteur et le spectateur attentifs peuvent aussi entendre, c’est la force d’une ‘parole contraire’ qui, comme le lierre sur l’arbre, coexiste avec l’idéologie dominante tout en contribuant à l’affaiblir » [87].

Dans la deuxième partie, Patrick Gray, dans« Shakespeare et la reconnaissance », livre une étude aussi magistrale que substantielle essentiellement centrée sur les pièces romaines du dramaturge lues à la lumière de Platon et d’Aristote ainsi qu’à l’aide de Hegel et de Ricœur. François Félix tente quant à lui de replacer Shakespeare quelque part entre Schopenhauer et Nietzsche dans une série d’analyses à la fois pénétrantes et précises. Dans la troisième partie, la lecture de Timon d’Athènes par Sean Lawrence dans l’optique de René Girard et d’Emmanuel Levinas montre les limites d’une interprétation de la pièce faite à partir des commentaires de Marx sur l’argent. Le point de vue assez restreint de Girard est ici complété par les analyses de Levinas dans Totalité et infini. La quatrième et dernière partie comprend l’excellente contribution du Shakespearien chevronné qu’est William Carroll dans un article qui permet de revisiter la question de la succession et du temps diachronique dans la tragédie de Shakespeare en s’appuyant sur les deux exemples d’Hamlet et de Macbeth. Dans « Jouer un personnage, penser en philosophe » Hélène Garello est sans doute celle qui réussit le mieux à nous présenter quelque chose de l’interface entre théâtre et philosophie : « Le théâtre de Shakespeare appelle non pas à cloisonner les deux concepts du philosophe et du personnage, mais à concevoir l’activité philosophique comme une forme de mise en scène, de mise en rôle. La critique du philosophe que l’on retrouve dans ses pièces tient avant tout à une conception de la pensée incompatible avec un travail déshumanisé sans sujet personnel ni interlocuteur » [465]. Sur ce point, elle rejoint Roger-Pol Droit dans l’opposition qu’il établit entre deux définitions possibles de la philosophie : « L’une comme aventure, expérience, plongée réflexive mais hasardeuse dans les arguments et les passions […] l’autre définition concernant une discipline arrogante et froide, qui prétend orienter les regards vers l’éternité en tournant le dos aux soubresauts du monde comme aux jeux de l’amour et du hasard. » Le dernier mot est ici donné à Philippe Grosot, dont le très intéressant « Shakespeare, la philosophie et le malentendu » lui permet de revenir en connaisseur sur Peines d’amour perdues et sur Le Roi Lear. Et, quand il recourt à une citation tirée du Cours d’esthétique de Hegel, « …la réalisation théâtrale est une pierre de touche » [480], on pense au passage de Comme il vous plaira, où le bouffon (le « foolosopher » dirait Jonathan Bate) Pierre de Touche se moque du Vieux Berger Corin en lui demandant s’il est « un tant soit peu philosophe » (3.2.21).

Cet ensemble riche et souvent passionnant devrait contribuer à alimenter la recherche et les débats des shakespeariens comme ceux des philosophes. Il est donc d’autant plus regrettable que la forme n’ait pas donné lieu à plus de vigilance. Sans vouloir dresser ici l’inventaire de tous ces signes de hâte, je signalerai tout de même l’absence d’unification des références à Shakespeare – quand référence il y a—, certains articles s’abstenant de toute mention sur ce point, qu’il s’agisse de l’édition utilisée ou de la traduction citée. On trouve en effet ici pêle-mêle des références à la meilleure édition, celle de la Pléiade, mais aussi à l’édition Robert Laffont, aux traductions d’Yves Bonnefoy, de Jean Malaplate, de François-Victor Hugo et j’en passe, le tout dans un joyeux méli-mélo que son recensement dans la bibliographie ne permet pas vraiment d’éclaircir. Il aurait fallu soit imposer aux communicants un ou deux choix d’éditions françaises, soit faire après coup le fastidieux travail d’unification des références… Certains titres français, comme L’avenir dure longtemps d’Althusser sont donnés en anglais tandis que Le déni de savoir de Stanley Cavell, traduit par Jean-Pierre Maquerlot en 1999 aux éditions du Seuil, est cité en anglais (Disowning Knowledge) et que Marie-Dominique Garnier a jugé bon de retraduire dans les citations de l’article de Paul Kottman. À Will le magnifique, la traduction française de l’ouvrage de Stephen Greenblatt paru chez Flammarion en 2014, on préfère Will in the World. Dans certains cas, les citations sont laissées en anglais, comme pour l’article de William Carroll [355, 356 n. 13, 364 n. 27, 365-366 n. 28], ce qui pourra gêner les non-anglicistes. Que dire aussi de traductions approximatives comme le « his Moorship » de l’in-quarto d’Othello simplement rendu par « le Maure » [346 n. 21] en lieu et place de « messire Moricaud » ou encore de contresens comme la traduction [347] de case study par « cas d’étude » (sic) ? Le « soliloque » d’Hamlet devient une « réplique » [335], le nom de James Hirsch est estropié à quatre reprises [423-424] en perdant son « c » au passage, les accords sont omis comme dans « après les avoir fait comtes » au lieu de « faits comtes » [367] tandis que français et anglais sont mélangés dans la citation de la p. 432 dans laquelle on lit « Something more than naturel ». Cela dit, on conviendra volontiers que tout livre, qu’il s’agisse d’une monographie ou d’un ouvrage collectif comme celui-ci, comporte inévitablement son lot de coquilles, de coqs à l’âne et de diverses marques de distraction.

Quelques mots, pour finir, des contorsions oulipiennes d’une Marie-Dominique Garnier dans son article intitulé « Le Richard III de Gilles Shakespeare ». Son intelligence, son goût de la provocation et son talent quelque peu pervers pour les potacheries lacaniennes l’entraînent ici vers la mise au point d’un « métissage » voltairo-deleuzien créé à partir de la « chimère » d’un « Gilles Shakespeare », vieille lune s’il en est puisqu’on ne peut s’empêcher d’y entendre, à l’arrière-plan, les sempiternels débats autour du Guillaume Hochepoire de Jarry ou du gentilhomme normand cher à Sigmund Freud. Voyant dans le fait d’inclure Richard III dans le premier volume des Histoires (comme le font à juste titre Déprats et Venet dans la Pléiade) « une entorse à la lettre du texte, moins pièce historique que tragédie… » [303], elle entend isoler la pièce de la séquence historique pour mieux la coucher sur le lit de Procuste d’une glose reposant sur des autorités aussi contestables que le Shakespeare et Nietzsche de Pierre Jamet, livre dont j’avais rendu compte dans une précédente livraison de Cercles. Or, que dit Jamet qui lui vaille d’être cité par M.-D. Garnier ? Eh bien que « le –ard de son prénom [Richard] était également présent dans le nom de la mère de Shakespeare, Mary Arden » [304], remarque qui me laisse pantois et qui montre à quel point le « what’s in a name ? » de Juliette peut servir à justifier à peu près tout et son contraire. Isolant ensuite le mot « reap », qui ne se trouve pas dans Richard III mais dans la troisième partie d’Henri VI, M.-D. Garnier va alors, palindrome approximatif et lecture à l’envers à l’appui (« selon une logique du sens attelée au trouble, à la bifurcation des lignes… » [314]), nous révéler ce qu’elle gardait pour la fin, à savoir le secret (bien gardé !) du nom de Shakespeare à l’aide de l’équation suivante : « SHAK-es-REAP-/the/KASH. » Et de conclure : « Comment ne pas entendre, dans l’improbable ‘Reap the cash’, se décocher une flèche, ou naître un enfant dans le dos de la « noble scène shakespearienne » [314]. Le lecteur jugera. Mais, vu de ma paroisse, il s’agit là ni plus ni moins d’un premier pas en direction de la secte des « Baconiens », ces amateurs invétérés et infatigables de codes et de chiffres, allant jusqu’à dépenser des fortunes pour mettre au point des machines leur permettant retrouver le nom de Francis Bacon lové sous forme de cryptogrammes dans le texte de l’in-folio. Au chapitre des vraies-fausses énigmes, on demandera ce que Rabelais aurait pensé de telles « fanfreluches antidotées ». Peut-être s’agissait-il tout bonnement ici de faire réagir, auquel cas on peut d’ores et déjà gager que le pari est en passe d’être gagné haut la main.

Quoi qu’il en soit, Shakespeare au risque de la philosophie trouvera à coup sûr une place dans la bibliothèque des Shakespeariens qui sont ouverts à la philosophie comme dans celle des philosophes qui s’intéressent à la littérature et au théâtre de l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles.

 

 

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