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De l'intime dans le cinéma anglophone

 

Sous la direction de David Roche & Isabelle Schmitt-Pitiot

 

Collection CinémAction, N°154

Condé-sur-Noireau : Charles Corlet, 2015

Broché. 199 p. ISBN 978-2847065916. 24 €

 

Recension de Sébastien Lefait

Université Paris 8

 

 

 

 

Ce volume collectif, numéro 154 de la revue CinémAction, regroupe vingt chapitres agrémentés d’un préambule qui synthétise très bien la problématique de l’ouvrage, et d’une bibliographie sélective des plus utiles. Il constitue le deuxième volet de l’excellent Intimacy in Cinema, coordonné par les mêmes David Roche et Isabelle Schmitt-Pitiot, dont j’ai déjà rédigé la recension pour Cercles il y a quelques mois. L’ouvrage comprend les chapitres issus d’interventions données en français lors du congrès 2012 de la SERCIA, alors que le volume précédent permettait la publication d’une sélection d’interventions en anglais.

On retrouve ici, fort logiquement, la grande qualité et la grande cohérence d’ensemble qui caractérisent l’ouvrage en anglais. Plutôt que de réitérer mes compliments, qui s’appliquent aussi bien à ce volume qu’à son pendant publié chez McFarland, j’invite donc les lecteurs à en consulter la recension disponible sur ce même site. Ce raccourci me permettra de revenir plus longuement sur chacun des articles regroupés ici, en dégageant l’intérêt qu’ils présentent dans leur manière d’aborder la question des relations entre le cinéma et l’intime.

Dans le premier chapitre, « Petite grammaire de l’intime : L’hélicoptère, le microscope, la voiture qui fume et les pieds de Judy Barton », Dominique Sipière part d’une excellente idée : proposer une boîte à outils des techniques qu’utilise le cinéma pour exprimer l’intime. Cette approche est particulièrement appropriée, vu la nature de l’intime, et sa profondeur insondable qui le rend difficilement exprimable à l’image. Ce problème sémiotique est un défi qui permet aux grands réalisateurs – ici Hitchcock – d’affirmer leur maestria.

Les pages rédigées par Tifenn Brisset, sous le titre « Le problème de l’intime dans cinq films d’Alfred Hitchcock », proposent le complément idéal du chapitre précédent. On y trouve en effet non plus une syntaxe de l’intime au cinéma, mais une réflexion dont le trait le plus caractéristique me semble consister à élucider l’articulation toujours problématique entre l’expression de l’intime et celle de la subjectivité des personnages, dimension à laquelle vient s’ajouter la question des relations intersubjectives. Cette approche mène à une conclusion très intéressante sur les nombreux paradoxes de la représentation de l’intime au cinéma.

Le chapitre suivant, « La fabrique de l’intime dans Carmen Jones d’Otto Preminger », par Hélène Charlery, aborde en quelque sorte une sous-catégorie de l’intime, en s’intéressant aux couples noirs à l’écran. On doit sans doute cette caractéristique au thème de recherche de prédilection de l’auteure, ce qui est inévitable dans les volumes collectifs issus des actes d’un colloque. Hélène Charlery tire ici un très bon parti de la spécificité de sa recherche. L’analyse, centrée sur les personnages afro-américains, est de haute tenue, même si l’on aurait pu souhaiter en conclusion un élargissement permettant d’aborder des questions qui découlent de la problématique : existe-t-il une spécificité du traitement de l’intimité des Afro-américains au cinéma ? Par ailleurs, puisque le chapitre évoque l’intersectionnalité entre questions de classe et questions de race, peut-on dégager un particularisme du cinéma dans sa manière d’aborder ces questions ?

Julie Michot propose ensuite une lecture passionnante d’Embrasse-moi, idiot de Billy Wilder, où apparaît le lien entre intime, pudeur, pudibonderie de la société américaine à une certaine époque, et la question cruciale de la censure au cinéma. Elle parvient ainsi à mettre en évidence la capacité propre à l’intime cinématographique de mettre en branle les a priori d’une société, voire d’agir en vecteur de changement.

Dans « Figures de l’intimité dans le cinéma de John Ford », Massimo Olivero aborde un sujet de prime abord assez éloigné de la problématique centrale de l’ouvrage, puisque son chapitre traite des rapports entre les personnages vivants et les défunts. L’article demeure néanmoins d’autant plus intéressant qu’il se recentre en conclusion sur la question de l’intime au cinéma, en rappelant que ce dialogue avec l’au-delà ne peut se dérouler qu’en toute intimité. Reste que l’on aurait pu souhaiter que le terme « figures » employé dans le titre soit plus systématiquement traité dans toute sa polysémie : si l’intime au cinéma est souvent une figure de style, la véritable question qu’il pose tient à la manière de figurer ce qui est enfoui, ineffable, et le plus souvent invisible.

La partie suivante de l’ouvrage regroupe des interventions sur des genres moins populaires – l’underground, l’essai et le documentaire – en y révélant la présence d’un traitement à part de l’intime. Dans « L’intimité renversée dans le cinéma expérimental américain queer : Flaming Creatures de Jack Smith », Xavier Lemoine tire bien parti des spécificités du cinéma expérimental, pour situer l’expérimentation du film qu’il aborde au niveau même de l’intime, et y déceler une réflexivité toute postmoderne sur l’intimité. Cette réflexivité porte en particulier sur les déplacements et distorsions que le cinéma opère sur la limite entre le public et le privé. Juliette Goursat, quant à elle, étudie ensuite un aspect fondamental de cette thématique dans « Ross McElwee : De l’effet d’intimité à l’intimité de la création ». Cette question cruciale est celle de la fonction indicielle du cinéma, et de se capacité à dévoiler l’intime (même sans le vouloir, au détour d’une image dont la réception serait documentarisante). La problématique de l’intime permet ainsi de rappeler que le documentaire possède une faculté unique : celle d’ajouter juste ce qu’il faut de fiction pour que le réel dévoile ce qu’il cache, c’est-à-dire qu’il apparaisse dans ce qu’il a de plus intime. Selon une perspective légèrement différente, Nicole Cloarec aborde ensuite une question similaire dans « Intimate Stranger ou l’intimité en trompe-l’œil : L’utilisation des archives familiales dans quelques documentaires nord-américains contemporains ». Le chapitre montre parfaitement que l’utilisation des archives familiales constitue quasiment une violation de l’intimité, notamment dans les cas cités ici, où un réalisateur les utilise pour en faire autre chose que des documents familiaux. Le chapitre comble ainsi l’un des manques de ce volume, où l’on aurait aimé voir figurer plus de réflexions consacrées non pas au cinéma comme dévoilement de l’intime, mais comme violation de l’intimité.

Les chapitres regroupés sont néanmoins, à leur manière, tous très pertinents, à l’image de celui qu’a rédigé Xavier Daverat, « Lost in Tarnation de Jonathan Caouette ». Ce texte est très subtil dans sa manière d’aborder le concept illusoire d’un journal intime cinématographique (où l’on ne livre de son intimité que ce que l’on choisit), pour privilégier finalement une lecture du film comme journal intime sur la genèse d’un film (l’intime du cinéma est alors situé au moment de la conception de l’œuvre, acte sensuel rendu, par exemple, dans certains making-ofs).

Le chapitre suivant est intitulé « Annie, Marion, Alice et les autres : Woody Allen et l’intime au féminin », et figure dans la troisième partie de l’ouvrage, « Potentiels intimes du cinéma américain contemporain ». Isabelle Schmitt-Pitiot y opère un choix très approprié : celui de faire de l’intime une perspective utilisable pour analyser le cinéma dans son ensemble, et donc potentiellement applicable à n’importe quel cinéaste. Cette approche originale permet de bien préciser le sens de l’intime au cinéma, en abordant la question de sa limite. L’intime est traité comme un envers qui a besoin d’un endroit, une profondeur qui n’est rien sans surface, et le chapitre rappelle qu’à trop montrer, tout réalisateur court le risque d’empêcher son public d’y voir quoi que ce soit. C’est bien le même problème qu’aborde Florian Guilloux dans « The (Sound) Bridges of Madison County, ou l’intimité partagée chez Clint Eastwood ». Son excellent chapitre tire parti des compétences de son auteur en musicologie pour expliquer ce qui est une évidence incompréhensible pour beaucoup : la manière dont la musique supplée aux images pour exprimer l’inexprimable. Le chapitre nous rappelle donc que le sens filmique naît d’interférences multiples entre images et sons.

Comme le précédent, le chapitre de David Roche, « Exprimer l’intime dans The Fountain de Darren Aronofsky », relève à sa manière un défi : aborder la problématique de l’intime à travers un film dont la structure baroque nie a priori toute possibilité d’expression de l’intimité. Ce contre-pied permet d’arriver à une conclusion très juste sur la tension propre à l’expression cinématographique, entre l’indiciel et le métaphorique, qui touche au cœur de la problématique d’une intimité qui ne peut s’exprimer que par une « désinvisibilisation » (ou une révélation, comme le montre plus loin Pierre Floquet à propos de l’approche apocalyptique de Lars Von Trier). Cette question de l’art qu’a la caméra de rendre visible ce qui ne l’est pas est également au cœur du chapitre « L’intime sous surveillance : La caméra au foyer », où Meera Perampalam fait un choix extrêmement approprié en proposant d’étudier l’impact de l’utilisation de la surveillance, au niveau diégétique et extra-diégétique, sur le traitement de l’intime au cinéma. Le chapitre propose ainsi une exploration méthodique du lien entre surveillance et intimité, notamment par une mise en perspective de la question du voyeurisme à l’écran.

La quatrième partie de l’ouvrage regroupe visiblement, vu son titre (« Cinéma de l’intime 2 : Les autres cinémas anglophones »), les contributions qui n’ont pas trouvé leur place ailleurs. Elle s’ouvre par un chapitre passionnant, on ne peut plus au cœur de la thématique du numéro, qui s’attache à une question peu évoquée, que ce soit au cinéma ou dans la réalité : celle de la sexualité du troisième âge. Dans « La représentation du « troisième âge » en question dans The Mother et Wolke 9 »Ivan Hérard pose en effet la question du choix d’un objet pour la perspective intimiste des films. La sexualité du troisième âge apparaît alors comme un non-sujet, un tabou qui, lorsque le cinéma l’aborde, est immédiatement déclencheur d’une intimité dérangeante. Le chapitre suivant, « Généalogie de l’intime : La pensée optique des mélodrames de Todd Haynes », par Philippe Roger, prend également un risque, celui d’aborder l’intime à travers un genre, le mélodrame, décliné selon deux formes, film et série télévisée. L’auteur pèche quelque peu par volonté de synthèse, ce qui le conduit à trop vouloir homogénéiser le propos en affirmant que l’on peut toujours mettre sur le même plan un film de cinéma et une série télévisée. C’est discutable, même dans le cas du remake télévisé d’un film de cinéma, tel que l’objet auquel s’attache l’auteur. Un tel rapprochement peut être sensé, dans l’absolu, mais dans le cas de l’intime, une différenciation entre les types de productions aurait été profitable. N’est-il pas évident que le temps long de la série favorise l’intimité, cimentée dans la durée, entre spectateurs et personnages ?

Dans « Atom Egoyan : Dans l’intimité d’un cinéaste », Isabelle Singer aborde la problématique sous un autre angle : celui de l’acte créatif, dévoilement de l’intimité artistique, articulation entre un intérieur et une expression dont les rouages sont ici admirablement décortiqués. Ce chapitre est suivi d’un essai qui propose un exercice périlleux : « Melancholia de Lars von Trier : L’intime, l’ultime et le néant », par Pierre Floquet. L’auteur y pose la possibilité d’une relation intime à l’Apocalypse, dont la dimension paraît pourtant plutôt universelle a priori. Ce qui l’amène à conclure que Lars Von Trier tente de s’adresser à chaque spectateur, mais sans questionner l’individualité de sa réception. S’agissant de Lars Von Trier, peut-être aurait-il mieux valu parler du Dogme, et aborder un film qui en suive plus systématiquement les règles que Melancholia. Cela aurait peut-être permis d’observer que le dispositif même du Dogme est intimiste, qu’il est conçu pour sonder au plus profond l’humain (plus que l’individu).

La dernière section de l’ouvrage, « L’intimité des stars et des spectateurs », comporte des chapitres qui posent chacun à leur manière la question de la réception intime des films. Dans « Le spectateur intime : Hollywood, les studios et les enquêtes de réception durant l’âge classique », Chloé Delaporte propose ce qui manque au chapitre précédent (preuve d’une table des matières très réfléchie et pertinente) : une étude sur la réception à même d’évaluer la capacité du cinéma à atteindre le spectateur dans son intimité, en abordant, ce qui est profondément original, cette question selon une perspective historique et réflexive à la fois. Chloé Delaporte identifie ainsi l’existence de ce que l’on pourrait nommer une mise en scène « métaspectatorielle » de la réception cinématographique. On trouve la même perspective diachronique, très bien mise à profit également, dans le chapitre suivant, « Sissy Spacek : Cristallisation de l’intimité adolescente dans le cinéma américain des années 70 ». Claudine Le Pallec-Marand y suit l’évolution d’une figure de l’intimité adolescente, Sissy Spacek, en montrant que l’actrice incarne à elle seule, par sa carrière, une problématisation de la question extrêmement intime de l’éveil à la sexualité.

Le dernier chapitre, « La campagne de lancement de Projet X : Un marketing de l’intimité ? », par Hélène Laurichesse, aurait pu être placé directement après celui de Chloé Delaporte, puisqu’il aborde une problématique directement liée à celle de la réception. Néanmoins, ce chapitre fait également office de conclusion et d’ouverture sur l’avenir. Il révèle en effet l’existence d’un marketing de l’intimité, et prend brillamment à revers la problématique du volume, pour mettre en évidence une violation de l’intimité spectatorielle dont le but est exclusivement lucratif. Cette pratique est profondément caractéristique de notre époque, où le divertissement cache une surveillance consumériste. Il ressort de cet ultime chapitre la terrible impression que l’intimité au cinéma pourrait être, avant tout, constituée dorénavant par la protection qu’offrent les salles obscures contre les entorses à la vie privée de la cybersurveillance. L’article rappelle en quelque sorte que, pour que l’intime du cinéma fonctionne à plein, il convient plus que jamais d’éteindre son téléphone portable.

 

 

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