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Récit de Sojourner Truth

Une esclave du Nord,

émancipée de la servitude corporelle en 1828 par l’État de New York

 

Traduction, introduction et notes de Claudine Raynaud

 

Collection Récits d'esclaves

Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016

Broché. lxxvi+154 p. ISBN 979-1024006635. 18 €

 

Recension de Nathalie Dessens

Université de Toulouse-Jean Jaurès

 

 

 

Troisième ouvrage de la série « Récits d’esclaves », fondée par Anne Wicke et dirigée par Claire Parfait et Marie-Jeanne Rossignol, le Récit de Sojourner Truth, dont Claudine Raynaud a assuré la traduction et le bel appareil critique, est un récit atypique qui s’inscrit dans un contexte extrêmement fertile, à la fois historiquement et littérairement.

L’original a été publié en 1850, aux États-Unis, alors plongés dans une crise idéologique et politique profonde. Alors même que venait d’être signé le Compromis de 1850, qui comprenait une clause renforçant l’obligation de retour des esclaves fugitifs à leurs maîtres et constituait le dernier compromis entre le Nord et le Sud avant le déclenchement de la guerre de Sécession, l’ancienne esclave Sojourner Truth publiait le récit de sa vie qu’elle avait dicté à l’abolitionniste Olive Gilbert.

La première moitié du XIXe siècle, marquée par le début du déchirement états-unien entre les deux sections rivales à propos de la question de l’esclavage, avait vu la publication de très nombreux récits d’esclaves, parfois écrits par les fugitifs eux-mêmes, parfois transcrits par des abolitionnistes blancs. Le récit de Truth s’inscrit dans cette lignée tout en différant sensiblement de la majorité de ces récits. À la fois récit d’esclave, biographie spirituelle et récit de conversion religieuse, comme le montre très bien Claudine Raynaud, il raconte la vie d’Isabella Baumfree, devenue ensuite Isabella Van Wagenen, puis, plus tard, Sojourner Truth. C’est ce cheminement intellectuel et religieux qui fera d’elle une icône du féminisme états-unien. Esclave de propriétaires anglo-néerlandais dans l’État de New York, fugitive parce que son maître avait tardé à la libérer malgré la promesse qu’il lui avait faite, elle devint une figure marquante de l’abolitionnisme, s’engageant activement dans d’autres mouvements de réforme, avant de se poser en égérie du féminisme noir.

Claudine Raynaud offre au lecteur francophone une très belle traduction du récit de Truth, mettant par-là même ce récit hors du commun et méconnu en France à la portée de ceux qui ne peuvent avoir accès au texte original pour des raisons linguistiques. Ce récit est important parce qu’il offre une belle occasion de s’immerger dans le contexte idéologique fertile du début du XIXe siècle. Permettant de contredire les idées reçues selon lesquelles l’esclavage était une institution particulière du Sud états-unien, il donne à lire l’histoire d’une femme esclave illettrée qui n’a pas hésité, à deux reprises, à intenter des procès (qu’elle a gagnés) et a joué un rôle actif dans la lutte contre les préjugés de race, de classe et de genre. Mais il permet aussi au lecteur français de mieux connaître le contexte religieux du Grand Réveil états-unien, d’en comprendre certains des rouages, et d’assister, par le témoignage de Truth, à la fondation des premières églises noires. Cette traduction est donc, sans nul doute, extrêmement bienvenue, même si elle s’adresse, bien sûr, plutôt aux non-anglicistes.

Ce qui intéressera, en revanche, l’angliciste au même titre que les autres lecteurs, c’est le bel appareil critique qui entoure cette traduction. Les notes ne concernent pas les choix de traduction mais offrent des précisions historiques et contextuelles bienvenues, retracent la provenance des citations et références incluses dans le texte, indiquent des précisions concernant le paratexte, commentent les différences entre les versions successives du texte, enrichissent l’interprétation du texte d’analyses complémentaires. Une bibliographie étoffée et quelques cartes (des lieux de vie et itinéraires de Truth) et reproductions de documents (photographies de Truth, bustes et statues) complètent l’ensemble.

La longue introduction que Claudine Raynaud consacre à ce récit est particulièrement précieuse. S’ouvrant sur un rappel de la vie de Truth, ce texte offre une belle réflexion sur le genre du récit d’esclave en s’efforçant d’entendre la voix de Truth, même si elle est en partie étouffée par celle de son scribe. Par la richesse contextuelle qu’elle offre (à la fois sur l’esclavage à New York, sur le renouveau évangélique états-unien au XIXe siècle, sur la fondation des églises noires, sur le mouvement abolitionniste, sur le féminisme états-unien, sur l’engagement sur tous les fronts de réforme de Truth et des autres activistes), cette introduction fera le bonheur du lecteur intéressé par l’histoire.

Mais Claudine Raynaud est avant tout une spécialiste de littérature afro-américaine et cela s’entend dans son propos. Elle inclut le récit de Truth dans le contexte de la publication des récits d’esclaves comme propagande abolitionniste tout en montrant comment il s’en démarque. Elle prête une attention toute particulière à l’écriture pour tenter de dissocier les deux récits, celui de l’ancienne esclave devenue militante noire et celui de l’abolitionniste blanche, montrant avec une belle efficacité comment « le récit est prisonnier de cette voix de l’abolitionniste blanche qui paradoxalement façonne la voix de l’oratrice hors pair que fut Sojourner Truth » [xxxiii]. Claudine Raynaud décode la voix de Truth, pense le « je » et le « non-je » pour comprendre la structure du récit, s’arrête sur le non-dit et l’indicible qui constituent les « limites de l’écrit » [xliv], s’attache à étudier l’hybridation générique qu’elle lit dans ce récit, reprend les lieux communs du récit d’esclave, avant de fournir des clés de lecture et de révision de l’esclavage, posant le texte de Truth comme un avant-texte de Beloved, le très beau roman de Toni Morrison, caractérisé par la critique contemporaine de néo-récit d’esclave.

Le récit d’esclave, ce genre si original dans les Amériques du XIXe siècle, est à la croisée de l’histoire et de la littérature. L’introduction de Claudine Raynaud et le texte de Truth en sont une preuve parfaite et cet ouvrage s’adresse donc à des publics très divers, anglicistes ou non, spécialistes d’histoire ou de littérature. Tout comme les deux premiers ouvrages de la collection, ce volume donne au lecteur l’envie de découvrir celui qui lui fera suite dans la belle série des « Récits d’esclaves ».

 

 

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