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Plus vrais que nature

Les parcs Disney, ou l’usage de la fiction dans l’espace et le paysage

 

Thibaut Clément

 

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2017

Broché. 284 pages. ISBN 978-2878546828. 23,50€

 

Recension d’Isabelle Schmitt-Pitiot

Université de Bourgogne-Franche-Comté

 

 

 

222 pages de textes, 5 annexes (Historique des parcs de la Walt Disney Company / Notices biographiques de quelques Imachineurs / Brève généalogie du département Walt Disney Imagineering / Liste complète des attractions par parc / Historique de la Walt Disney Company), 1 bibliographie des sources primaires et secondaires, 1 index des Imachineurs, animateurs et employés de la Walt Disney Company, des parcs, de leurs contrées et de leurs attractions, et des 6 schémas et 5 tableaux inclus dans le texte.

Comme le « chapeau » ci-dessus en témoigne, l’ouvrage de Thibaut Clément, fruit du travail de recherche entamé pour sa thèse de doctorat soutenue en 2011, se présente d’emblée comme une source extrêmement complète pour quiconque s’intéresse à ce produit majeur de l’industrie des loisirs aux  États-Unis, les parcs à thèmes Disney. Au-delà, la précision de la méthodologie et l’originalité de la perspective en font une source d’inspiration et un cadre d’analyse pour les chercheurs travaillant à décrypter l’attrait des productions de la culture populaire sans pour autant les dévaluer en adoptant une position surplombante. Au contraire, on suit d’autant plus volontiers Thibaut Clément dans son « parcours en pays imaginaire » que l’on sent à travers sa belle écriture fluide et riche poindre le grand plaisir, qu’il nous fait partager, de pouvoir renforcer plutôt que déprécier des joies en apparence simples et datant probablement de l’enfance grâce à la démarche rigoureuse du chercheur.

L’introduction justifie l’intérêt porté aux parcs à thèmes en soulignant leur importance dans le paysage culturel et économique des  États-Unis et pose comme préalable à l’étude leur capacité non seulement à mettre en relation leur espace et ses usagers, visiteurs comme employés, mais surtout à mettre en scène cette relation suivant un scénario implicite et préétabli distribuant les rôles de chacun dans les interactions qui constituent l’essence même du fonctionnement des parcs. Partant de là, la problématique de l’étude s’énonce comme une interrogation quant à la logique narrative, voire théâtrale, qui présiderait à la conception et à la réception de ces espaces trouvant leurs sources dans l’univers et les récits des films des studios Disney. C’est là une approche nouvelle qui, sans les réfuter, dépasse les analyses structuralistes qui, abordant les parcs Disney uniquement comme des « textes » idéologiques, les présentent négativement comme parfaits exemples d’entreprises capitalistes leurrant les consommateurs en entretenant la confusion entre réel et imaginaire. L’introduction explique comment d’autres approches inspirées de la microsociologie et de l’interactionnisme permettent de dégager des stratégies d’appropriation dans l’usage des parcs et d’envisager leur fonction sociale de manière plus positive.

Pour ce faire, Thibaut Clément va s’intéresser à la conception même des attractions par leurs Imagineers, terme disneyen qu’il traduit par « Imachineurs », ainsi qu’à leur réception par des visiteurs actifs collaborant à l’élaboration du sens des espaces créés. Cette compréhension des parcs « au prisme des théories du récit et de la cognition » s’appuie sur un corpus constitué des discours des Imachineurs, d’un échantillon d’attractions, et d’observations ethnographiques sur les usages effectifs des parcs via les forums d’employés par exemple. Ce très riche matériau constitue la source d’analyses très éclairantes dans les deux grandes parties d’égale longueur de l’ouvrage.

La première étudie la mise en récit de l’espace du parc à l’aide d’outils critiques développés pour l’étude des récits filmiques, entre autres par André Gardiès. Le parc est présenté comme « de l’espace qui narre », soit un paysage mental dans lequel les visiteurs projettent leurs représentations subjectives composées d’archétypes, de souvenirs, de valeurs et se livrent aux mêmes opérations interprétatives que devant une œuvre de fiction, le thème issu des récits canoniques de Disney jouant le rôle d’un intertexte fictionnel. Les Imachineurs parlent de leurs créations comme de palimpsestes portant la trace d’une histoire en cours, à laquelle l’usager est invité à prendre part. Pour illustrer la notion de « réalité accrue » qui donne à l’ouvrage son titre, l’attraction Main Street est étudiée « comme un objet […] nouveau, mais familier », le ressort de sa réception reposant sur la nostalgie d’un âge d’or de la petite ville américaine, qui construit cet espace en trompe-l’œil comme un « paysage de valeurs » reposant sur un rapport problématique à l’histoire cherchant à gommer les conflits. Le visiteur, majoritairement blanc et issu des classes moyennes, est ainsi amené à accepter les valeurs portées par le parc.

Le deuxième chapitre suit de plus près le parcours des visiteurs au sein d’attractions où ils sont invités à devenir les protagonistes d’un voyage en trois étapes, départ, traversée, retour, dans un espace immersif inspiré de récits filmiques mais faisant passer le visiteur de l’autre côté de l’écran. La fabula a minima, soit le récit d’un voyage, est déclenchée par l’arrivée du visiteur, le narrataire reconstituant lui-même un espace séquencé par son déplacement. Les véhicules dans lesquels s’effectue le déplacement sont d’ailleurs essentiels au bon fonctionnement des attractions Disney, qui reconstituent un récit « viscéral » à travers des espaces tantôt larges, tantôt confinés. Les récits, mis au jour par le biais de tableaux et de schémas très clairs, travaillent la relation entre visiteurs et espaces en alternant temps de conjonction et de disjonction, ce motif de la traversée trouvant une résonnance spéciale dans le contexte culturel américain : en effet, le parcours du visiteur évoque le récit national de l’avènement de l’Américain à travers migration et conquête des terres.

Le chapitre trois montre comment les thèmes fournissent normes et valeurs au point de jouer un rôle sociocognitif en œuvrant à l’intéressement et à l’engagement du visiteur. Le parc d’Animal Kingdom s’appuie ainsi sur un métarécit implicite qui apporterait la preuve d’une conciliation possible entre deux aspirations américaines contradictoires, la pastoralisme et l’industrie, parachevant la nature dans la synthèse du jardin et de la machine. Pirates of the Caribbean, de son côté, tend également à l’apaisement des conflits : intégrant le spectacle du vice au sein de l’ordre familial du parc, on donne une vision cocasse et édulcorée des faiblesses humaines  tandis que les nouvelles versions orientent le récit vers une fin morale.

La seconde partie s’intéresse aux usages sociaux et cognitifs des espaces narratifs mis en place par les Imachineurs. C’est ainsi que le chapitre 4 étudie la manière dont l’environnement narratif assiste la cognition en rendant réels et manipulables des objets de pensée, l’attraction se faisant « artefact cognitif », pour reprendre la terminologie de psychologues comme Lev Vygotski. En donnant une forme matérielle à la pensée, l’environnement du parc fournit au visiteur les données nécessaires à l’accomplissement d’un parcours immersif où le parc devient outil de gestion du « soi » en agissant sur ses états cognitifs, par exemple en dirigeant constamment sa vue grâce aux mouvements contraints des véhicules.

Le chapitre 5 revient sur le discours des Imachineurs pour le mettre à l’épreuve des pratiques des usagers qui, s’ils doivent se conformer aux règles du jeu pour que celui-ci soit possible, doivent aussi se les approprier dans le cadre d’une réception créative des espaces qui implique à la fois une mise entre parenthèses du monde extérieur et une suspension du doute qui s’attache à l’accent de réalité spécifique à chaque attraction. Le chapitre s’appuie sur les forums des employés et offre quelques anecdotes savoureuses sur leurs méthodes pour s’assurer que les visiteurs jouent bien le jeu consistant à faire semblant de croire, jusqu’au paradoxe des usages non conformes finalement récupérés, comme les Gay Days intégrés à l’univers des parcs en dépit de l’idéologie Disney, globalement conservatrice. Autre exemple de libertés prises, les remarques au second degré des « skippers » de Jungle Cruise qui, de subversives, deviennent première source d’intérêt d’une attraction vieillissante à laquelle leur drôlerie redonne du lustre.

Le chapitre 6 prolonge l’étude des règles du jeu des parcs en les envisageant comme des scènes où les usagers deviennent eux-mêmes personnages : ainsi, les émotions des spectateurs sont-elles mises en spectacle dans la mesure où elles sont l’enjeu principal des transactions commerciales avec la Walt Disney Company. Ici, le visiteur paie pour être heureux, et tout est fait pour que les réactions des participants soient ostensibles et verbalisées. Quant aux employés « travailleurs de l’émotion », ils sont désignés comme « membres de la distribution » (cast members) et soumis à un code de conduite très strict et détaillé dont l’application la plus sincère possible doit influer en miroir sur le visiteur. Chez Disney, la métaphore théâtrale devient outil de management et permet de maintenir des standards de qualité, et l’environnement thématique est conçu comme une ressource donnant aux employés des repères quant aux « bonnes conduites », comme dans le cas du Polynesian Hotel dont les valeurs s’appuient sur les traditions des sociétés polynésiennes.

Cependant, le dernier chapitre, s’il s’attache à montrer comment le récit sous-jacent aux parcs travaille à faire des individus des rouages solidaires d’un ordre collectif, rapporte deux cas de controverses. La première revient sur le changement introduit par la nouvelle direction de l’entreprise quelques années après la mort de Walt Disney, qui va voir l’animation céder le pas au management dans le cadre d’une rigidification des processus d’écritures, toutes les attractions étant désormais composées sur la base d’un scénario tendu vers une fin, au grand dam des animateurs qui accordaient plus d’importance aux ambiances et aux tableaux génériques. La seconde concerne le conflit social provoqué par l’obligation faites aux skippers de Jungle Cruise, évoqués au chapitre 5, de s’en tenir au script suite à la nouvelle scénarisation de l’attraction. Ces controverses qui posent la question cruciale de l’auteur de la mise en récit des espaces des parcs amènent l’ouvrage à une conclusion montrant comment cette conception s’ancre dans un projet utopique de transformer l’homme à travers son environnement.

Cette conclusion, après avoir décrit les logiques de disneyisation de la culture tandis qu’augmente le flou entre cultures savante et populaire, ce dont l’ouvrage lui-même témoigne, revient sur la nostalgie, valeur fondamentale de l’univers Disney dès la création de Disneyland en 1955, fruit d’une vision consensualiste de l’histoire américaine conçue comme antidote à une époque anxiogène marquée par la guerre froide. Les parcs Disney viendraient remplacer leurs antécédents, les parcs urbains du park movement et les expositions universelles, ces représentant de l’idéologie progressiste du XIXe siècle en perte de prestige à l’heure du déclin de l’espace public, mais témoigneraient eux aussi d’un utopisme de transformation de l’homme grâce à la création d’un espace cohérent au sein duquel l’individu pourrait effectuer les actions structurantes que l’espace urbain anarchique de Los Angeles n’est plus à même de lui offrir. Inscrits dans cette vision utopiste, les parcs à thèmes Disney se dévoilent ici comme des projets allant bien au-delà du divertissement consumériste.

 

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