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L'avortement en Irlande, 1983-2013

Dimensions religieuses, socioculturelles, politiques et européennes

 

Edwige Nault

 

Studies in Franco-Irish Relations, vol. 7

Pieterlen : Peter Lang, 2015

Cartonné. 267 p. ISBN 978-3631656549. 56,95 €

 

Recension de Sylvie Mikowski

Université de Reims

 

 

Cet ouvrage est issu d’une thèse soutenue à l’Université de Lille 3 où la tradition des études irlandaises se perpétue, en particulier sous l’égide de Catherine Maignant, d'ailleurs directrice de ce travail de recherche. Il paraît dans la collection « Studies in Franco-Irish Relations » dirigée par Eamon Maher, également directeur d’une collection chez Peter Lang intitulée « Re-Imagining Ireland », et fondateur de l’Association of Franco-Irish Studies (AFIS). L’aspect un peu rébarbatif du livre, dû au fait que la thèse semble avoir été peu remaniée avant sa publication, ne saurait faire oublier l’intérêt de la question soulevée. Edwige Nault cherche en effet à comprendre pourquoi l’Irlande, pays qui a connu une modernisation accélérée dans le dernier quart du vingtième siècle, en grande partie due à la mondialisation de son économie, se distingue cependant en matière de mœurs en refusant d’aligner sa législation sur l'avortement sur celle des autres pays de l’Union Européenne.

L'une des réponses qui viennent à l’esprit, et que l’auteur interroge tout au long du livre, concerne bien sûr l’identité catholique très forte qui définit les Irlandais et qui est indissociable de leur lutte pour l’indépendance par rapport au Royaume-Uni. La première partie de l’ouvrage se penche donc sur l’évolution des croyances religieuses des Irlandais et en particulier de leur adhésion aux préceptes énoncés et défendus par la hiérarchie catholique. Il en ressort que conformément à ce qu’on pouvait penser, le sentiment religieux, bien qu’il connaisse un déclin certain, persiste fortement dans l’Irlande contemporaine, même si c'est sous la forme d'une pratique sociale [58]. La méthode adoptée pour parvenir à cette conclusion s’appuie sur de très nombreuses statistiques publiées par les institutions européennes, ainsi que sur une comparaison avec l’Espagne, le Portugal et l’Italie, parce que ces pays partagent un même attachement traditionnel à l’église catholique. Le déclin de l’influence de l’église catholique en Irlande et la sécularisation progressive de la société irlandaise ont certes déjà permis de dépénaliser l’homosexualité en 1993, d’autoriser le divorce en 1995 (mais après deux référendums), et depuis la publication du livre, de rendre possible le mariage pour tous (référendum du 22 mai 2015). Mais le célèbre huitième amendement à la Constitution de 1937, introduit par référendum sous la pression de l’église catholique et des mouvements pro-life en 1983, est un obstacle sur la voie de la libéralisation de l’IVG, qui résiste à toutes les attaques et à la réalité des « cas » individuels qui se sont présentés au cours des années et qui ont placé l’État irlandais devant ses contradictions.

La deuxième partie du livre montre bien en effet comment les gouvernements irlandais successifs (Fianna Fail ou Fine Gael) se sont livrés à des contorsions juridiques et morales afin de préserver la position particulière de l’Irlande sur le sujet, en dépit de plusieurs « affaires » impliquant de très jeunes filles, une des plus célèbres étant « the X case », une jeune fille de 14 ans interceptée par la police alors qu'elle se rendait en Grande-Bretagne pour y subir une IVG, qui en 1994 ouvrit la voie à deux amendements, l’un autorisant de se rendre dans un autre État pour obtenir une IVG, et l’autre d’obtenir et de communiquer légalement des informations sur l’avortement à l’étranger. Ainsi la devise « not in my backyard » prend tout son sens pour l’Irlande qui, à travers ces amendements, s’est donné les moyens d’envoyer les femmes subir une IVG chez les voisins en toute légalité, et ceci surtout en Angleterre, nation honnie pour son protestantisme et son passé de puissance coloniale, tout en maintenant son marqueur identitaire catholique. Le cas le plus récent ayant à son tour mis en lumière ce que Edwige Nault appelle prudemment les « ambiguïtés » de l’état irlandais est celui de Savita Halappanavar, femme d’origine indienne qui, réclamant un avortement suite à un début de fausse couche, se le vit refuser par les médecins sous prétexte qu’elle se trouvait dans un pays catholique, et qui décéda à l'hôpital, d’un manque de soins appropriés. La réaction officielle à cette tragédie fut de rendre possible une IVG lorsque la vie de la mère est en danger, y compris en cas de suicide possible. À cette occasion une avancée notable réalisée par le gouvernement fut de ne plus passer par la voie référendaire pour introduire de nouveaux amendements concernant le droit à l’IVG, à la grande fureur du clergé catholique.

Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui « l’Irlande est l’un des rares pays de l’Union européenne où la politique de l’avortement a pris une direction opposée à celle des autres états membres » [140]. Edwige Nault s’interroge donc longuement, en démontrant une connaissance approfondie des institutions européennes, sur la compatibilité entre l’appartenance de l’Irlande à l’Union européenne, qui a joué un rôle crucial dans son développement économique, et ses valeurs chrétiennes conservatrices. L’intérêt de cette partie de l’ouvrage est de souligner à quel point la question de l’avortement fut une préoccupation constante des Irlandais lors des négociations des traités de Maastricht et de Lisbonne, l’opposition à ce dernier découlant d'ailleurs en partie d’une frange de la population inquiète de se voir imposer le droit à l’IVG par le projet de Constitution européenne. Or même si la Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu quelques avis condamnant l’Irlande en particulier en 2010, concernant l’accès à l’IVG lorsque la santé de la femme est en danger il se révèle que les institutions européennes ne sont pas en mesure de contraindre l’Irlande à adopter une législation libérale permettant l’avortement.

La question de comprendre pourquoi l’Irlande a accepté le « mariage pour tous » beaucoup plus facilement que la France, alors qu’elle n’accorde toujours pas le droit aux femmes de disposer librement de leur corps, est selon Edwige Nault à rechercher dans « un mode de différenciation de l’ancien colon, […] pour manifester que l’Irlande n’est plus dans sa sphère d’influence culturelle, et cultive une éthique sexuelle dont le degré de moralité est supérieur » [190]. Une autre hypothèse, encore plus convaincante, et avancée plus haut, est l’importance de la famille dans l’histoire de l'organisation sociale irlandaise. En effet, dans ce pays essentiellement rural, la transformation de la structure agraire vers une culture de pâturages mit un frein à la participation des femmes aux travaux des champs, qui furent alors cantonnées à la sphère domestique et réduites à un rôle presque exclusivement maternel. Or, « donner un accès à l’avortement aux femmes remettrait automatiquement en question son rôle maternel » selon E. Nault [139]. Sauf que, aux yeux de quiconque connaissant l’Irlande d’aujourd’hui, où Google, Microsoft, et Apple règlent la vie économique nationale, où les chaînes de télévision par câble diffusent les mêmes Sex and the City, Modern Family, Desperate Housewives, The L Word et autres émissions que partout ailleurs dans le monde capitaliste libéral, la survivance d’un tel stéréotype peut fortement étonner. C’est pourquoi on aurait aimé, dans cet ouvrage sérieux et fort documenté, d’une lecture agréable et qui parvient à garder le ton neutre qui convient à un travail scientifique malgré son enjeu idéologique, voire émotionnel, en savoir néanmoins davantage sur les mouvements féministes en Irlande, sur leur efficacité, et sur leurs chances de faire enfin supprimer ce fameux 8th Amendment, dont il aurait peut-être été utile de trouver ici – en plus des annexes par ailleurs nombreuses la reproduction du texte intégral, tant son importance est aujourd’hui cruciale pour la vie de milliers de femmes irlandaises.

 

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