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La politisation du religieux en modernité

 

Sous la direction de Nathalie Caron et Guillaume Marche

 

Postface de Jean-Paul Willaime

Collection Sciences des religions

Presses universitaires de Rennes, 2015

Broché. 202 p. ISBN 978-2753535695. 16 €

 

Recension de Maud Michaud

Université du Maine

 

 

Alors que des événements tragiques secouent nos sociétés en Europe et au Moyen-Orient et nous amènent à repenser les liens entre religion et politique, ce recueil d’articles publié aux Presses Universitaires de Rennes sous la direction des américanistes Nathalie Caron et Guillaume Marche vient à point nommé pour nous aider à prendre un recul historique bien nécessaire en ces temps troubles. Dans La politisation du religieux en modernité, les auteurs reviennent sur des moments-clés de l’histoire politique, culturelle et religieuse des mondes anglophones, moments définis par l’émergence perpétuelle de « nouvelles conditions de croyances » et du « changement du rapport au religieux » [7]. « La sécularisation ne tendrait-elle pas, non à rompre, à dénouer, à clarifier les rapports entre religieux et politique, mais à les complexifier, voire à les resserrer ? » [8] : la question, posée dans les premières pages d’une introduction stimulante [7-14] tant par ses références que par la profondeur et la complexité de sa réflexion, appelle ainsi des réponses multiples selon les terrains anglophones envisagés et les époques examinées. Les onze articles du recueil sont autant de variations de réponses à ce questionnement initial, nous emmenant dans l’Angleterre des Tudor, de Cromwell, ou de Victoria, ainsi qu’en Irlande, en Nouvelle-Zélande (deux articles sur cette région encore trop délaissée des études de civilisation en France) et aux États-Unis.

Comme les deux directeurs d’ouvrage le rappellent dans les premières pages du recueil, l’originalité de celui-ci est bien de s’intéresser au mouvement qui va « du religieux au politique, et non, comme c’est en général le cas, au mouvement inverse, à savoir du politique au religieux (le politique allant chercher le religieux, en quelque sorte) » [9]. Les onze études de cas, centrées sur des terrains anglo-saxons, permettent aux lecteurs de se débarrasser, le temps de la lecture, des habitudes bien françaises qui voudraient sans cesse opposer le tout religieux au tout politique : en historicisant et redéfinissant les notions de « sacré » et de « profane » – ce qui est remarquablement fait dans la postface signée de la plume de Jean-Paul Willaime [171-186] – les onze auteurs s’emploient à mettre au jour les transferts qui vont du religieux au politique, dans un mouvement de balancier perpétuel. Le recueil est divisé en trois grandes parties, « Discours », « Organisation », et « Actions » : elles reflètent en cela l’attachement des auteurs à traquer la politisation du religieux dans toutes ses modalités, de la réécriture politique de la liturgie dans l’Angleterre de la Réforme [Aude de Mézerac-Zanetti : 69-82], à ses occurrences dans l’œuvre de l’auteur victorien Thomas de Quincey [Frédéric Slaby : 43-51], jusqu’aux nouvelles formes d’engagement politique de certains groupes religieux, comme les évangéliques néo-zélandais qui entre 1972 et 2009 militèrent contre « la permissivité de la société et le déclin moral de la nation » [148] à travers des Marches for Jesus et des prises de position, par des leaders charismatiques, contre un projet de loi interdisant aux parents les châtiments corporels sur leurs enfants [Yannick Fer : 145-158].

 

L’intérêt de l’ouvrage, outre la variété des terrains géographiques qu’il aborde, réside dans le fait qu’il s’inscrit dans une perspective de longue durée, allant des premiers balbutiements de ce que Charles Taylor décrit comme le « Grand Désencastrement » (« la fin de la coïncidence entre sacré et société […] ce moment où […] se pense la séparation de l’Église et de l’État » : 8] jusqu’à des exemples tirés de l’ultra-modernité. Ainsi le lecteur peut-il tisser lui-même des liens entre des phénomènes de politisation du religieux sur des terrains différents, de l’époque moderne (l’anticatholicisme supposément constitutif de l’identité nationale anglaise aux XVIe et XVIIe siècles, par exemple, dans l’article de Gary Mahlberg : 17-29] à l’époque contemporaine (le catholicisme toujours « dépositaire de l’identité nationale » irlandaise, certes, mais dont les institutions sont en pleine mutation et redéfinition pour mieux se « revivifier dans la profanité » [141], ainsi que le décrit Déborah Vandewoude [133-143]. De la même manière, Cyril Selzner dénoue pour le lecteur « l’imbrication politique du profane et du sacré qui traverse la première modernité » [32] dans son chapitre sur « La conscience en révolution : La démocratisation de Dieu en Angleterre » [31-41]. Ce moment clé de l’histoire britannique vient porter un éclairage essentiel pour qui voudrait comprendre comment se parlent, aujourd’hui, l’État britannique et son Église établie.

 

Le recueil fait appel à des historiens, des civilisationnistes, des sociologues et, de manière plus originale, à des juristes : Nina J. Crimm et Laurence H. Winer reviennent ainsi du point de vue du droit fiscal sur la « sacralité » du Premier amendement aux États-Unis [99-117] : elles y brisent le mythe de la séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis en étudiant « le mélange explosif de religion, de politique et de fiscalité » à son comble lors des périodes électorales [106]. Les sermons politiques des chefs spirituels d’Églises protestantes américaines et néo-zélandaises étudiées dans plusieurs articles de l’ouvrage traitant de la période contemporaine (l’article de Nina J. Crimm et Laurence H. Winter déjà cité, celui de Yannick Fer, mais également celui d’Amandine Barb sur la « gauche religieuse » militant pour Obamacare à partir de 2009 [159-169]) entrent en résonance avec les conférences pro-Liberal Party du méthodiste anglais Hugh Price Hughes analysées par Emmanuel Roudaut [53-65]: l’apolitisme proclamé de certaines dénominations religieuses est ainsi réévalué à travers l’étude de certains leaders spirituels charismatiques – un adjectif qui s’immisce dans bon nombre des articles du recueil. De méthodisme politique, il est également question dans l’article de Gwendoline Malogne-Fer sur « La politisation des questions sexuelles dans la construction des identités protestantes en Nouvelle-Zélande » [83-97] : elle y démontre comment, dans le contexte multiculturel très particulier de cette ancienne colonie britannique, le méthodisme a essaimé, s’est politisé pour mieux se diviser, notamment sur la question de l’ordination de prêtres homosexuels et sur la loi entérinant l’union civile de personnes de même sexe. C’est également le supposé « apolitisme » des Églises évangéliques du Sud des États-Unis qui est remis en question par Laura Rominger Porter [121-132], qui analyse avec finesse l’imbrication du politique et du religieux dans l’État du Tennessee entre 1830-1880, notamment la façon dont les cours ecclésiastiques s’adaptèrent à la laïcisation grandissante pour continuer d’appliquer une « législation morale » [121] susceptible d’enrayer le « péché » qui caractérisait les sociétés sudistes.

 

Le recueil se clôt sur la postface magistrale de Jean-Paul Willaime [171-186], qui convoque Émile Durkheim ou encore Max Weber pour retracer la généalogie des notions de sacré et de profane jusqu’à l’ultramodernité [182] : dans nos sociétés contemporaines, « l’ultramodernité représente un processus de sécularisation de la modernité, de démythologisation des idéaux séculiers au nom même desquels la modernité a contribué à la sécularisation du religieux, c’est le désenchantement des désenchanteurs » [184]. Temps fort du recueil, cette postface vient en point d’orgue d’un ouvrage collectif stimulant, dont les différents articles se font écho de manière pertinente et parfois étonnante. Puisque le parti-pris est clair dès l’introduction de s’attaquer à des terrains anglophones, cependant, on regrettera donc seulement que ceux-ci ne soient pas encore plus variés : la présence de deux articles sur la société néo-zélandaise et d’un chapitre sur l’Irlande ne suffit pas à cacher la primauté donnée aux espaces américains et britanniques. Pour aller plus loin, la politisation du religieux pourrait être étudiée sur les terrains « nouveaux » que sont les pays d’Afrique anglophones, où les phénomènes de transferts, de glissements du religieux au politique sont nombreux et mériteraient d’être analysés avec la même finesse et le même sérieux.

 

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