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Conrad

Cahier de l'Herne

 

Sous la direction de Josiane Paccaud-Huguet & Claude Maisonnat

 

Paris : Éditions de l'Herne, 2015

Broché. 383 pp. ISBN 978-2851971784. 39 €

 

Recension de Michel Morel

Université de Lorraine

 

 

Le récent numéro des Cahiers de L’Herne, consacré à Joseph Conrad, sous la direction de Josiane Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat, confirme l’originalité et l’intérêt de cette collection : une somme impressionnante de points de vue relevant d’approches très diversifiées, sorte de puzzle parfaitement adapté au profil d’un auteur multiple dans ses intérêts et dans ses productions. À première lecture, l’ensemble pourrait créer à tort une impression générale de fragmentation, alors que les nombreuses voix qu’il rassemble sont unies dans leur désir de traiter et décrire en toute fidélité, mais avec autant de distance que possible, le côté exceptionnellement ouvert et fécond d’une somme majeure de la littérature anglophone.

Après un avant-propos par les auteurs de ce Cahier et le fac-similé d’une lettre du jeune Conrad à sa tante, l’ouvrage en sept parties aborde successivement : I.  De Konrad Korzeniowsky à Joseph Conrad, II. L’œuvre et ses métamorphoses, III. Théâtre, IV. L’écrivain le plus francophile, V. Conrad et la pensée de son temps, VI. Un homme dans l’histoire, VII. La trace littéraire (témoignages d’auteurs) ; Une écriture cinématographique ; Textes et musique. Dans la partie centrale du volume, des documents photographiques nous renseignent sur le contexte vécu : l’enfance polonaise de Conrad, ses parents, l’oncle protecteur, puis son épouse et ses deux enfants, une suite de neufs portraits photographiques nous donnant à voir la vie de l’écrivain en accéléré ; viennent ensuite des photos de l’auteur avec des amis et en voyage, ses huit lieux de vie de la Pologne à l’Angleterre, et pour terminer un autoportrait, une caricature et une gravure le représentant en 1923. Les parties I et II (l’auteur, l’œuvre) sont accompagnées de gravures sur bois de Hans Alexander Mueller : deux gravures en pleine page pour Le Nègre du « Narcisse » [67-68] ainsi qu’une gravure double pour Au cœur des ténèbres [94], et des vignettes de début ou de fin d’article. De même, on note la présence de quinze gravures sur bois de Hans Elliason qui évoquent dans un esprit semblable aux premières illustrations, à la fois naïf et quasiment surréel, l’univers de trois récits dont Au cœur des ténèbres [115-118], et aussi de trois pleines pages consacrées à des gravures par Conrad lui-même [146-148]. Le Cahier est complété par des Repères biographiques, et une Biographie des cinquante-sept contributeurs, la plupart des articles et extraits étant par ailleurs accompagnés, quand nécessaire, de notes de bas de page explicatives et bibliographiques.

Au fil des pages on voit alterner les contributions érudites (auteurs, philosophes, universitaires), les témoignages de quinze écrivains, quatre fac-similés de lettres et un de la signature, vingt-quatre documents biographiques dont des autographes, diverses lettres en particulier au New York Times, aux traducteurs, à Gide, ou de soutien par James, des analyses conjoncturelles (le naufrage du Titanic), des présentations par l’auteur (de Maupassant, de Daudet et d’Anatole France), et aussi une évaluation de la puissance d’analyse chez Proust, une pièce de théâtre inédite (Anne la rieuse [169-174]), une introduction à un catalogue d’exposition, un témoignage sur son baptême de l’air, des extraits de son journal, des reproductions ou fragments de manuscrit avec aussi des épreuves corrigées, un tapuscrit, un florilège de seize contributions par des auteurs de stature internationale, ses contemporains ou nos contemporains. Un tout extrêmement varié, qu’on ne maîtrise vraiment qu’à la relecture, et qui fait comme toucher du doigt le corps biographique de l’œuvre en ajoutant à chaque fois une composante nouvelle au côté multiforme et miroitant d’un auteur reconnu et apprécié par ses pairs, et qui pourrait sembler toujours plus mystérieux en tant qu’individu et artiste au fur et à mesure qu’on progresse dans cette enquête foisonnante. De là son intérêt.

Face à tant d’intervenants, difficile de citer le moindre nom sans être injuste pour tous les autres. Il semble plus approprié de reconstruire le tout sur la base de dominantes et de transversales thématiques et critiques reprenant partiellement le plan de l’ouvrage et allant du plus biographique au plus analytique. Au total, le dossier pourrait être ramené à deux orientations principales, la première touchant à l’auteur, et la seconde s’intéressant plus à l’œuvre elle-même, et à ses retombées, aux côtés polémiques ou non de la pensée qui s’y déploie et à l’écriture qui la caractérise.

Tout d’abord, le donné biographique. Le panorama critique apporte par touches successives un rappel des origines et une chronique sélective du cheminement de Conrad. Un quart du volume est consacré à ces faits, si on ajoute la relation avec la France et le français (partie IV). Ce que ces textes mettent en évidence : les origines polonaises, la jeunesse européenne, les années d’expérience maritime, et l’importance centrale de son parcours entre les langues, du polonais au français, et finalement à l’anglais comme langue d’écriture. À cet ensemble purement biographique, on peut ajouter les extraits consacrés à la correspondance et ses « détours sibyllins » [151].

Deuxième aspect, l’argent. L’article consacré à cette question apporte un témoignage étonnant sur l’incapacité de Conrad de gérer de façon satisfaisante des ressources, pourtant croissantes, qui ne suffiront jamais face à des débours toujours plus nombreux et importants. Dès ses années de jeunesse, il a besoin de soutien financier pour faire face à des dépenses excessives : dépenses au jeu ou, plus tard, quand il hérite de son oncle, du fait de spéculations, témoignages apparents d’un goût irrépressible pour le risque. Malgré les nombreux dons de ses amis, il est constamment endetté : « La gestion financière de Conrad restera toujours un mystère » [49]. Et pourtant il laissera 892 000 £ d’aujourd’hui à son épouse, qui elle-même ne pourra finalement transmettre que 28 100 £ à leurs deux enfants.

Autre question discutée de façons diverses dans le dossier : la présence de la mer, mais aussi le refus de Conrad de voir ses écrits cantonnés dans des sous-genres tels que récits d’aventure et de mer : « La mer n’est pas mon sujet [mais] l’humanité [et] la transposition imaginative de la vérité » [58]. De même pour l’appartenance épique de ces récits qui sont en réalité des méditations détournées sur l’humanité [59]. Peintre de la réalité psychique, Conrad voit dans la mer l’incarnation « d’un Autre capricieux dont le calme trompeur, la colère, le déchaînement, […] font redouter le pire, y compris en soi-même » [63]. De la tragédie du Titanic, il ne retiendra que cette conclusion : « […] les hommes, le plus souvent, si on leur en donne la possibilité, sont plus fiables que l’acier […] » [83].

La carrière de l’écrivain est multiple et le Cahier ne cesse d’en explorer les facettes les plus diverses, de sa profonde familiarité avec la littérature française – avec aussi la mention récurrente de la parenté indirecte entre lui et Rimbaud : la voyance, et aussi son propre voyage au Congo [300] et l’engagement commercial exotique de plusieurs des protagonistes de ses récits –, à la stature de l’auteur parmi ses contemporains (partie V) et à notre époque (partie VII), ou en fin de parcours critique, aux prolongations filmiques et aux échos musicaux de ses écrits.  

De l’œuvre elle-même ressortent, selon le Cahier, certaines dominantes qui attirent l’attention. C’est d’abord la question de l’autre et de l’altérité, qui pose immédiatement le problème de la nature des évaluations sous-tendant les présentations des critiques qui s’y intéressent. On pourrait reprocher à certains commentateurs de paraître trop favorables à un auteur dont ils donnent l’impression qu’il ne saurait avoir tort ou faire preuve d’aucun préjugé. En fait, cette impression qui revient parfois quand on touche à des éléments polémiques tels que le traitement des figures du noir, d’une part, et du juif, de l’autre, est celle d’une première lecture partiellement erronée. Les auteurs juxtaposent à raison (parties V et VI) ces deux dimensions indirectement alliées qui témoignent des mêmes tensions, touchant aux supposés antisémitisme et racisme de l’auteur. Ces parties se renforcent mutuellement et aboutissent à une même mise à nu. Contrairement à ce qu’une interprétation trop rapide ou même partisane de l’œuvre pourrait parfois suggérer – le cas de Achebe est éloquent à cet égard puisque, citant deux remarques de la « Note de l’auteur » de Victoire, il prend au premier degré ce qui se donne comme symptôme clinique d’une influence, « oblicité de la parole » subvertissant en fait les clichés d’époque sur le noir – ou ailleurs sur le juif –, la plupart des critiques cités aboutissent à une conclusion très éclairante. Ils notent l’ambivalence d’une position d’écriture qui mime de l’intérieur un drame à la fois philosophique et de vie qu’elle déconstruit en même temps, pour finalement introduire une distance implicite n’apparaissant qu’à la réflexion. C’est même la preuve pour certains de l’appartenance moderniste de Conrad, souvent repérée par ailleurs, en ce qui touche à la posture de narration. Par exemple p. 228 : « un style qui privilégie bien souvent la fragmentation, les points de suspension, la polyphonie, voire le silence » ; en fait, la mise en cause de « la ‘maîtrise’ du langage conçue comme signe du pouvoir […] », ou encore p. 298 : « Conrad […] se rapproche également des grands modernistes par son travail sur le corps et la voix, sur l’illisible et l’inaudible, et plus généralement sur les points limites du langage au-delà de tout sujet psychologique ». Le propos est bien de « faire ressentir » et de « faire voir », expressions tirées de la préface-clé du Nègre du « Narcisse » qui reviennent plusieurs fois au long du Cahier. Ainsi p. 99 : « La tâche que je m’efforce d’accomplir consiste, par le seul pouvoir des mots écrits, à vous faire entendre, à vous faire sentir, et avant tout à vous faire voir ».

Dans ces faire entendre, faire sentir et faire voir entre nécessairement la position de l’artiste, pour autant qu’on puisse la définir. Ce qui est ici montré de façon répétée, c’est « la loyauté de l’auteur envers ses sentiments et ses sensations », un auteur attaché à nous faire comprendre l’« équilibre périlleux » entre l’« abîme intérieur [de l’homme] et le gouffre de la nature qui l’entoure » [290]. La déformation « orientaliste » contemporaine pourrait sembler présente dans ses récits. Pourtant, s’ils en témoignent parfois, ils la donnent aussi à voir pour ce qu’elle est en réalité. Dans ces domaines, comme dans celui du capitalisme et du fait colonial, la plupart des critiques cités arrivent à une conclusion équivalente, à l’exemple de ce que révèle le traitement du personnage juif dans Nostromo. Le roman pourrait sembler partiellement reproduire le système de pensée de l’époque, mais l’envers positif de cet apparent défaut est de nous donner ce système à vivre de l’intérieur comme expérience de vie, dans toute l’« horreur » pathologique du pouvoir occidental d’alors, en ses trois fondements intriqués : commerce, conquête et christianisme « associés dans une danse macabre dont le centre est le pouvoir de l’argent » [268]. Le Cahier apporte un témoignage très comparable sur la conception de la féminité et la présence de la femme dans l’œuvre : la manifestation du féminin y est marquée par un traitement ambivalent, qui peut donc se retourner, fait de réticence, de paradoxe, d’équivoque et d’indécidable [228]. Dans tous les domaines où se manifeste le pouvoir, quelque forme qu’il puisse prendre, la position de l’auteur est la même, et requiert, nous disent de différentes façons les commentateurs, une attention et une analyse critique aiguë face au mélange sous-jacent entre fascination et révolte, voire même indignation.

Second élément, plusieurs critiques s’intéressent à l’étonnante capacité de Conrad de « descendre en soi-même » [208]. L’horreur n’est pas seulement extérieure. Elle est aussi intérieure. C’est en ce domaine que certaines des analyses ici rassemblées paraissent les plus réussies, et les plus séduisantes. On touche là, en effet, à la dimension philosophique large de compositions qui témoignent dans leur ensemble d’une profondeur de pensée quasiment insondable (partie V : « Conrad et la pensée de son temps ») : « L’art de Conrad gravite autour d’un indicible noyau, un point aveugle logé au cœur des scénarios imaginaires qui se répètent d’un récit à l’autre » [210] ; « […] plus on lit Conrad, moins on arrive à comprendre l’homme » [211]. « Les récits font place […] à cette couche de vie pulsionnelle non encore recouverte par les valeurs de la civilisation […]. […] son art est une question de nouage, toujours problématique, entre le corps pulsionnel et la langue » [212]. Ainsi en est-il de « l’affect lié au corps : la peur, l’angoisse, la honte, la haine » [213], qui dans le cas de Jim aboutit au dépassement pacificateur par le biais de son dialogue avec Marlowe. C’est dire si l’approche psychanalytique pourtant rejetée par le romancier paraît éclairer, sans pour autant les expliquer, et donc les réduire, les sauts et volte-face fatidiques si fréquents dans son œuvre, et dans sa vie. Autre observation critique révélatrice, les réflexions dont témoigne la brève nouvelle « L’Anarchiste » [216], nouvelle qui pose une dernière fois la question de la violence, et où l’on découvre comme une préfiguration de notre monde contemporain et des dilemmes tragiques que nous vivons : relation circulaire entre capitalisme et anarchisme (et donc la violence qui en découle), et propension aliénante des mots, en illustration d’une théorie du langage et de sa puissance persuasive : « les mots [ayant] pour seuls sens ceux que leurs utilisateurs leur donnent » [219].

L’écriture, quant à elle, est abordée sous trois aspects principaux : l’anglais de Conrad, le style lui-même dans ses caractéristiques propres, et ce que ces deux aspects nous disent de l’art de l’auteur. C’est tout d’abord la question de la langue, abordée en particulier dans la quatrième partie du Cahier qui traite de la francophilie de l’écrivain. Non seulement la pratique et les influences d’auteurs français tels que Maupassant, Daudet, Anatole France, Flaubert, mais plus profondément la marque de la langue française – « langue maternelle de substitution » – sur l’anglais de Conrad, qui aboutit à une sorte de « ventriloquisme linguistique et littéraire » [182]. Le français est bien « la langue dans la langue » de Conrad [180]. S’il assurait « qu’il n’aurait jamais pu écrire dans une langue autre que l’anglais », il faut immédiatement préciser « qu’il s’agit d’un anglais soumis aux forces volcaniques du français que [cette langue] tente de refouler » [182].

Un accord semble se dessiner dans le recueil sur le fait que la démarche de Conrad est parfaitement définie par l’auteur lui-même dans la préface du Nègre du « Narcisse » : « Tout art doit s’adresser d’abord aux sens […]. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestivité magique de la musique, qui est l’art par excellence ». Et plus haut : « La tâche de l’artiste […] consiste à ‘arracher’ à la vie un ‘fragment’ et à ‘en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et à travers sa mobilité, sa forme et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité’ » [119]. Ce que Virginia Woolf résume autrement : « Il faut être bien insensible au sens des mots pour ne pas entendre dans cette musique plutôt solennelle et sombre, teintée de réserve, de fierté, d’une immense et implacable intégrité […], comment la loyauté est une grande chose […], même si Conrad semble être simplement occupé à nous faire voir la beauté d’une nuit en mer » [120]. Le même article insiste justement sur la « fascination et presque obsessionnelle pour le poids des mots, pour leur capacité à susciter les vertus et les sentiments les plus élevés mais aussi à couler à pic au fond des abysses lorsqu’ils deviennent figés, pétrifiés, instrumentalisés » [121].

Autre phrase clé (tirée de Au cœur des ténèbres », qui revient plusieurs fois dans le Cahier) : « […] pour [Marlowe] le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme les cerneaux [d’une noix], mais à l’extérieur, enveloppant seulement le récit qu’il amenait au jour comme un éclat voilé fait ressortir une brume, à la semblance de l’un de ces halos vaporeux que rend parfois visible l’illumination spectrale du clair de lune » [133]. Ainsi l’accord général des critiques cités se fait-il sur la double capacité de Conrad de créer des univers de fiction où il paraît entièrement engagé, tout en gardant par ailleurs l’aptitude rare d’en définir de l’extérieur la nature exacte de l’effet visé. Comme le dit encore Virginia Woolf à propos des premiers livres d’aventure : « […] il faut posséder une double vision ; il faut être à la fois dedans et dehors. […] Seul Conrad était capable de cette double vie, car il était composé de deux hommes ; aux côtés du capitaine de la Marine vivait l’esprit analytique, subtil, raffiné et sophistiqué qu’il dénommait Marlowe » [112].

Ce volume est le fruit d’une recherche étonnante par son ouverture. Il fait preuve d’une attention sans relâche aux composantes et aux aspects, toujours nouveaux, toujours différents, à retenir ; sorte de quête / enquête qui est le témoignage aussi d'une fine écoute et d’une vive sensibilité dans la collecte, le choix, la composition d’une imposante masse de documents, tâche d’une ampleur exceptionnelle dont le mérite revient aux deux auteurs, Josiane Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat, qu’il faut féliciter d’avoir su débusquer tant de pièces variées pour les recomposer en un tableau si complet. Nul doute que l’ouvrage sera désormais indispensable à qui s’engagerait dans l’étude de l’œuvre de Conrad, en particulier aux étudiants en études anglaises et en littérature. On imagine aisément qu’il figurera avantageusement au catalogue de toutes les bibliothèques de qualité, universitaires ou non, pour guider les pas de futurs chercheurs, et apporter aussi au lecteur général, curieux ou érudit, des points de vue favorisant la réflexion face à des écrits dont la séduction ne cache pas, bien au contraire, un élément de mystère qui en fait tout le prix. Ce Cahier confirme une fois de plus la vocation d’une collection se voulant au service d’un savoir approfondi mais jamais hermétique, ouvert à tous ceux qui cherchent à aller au-delà de l’impression immédiate et à enrichir un peu plus leur propre sens de la lecture. En ce sens, on peut affirmer que ce numéro consacré à Joseph Conrad est une exceptionnelle réussite.

 

 

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