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Interculturalité

La Louisiane au carrefour des cultures

 

Sous la direction de Nathalie Dessens et Jean-Pierre Le Glaunec

 

Collection Les voies du français

Montréal : Presses de l’Université Laval, 2016

Broché. 370 pages. ISBN : 978-2763799292. 40 $ (Can)

 

Recension de Claire Bourhis-Mariotti

Université Paris 8

 

 

Interculturalité : La Louisiane au carrefour des cultures, paru en 2016 aux Presses de l’Université Laval (dans la collection « Les voies du français »), est un volume collectif de 370 pages rédigées en français. Il s’agit en fait d’un recueil de 13 chapitres (non numérotés), précédés d’une introduction – de la main des deux co-directeurs de l’ouvrage, Nathalie Dessens (Université Toulouse-Jean Jaurès) et Jean-Pierre Le Glaunec (Université de Sherbrooke) – au titre explicite : « Carrefours louisianais : Cultures et disciplines en perspective ». Certains de ces chapitres avaient fait l’objet de communications lors d’une journée d’étude intitulée « Interculturalité : La Louisiane au carrefour des cultures (XVIIIe-XIXe siècles) », organisée à l’Université de Toulouse-Le Mirail en janvier 2012. D’autres avaient été présentés lors d’un institut d’été international sur l’histoire et la culture de la Louisiane française et francophone qui eut lieu à l’Université Tulane (à La Nouvelle-Orléans) en mai et juin 2012.

Ce n’est pas la première fois que Nathalie Dessens et Jean-Pierre Le Glaunec collaborent à la direction d’ouvrage ou de numéro de revue – ils avaient notamment codirigé le très bel ouvrage Haïti, regards croisés (Le Manuscrit, 2007), et le dossier « Histoires d’esclaves » pour la revue en ligne Transatlantica en 2012. Ils nous proposent cette fois une « narration renouvelée » [3] convaincante de la Louisiane. Bien que leur titre partage avec l’ouvrage (anglophone) dirigé par Cécile Vidal Louisiana : Crossroads of the Atlantic World (University of Pennsylvania Press, 2014) le mot « carrefour », les auteurs s’en distinguent clairement et de façon éloquente. Identifiant trois grands moments dans l’historiographie de la Louisiane, le premier étant le « moment paradigmatique » et le deuxième le « moment atlantique » [3], Nathalie Dessens et Jean-Pierre Le Glaunec placent Interculturalité dans le moment « en cours » [6], de « narration renouvelée », un moment historiographique permettant l’ « exploration de nouveaux concepts et nouveaux objets, en particulier dans une perspective interdisciplinaire » [6].  Alors que l’ouvrage de Cécile Vidal se voulait être une étude atlantique de la Louisiane dans une perspective exclusivement historique, Interculturalité fait dialoguer des spécialistes reconnus de plusieurs disciplines – l’histoire, les études américaines, la civilisation, la culture matérielle et la linguistique – de façon tout à fait pertinente par le biais de chapitres qui se complètent et parfois même se répondent. Tout comme son objet d’étude, la Louisiane – un lieu d’échanges, de mouvements, de mobilités et d’hybridation , Interculturalité se veut un lieu d’échanges et de dialogues interdisciplinaires afin de mieux appréhender et comprendre les échanges interculturels qui se sont manifestés en Louisiane au cours des siècles par le biais des pratiques sociales, religieuses, linguistiques, politiques, ou musicales de sa (ou ses ?) population(s).

Les treize chapitres qui composent Interculturalités sont organisés de manière chronologique. Dans leur introduction, les auteurs expliquent en effet que cet ouvrage se compose de deux parties, la première partie regroupant les chapitres se déroulant pendant l’ère coloniale et la seconde partie se concentrant sur le XIXe siècle, mais ce découpage n’est évident ni à la lecture du sommaire ni même à la lecture de l’ouvrage, d’autant que le dernier chapitre traite de la reconstruction de la Nouvelle-Orléans après le passage tristement dévastateur de l’ouragan Katrina – l’on est alors assez loin du XIXe siècle. Présentées ainsi, ces parties semblent en outre déséquilibrées, puisque seuls les trois premiers chapitres portent sur l’ère coloniale. L’on regrettera par conséquent l’absence de parties clairement identifiées et plus équilibrées, éventuellement organisées de façon thématique (même si l’on comprend le choix chronologique qui évite un découpage trop « disciplinaire ») qui auraient peut-être pu éclairer le lecteur sur la structure de l’ouvrage et mettre davantage en valeur le dialogue entre les chapitres et les disciplines.

Interculturalité s’ouvre en tout cas très judicieusement sur le chapitre de Sylvia Frey, qui replace la Louisiane dans l’espace atlantique en montrant, par le biais de l’histoire du chevalier de Pradel et de son esclave La Nuit, comment s’entrelacent les cultures européenne, caribéenne, et africaine, à tous les niveaux, que ce soit dans les cultures, la cuisine, ou même l’architecture, dévoilant ainsi le continuum de la créolisation en place dès la période coloniale. Sophie White s’intéresse ensuite à la racialisation qui se met en place au XVIIIe siècle par le biais de l’étude de la culture matérielle (les vêtements notamment). S’intéressant lui aussi à la culture matérielle, le chapitre d’Alexandre Dubé aborde l’interculturalité par le biais du commerce du Limbourg, une étoffe au cœur des échanges entre Européens et Amérindiens, mettant au jour des rapports de force différents de ceux que l’on pourrait imaginer. En étudiant les mouvements des marchandises et des idées qui y étaient associées, Alexandre Dubé nous emmène au cœur des enjeux géopolitiques, diplomatiques, commerciaux, et des relations interculturelles de la Louisiane coloniale.

Le chapitre suivant a pour objet l’hybridation des cultures politiques, révélant l’« émergence d’une particularité louisianaise au sein de la république américaine » et une « culture politique liée directement à la France » [94]. En examinant les réactions des Louisianais francophones aux changements de souveraineté de la Louisiane, Marieke Polfliet nous mène au cœur des négociations entre culture politique française, traditions coloniales louisianaises, et citoyenneté américaine, qui eurent lieu dans les décennies qui suivirent l’achat de la Louisiane par les États-Unis. Choisissant pour sa part de s’intéresser plus précisément à cet angle particulier d’interaction entre communautés que sont les fêtes et célébrations à la Nouvelle-Orléans (entre 1803 et 1840), Nathalie Dessens observe l’émergence d’une « identité culturelle hybride propre à la ville de La Nouvelle-Orléans » [139]. Les fêtes et célébrations des trente premières années de la Louisiane post-coloniale témoignent ainsi de l’ « hybridation progressive des cultures en présence » [139], puis de leur « créolisation » [154]  au fur et à mesure des années.

L’on quitte cet univers plutôt festif ou du moins assez peu conflictuel, pour entrer temporairement dans l’univers religieux de la Louisiane, auquel deux chapitres sont consacrés. S’il est difficile de saisir la problématique du chapitre de Rien T. Fertel, le chapitre de Geneviève Piché étudie de façon limpide les rencontres entre prêtres catholiques et esclaves entre 1812 et 1842 dans l’Archevêché de la Nouvelle-Orléans, dévoilant l’importance que revêt alors l’adhésion au catholicisme pour les esclaves louisianais qui peuvent ainsi recevoir les sacrements du mariage et du baptême.

Le chapitre suivant nous mène de l’autre côté de l’Atlantique. À travers l’analyse de la correspondance familiale d’un Créole blanc envoyé en France pour poursuivre ses études, et de la façon dont ce jeune néo-orléanais emploie les deux langues (anglais et français), Olivier Cabanac révèle l’hybridité identitaire et culturelle des jeunes générations de Créoles nés en Louisiane après son entrée dans l’Union. Les enjeux de langue décelés par Olivier Cabanac sont encore davantage explorés dans les trois chapitres qui lui succèdent. Annette Boudreau s’intéresse tout d’abord aux liens entre le français de la Louisiane et le français de l’Acadie des Maritimes, et se penche sur le sentiment d’ « insécurité linguistique » [231], un sentiment qui peut mener les locuteurs de ces deux terrains d’étude à s’interroger sur leur « légitimité à se dire francophones » [232]. André Thibault s’attache quant à lui à démontrer, à l’aide d’une impressionnante étude lexicale, que contrairement aux idées reçues, le français de Louisiane n’est pas le strict héritier direct du français des Acadiens déportés au XVIIIe siècle, mais plutôt un heureux « melting pot » de français des Amériques. Alors qu’André Thibault s’intéresse plus particulièrement au lexique, Luc V. Baronian se consacre également à la phonologie et la morpho-syntaxe pour tenter de remonter aux sources du français de Louisiane. Il en conclue lui aussi que l’influence acadienne existe mais reste limitée, et que finalement le français louisianais est plutôt « une branche indépendante de la famille des dialectes et créoles nord-américains du français » [316], partageant des traits tantôt avec l’haïtien, le québécois ou l’acadien – comme une sorte de « gumbo » linguistique [316].

Le chapitre de Claude Chastagner quitte le terrain de la linguistique pour celui de la musique, et s’intéresse au Zydeco, un genre musical louisianais, qui s’avère être lui aussi au carrefour de plusieurs cultures, puisqu’on y retrouve les cultures française, amérindienne, européenne, et africaine. Le Zydeco, comme le français louisianais, se fait le témoin d’une « Louisiane plurielle » [340].

Enfin, le dernier chapitre d’Interculturalité nous fait faire un bond dans le temps puisqu’il nous transporte dans la Louisiane post-Katrina. Gilles-Antoine Langlois y explique la passionnante analyse historique qui précéda la restauration – voire la (re)construction – du jardin Antoine, un « carrefour » des cultures au cœur de la Nouvelle-Orléans, après le passage dévastateur de Katrina.

Les treize chapitres réunis ici illustrent l’intérêt renouvelé que suscite la Louisiane dans les milieux universitaires américains et européens, et apportent au lecteur un éclairage original sur ce « carrefour des cultures ». Il ressort d’Interculturalité que la Louisiane, en véritable « mélangeur culturel du monde atlantique » [15], s’est construite au fil du temps une identité, une culture unique, qui n’est pas la simple juxtaposition de toutes les cultures qui s’y sont succédé ou croisées, mais plutôt le fruit de négociations, de compromis, et d’un processus d’hybridation qui conduisirent à l’émergence d’une culture qui lui est propre.

 

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