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Mark Twain

Tourisme et Vanité

 

Frédéric Dumas

 

Collection « Esthétique et représentation : monde anglophone (1750-1900) »

Grenoble : Éditions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble (ELLUG), 2015

Broché. 348 p. ISBN 978-2843103018. 25€

 

Recension de Daniel Royot

Université Paris III-Sorbonne nouvelle

 

 

Les récits de voyage jalonnent la carrière littéraire de Mark Twain. Nombre de ses observations au fil du temps s'apparentent à celles de Stendhal pour qui "un roman : c'est un miroir que l'on promène le long d'un chemin". Dans son magistral ouvrage, Frédéric Dumas voit aussi à juste titre l'humoriste américain faire de la planète une production esthétique reflétant ses obsessions personnelles. La persona qui guide le lecteur depuis l'Amérique jusqu'au Moyen-Orient et aux îles Hawaii en passant par l'Europe, recèle en effet sous son masque de vagabond naïf et ignorant, l'acuité d'une analyse méticuleuse des travers de civilisations arrogantes et narcissiques. Prétendument béotien, le regard neuf du voyageur d'outre-Atlantique met souvent à nu ce que les pays visités refusent de voir d'eux-mêmes. Ainsi se révèle l'indépendance culturelle du narrateur par ses représentations en palimpsestes de l'ancien monde, entre réel et imaginaire. C'est une sagesse populaire authentique qu'il recherche dans ses pérégrinations en s'attachant davantage à l'expérience immédiate qu'à l'application de concepts préétablis à l'univers insolite qu'il débusque à chaque étape.

Dans une recension du livre de Paul Bourget consacré à son voyage aux États-Unis ("What Paul Bourget Thinks of Us", Outre-mer, 1994), Twain brocarde les prétentions scientifiques de l'écrivain français déterminé à enseigner aux Américains la manière de se connaître eux- mêmes : "He could explain us to himself—that would be easy. That would be the same as the naturalist explaining the bug to himself. But to explain the bug to the bug—that is quite a different matter". À une taxinomie savante centrée sur le puritain, le philistin et le ploutocrate, Twain réplique en ajoutant baptistes, mormons, quakers, "mind curists", "train robbers" et "moonshiners" à sa galerie typologique du Nouveau Continent. S'il recourt à la satire en cédant parfois à un ethnocentrisme exarcerbé vis-à-vis de l'Ancien Continent, il préserve une distance suffisante avec son objet pour dévoiler incongruités, discordances et dissonances en faisant du lecteur inconnu son complice, tel le "comedian" sur les tréteaux devant son public.

Comme le suggère Dumas, les boutades de Twain paraissent quelquefois confiner à une caricature plus suspecte dans ce que les Américains appellent "the ethnic slur", bien que le regard candide de l'humour en efface souvent les effets caustiques. Twain se contente-t-il de reprendre à son compte des stéréotypes éculés et aujourd'hui obsolètes quand il dit "A Frenchman's house is where another man's wife lives", ou encore "France has neither winter nor summer nor morals. Apart from these drawbacks it is a fine country. France has usually been governed by prostitutes" ? Le goût de la plaisanterie discrédite-t-il les portraits-charges ? Plus attachés à l'arrogance de leur ironie qu'aux nuances de l'autocritique humoristique anglo-saxonne, les Français ont souvent eu du mal à comprendre Twain.

Dumas nous offre aujourd'hui une belle occasion de mettre fin à un siècle de malentendus en examinant avec une clairvoyance hors pair la complexité de la pensée de l'humoriste sachant que sa pratique est une forme de psychothérapie intime. Mais le rire peut être une arme redoutable contre l'imposture ou la terreur. C'est ce que nous rappelle Twain dans ce jugement : "Only Laughter can blow it to rags and atoms at a blast. Against the assault of Laughter nothing can stand". Le rire n'est pas létal en soi. Mieux vaut la satire assassine par le ridicule si elle est l'antidote à l'homicide.

Les pages consacrées au tourisme selon Twain par Dumas sont particulièrement instructives. Les pays décrits sont autant d'auberges espagnoles où le touriste—l’Américain ou l'Européen—ne trouve que ce qu'il apporte. Ainsi les sites de la Terre Sainte sont l'objet des fantasmes du touriste nourri d'une culture religieuse primaire qui ne voit que des miracles de nature à stimuler ses superstitions. L'aversion de Twain envers l'esclavage constitue un thème majeur de sa fiction. Aussi est-il tenté d'en jauger ses méfaits à l'aune du pouvoir des religions qui l'ont cautionné. Il en retrace par exemple les origines chez les rois bibliques. Ainsi les Écritures ont selon lui inspiré le Sud esclavagiste. Ailleurs, le Roi Arthur et ses chevaliers en quête du Graal sont mis dans le même sac que les planteurs du Sud (A Connecticut Yankee at King Arthur's Court, 1889). Si Twain se délecte de ses propos sacrilèges peut-être conviendrait-il néanmoins de nuancer la xénophobie qu'il déploie à l'encontre des mœurs hors du champ de l'American Way of Life. C'est en effet la compassion qui l'anime quand il évoque "the person sitting in darkness" à propos des indigènes victimes de la colonisation autour du globe.

Abordant l'esthétique de Twain, Dumas consacre des passages lumineux aux "Vanités" que pourfend l'humoriste. En l'occurrence sa vision s'inscrit dans un anti-romantisme quasi viscéral qui invite à s'abstenir des divagations de l'intellect et des transfigurations délirantes du monde. Les développements sur l'art dans le chapitre VIII (L'esthétique de l'innocent), sont ainsi riches des paradoxes liés à la contemplation d'icônes multiformes sur les lieux de culte.

Twain assortit le point de vue du narrateur des poses provocatrices d'un pseudo philistin américain, son anti-intellectualisme participant d'un art de la dérision. Mais les jugements cocardiers ne sont pas l'apanage de Twain. Ils existent en tout temps et en tout lieu. Dans La Guerre du Faux (Travels in Hyperreality, 1985), le célèbre linguiste et romancier italien, Umberto Eco se remémore un trajet de San Francisco à Los Angeles au cours duquel il a dénombré sept reproductions en cire des participants à la Cène dans le tableau de Léonard de Vinci. Il en conclut au goût du factice chez les Américains. Évoquant son pélerinage italien dans The Innocents Abroad, Twain énumère ainsi ses découvertes dans les églises catholiques romaines : "We have seen thirteen thousand Saint Jeromes, and twenty thousand Saint Marks, and sixteen thousand Saint Matthews and sixty thousand Saint Sebastians and four millions of assorted monks , undesignated…" C'est en fin de compte Twain qui triomphe avec un nombre supérieur des objets de l'idolâtrie en Italie.

Les ultimes chapitres du livre abondent en démonstrations stimulantes du sens de la vie et de la mort, ainsi que du prosaïsme pugnace revendiqué par Twain, artiste éminent du "debunking", du canular et du conte mensonger (tall tale) qui met à l'épreuve la crédulité de l'auditeur. Frédéric Dumas a réussi à nous présenter en profondeur cet univers avec rigueur et brio. Humaniste iconoclaste, Twain émerge du livre comme le "trailblazer" du grand roman américain des voyageurs du XXe siècle, à l'instar de Hemingway et Steinbeck.

 

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