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Aliénation et réinvention dans l'œuvre de Jamaica Kincaid

 

Nadia Yassine-Diab

 

Collection Horizons Anglophones, Série PoCoPages

Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2014

Broché. 334 pages. ISBN 978-2367811130. 28 €

 

Recension de Kerry-Jane Wallart

Université Paris-Sorbonne

 

 

Aliénation et réinvention dans l'œuvre de Jamaica Kincaid constitue l'aboutissement éditorial d'une thèse de doctorat consacrée à cette auteure des Antilles trop souvent absente des études caribéennes françaises, comme le fait du reste remarquer Nadia Yassine-Diab dans son propos liminaire. Le prisme adopté dans cette étude est celui d'une analogie entre trois grands mouvements à l'œuvre dans les textes de Kincaid, et trois moments fondateurs de l'identité historique de ces îles : l'asservissement, la protestation, et l'indépendance. Le volume articule donc trois grandes parties, sans s'interdire de circuler entre ces blocs, ou de les mettre en résonance. Les deux notions introduites par le titre sont donc posées comme le départ et l'arrivée de la trajectoire de ces textes, sans occulter le travail dialectique qui continue de les tirailler de part en part – les lecteurs de Kincaid savent bien, en effet, que les termes de départ et d'arrivée n'ont que peu de valeur absolue. L'auteure démontre avec conviction que chez Kincaid, l'aliénation post-coloniale mène dialectiquement à un travail de réinvention.

Si l'on pouvait craindre, en découvrant la table des matières, une première partie (« La mère, figure janusienne au centre de l'aliénation ») narrative, descriptive, voire psychologisante, Nadia Yassine-Diab montre bien comment cette mère se dédouble pour devenir figure du je, par le biais d'une autorité déplacée, ou encore comment elle se confond avec l'élément marin, par dérive onomastique et lacanienne (Yassine-Diab citant un certain nombre de textes d'orientation clairement psychanalytique) entre mère et mer. Cette dernière association est à son tour l'occasion de jolies pages sur les métamorphoses de l'espace utérin, janusien lui aussi, équivoque, menaçant, et source d'un sens proliférant autant qu'instable qui rappelle la kumbla des croyances populaires héritées d'Afrique de l'Ouest; de manière générale, cette réflexion critique excelle à débusquer l'évolution des représentations spatiales, confirmant une porosité des frontières qui avait été affirmée avec une insistance légitime dans l'introduction.

C'est ensuite par le biais d'un travail sur le corps, et notamment sur la sexualité des narratrices dont Kincaid donne à entendre la voix, que l'auteure explore la manumission transgressive opérée par ces textes, qui disent le tabou en même temps qu'ils le retournent comme un gant presque sans en avoir l'air. L'intertexte miltonien, niché au mitan de l'œuvre, est savamment développé dans cette deuxième partie, « Manuel de l’‘Outsider’ : de la résistance passive à la rébellion », qui montre comment les textes britanniques sont le lieu à la fois de la dénonciation d'une éducation coloniale mensongère et inepte, mais aussi de la recréation. Ainsi, ce travail sur l'intertexte, à la fois historique et littéraire, fonctionne comme une démonstration enchâssée de la thèse principale. La perspective coloniale est vue comme lamentation et rédemption de toute oblitération, rejoignant ainsi la citation liminale de Césaire associant aliénation et « oubli de soi-même et de ses racines » [15]. Cette section se conclut par des pages utiles et éclairantes sur la définition de l'exil et de la diaspora, sur leur rapport respectif avec l'espace et la communauté ; à l'heure où les études diasporiques prennent une place grandissante au sein du post-structuralisme, ce travail de définition est à propos.

La troisième partie se recentre sur le projet esthétique en jeu, et sur les « autres » de la littérature ; perce en effet chez Kincaid une fascination pour les arts visuels (photographie, peinture), et pour le jardinage, lequel interroge la construction du lieu par le biais du paysage, compris contre l'idéal victorien. Là où il est souvent délicat d'intégrer l'art du jardin à une réflexion critique littéraire, l'auteure en passe adroitement par une interrogation de la temporalité deleuzienne, et du présent. Ce dernier est posé comme concrétisation du passé, ce qui permet de comprendre les degrés de narration rétrospective complexes installés par les dispositifs de la romancière. Il est ensuite question de l'écriture et de sa mise en crise, par le biais d'une isotopie de la mort dans la vie, et d'une réflexion sur la cendre comme point de départ possible. On passe finalement à la question incontournable autant qu'épineuse de la langue, qui limite le créole à portion congrue dans ces romans et qui paradoxalement, reste l'anglais le plus standard, à peu de choses près. Cette interrogation restera partiellement ouverte, mais infiniment approfondie, par Yassine-Diab, qui suggère une ligne de fuite via les concepts d'abrogation et d'appropriation développés par Ashcroft, Tiffin et Griffiths dans The Empire Writes Back. Yassine-Diab fait émerger toute l'ambiguïté de cet évitement du créole, et le lit comme un affranchissement supplémentaire par rapport à une norme et une attente. Cette liberté passe par ce qu'elle appelle, à juste titre, "collage verbal" [204].

Cette étude est couchée dans un français adroit et juste, mais très imagé, qui laisse percer une personnalité. À l'instar de ce style élégant, mais sans artifices, la perspective critique est agréablement personnelle, elle prend parti, abonde ou au contraire contredit, sans jamais se cacher derrière les textes des autres. L'œuvre de Kincaid est maîtrisée de bout en bout, et l'analyse va crescendo. De nombreux entretiens sont cités, tous plus éclairants les uns que les autres. S'il fallait formuler une critique, on déplorerait peut-être la longueur excessive des citations faites, qui interrompent le fil du discours critique par des blocs démesurés presque à chaque page (un travers qui va, cette fois, decrescendo, il faut le dire) ; cela étant dit, n'importe quel universitaire ayant tenté d'écrire sur Kincaid sait combien ses phrases extrêmement longues, et son art de la reprise incessante, rendent effectivement difficile la pratique de la citation. Justement, ces reprises, ces répétitions décalées, ces tautologies toujours manquées de justesse, qui sont à la source de la poétique kincaidienne, ne sont jamais mentionnées qu'en passant, de manière descriptive, et on aurait aimé en savoir plus quant aux interprétations que Nadia Yassine-Diab en aurait proposé. C'est d'autant plus frustrant que les micro-lectures, qui rendent cette lecture passionnante, sont fouillées, sensibles et convaincantes : l'auteure, qui ne prête heureusement pas entièrement allégeance au post-structuralisme, s'attache à traquer les variations infimes du texte, dans sa lettre, tout en sachant faire un pas de côté pour éclairer sa lecture d'une image frappante, d'une comparaison bienvenue.

Au rang des apports essentiels de cette étude, on comptera par ailleurs l'attention particulière portée à diverses auteures de la Caraïbe, dont les œuvres respectives constituent un éclairage crucial ici: Merle Hodge, Maryse Condé, Jean Rhys, Michelle Cliff, Toni Morrison, bell hooks ou encore Simone Schwartz-Bart. Nadia Yassine-Diab tisse par ailleurs sa toile entre les grands, et les moins grands, noms du post-structuralisme, sans jamais que ces sources critiques n'entravent la clarté de la démonstration. Manque en revanche, étrangement, la dernière livraison de Jamaica Kincaid, See Now Then, parue en 2013. Idéalement, ce travail de doctorat aurait été actualisé pour inclure ce texte, qui reprend de nombreux thèmes évoqués par Nadia Yassine-Diab tout en les déplaçant plus nettement vers la Nouvelle-Angleterre, et en réamorçant une violence qui peut être comprise comme « réinvention », mais qui reste plus largement aporétique que ce dont la troisième partie fait état ici. Nonobstant, cette monographie est infiniment bienvenue en France, et représente un apport fondamental, de par la justesse de ses analyses et l'originalité de son approche. On souhaite qu'elle ouvre la route à d'autres chercheurs, sur une œuvre complexe, singulière, et magnifique.

 

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