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Off Beat

Pluralizing Rhythm

 

Sous la direction de Jan Hein Hoogstad & Birgitte Stougaard Pedersen

 

 Thamyris / Intersecting Place, Sex and Race, n° 26

Amsterdam & New York : Rodopi, 2013

Broché. 204 p. ISBN 978-9042036161. 42 €

 

Recension de Marie Nadia Karsky

Université Paris VIII

 

 

Ce numéro est dédié à la mémoire de Nanny de Vries, décédée en 2012, fondatrice en 1994 de Thamyris. Cette revue internationale revendique une position militante : comment dépasser la théorisation des problématiques actuelles pour inscrire la réflexion dans la pratique ? Le numéro 26, Off Beat : Pluralizing Rhythm, est constitué de dix articles précédés d’une introduction ; il comporte un index des noms propres cités. Tous les articles portent sur le rythme et son impact dans divers domaines ou genres artistiques : musique, poésie du XXe siècle, arts visuels, médias, rhétorique enseignante, philosophie, avec une prédominance accordée à la réflexion sur la musique populaire (cinq articles sur les dix). La logique structurelle du volume n’apparaît pas clairement dans la table des matières, ce que l’on peut regretter, mais le lecteur comprend finalement que si la revue ouvre et se clôt sur des contributions traitant du rythme en musique, le dernier article aborde plutôt la question sous l’angle de la réflexion philosophique, s’interrogeant sur les liens entre les concepts de rythme et de révolution.

L’introduction, très claire, rappelle que le rythme est une notion élusive mais omniprésente dans tous les domaines, aucun ne pouvant se l’approprier au détriment des autres. Il est donc difficile d’en donner une définition commune. Les définitions courantes tendent à l’assimiler à la répétition d’un schéma. Or cette « définition » présente le désavantage d’être suffisamment large pour que chaque discipline la détourne à son profit, sans s’interroger sur les spécificités du rythme dans les autres champs. Hoogstad et Stougaard Pedersen reviennent sur la définition de Platon (le rythme comme ordre et mouvement structurant la matière) et soulignent l’importance de l’expérience individuelle ou collective dans notre appréhension du rythme, mais cette dimension subjective, et donc relative, est en partie ce qui rend le rythme difficile à explorer. Les auteurs ne souhaitent donc pas donner une définition consensuelle du rythme, dans la mesure où les rythmes (le recueil s’intéresse au rythme dans sa multiplicité) sont ressentis différemment et où les opérations rythmiques varient selon les lieux, le temps, les personnes, les sensations… Chaque contributeur sera  amené à définir le rythme selon sa propre problématique, afin de respecter le rythme en tant que « pratique dynamique » [14]. Ce numéro ne cherchera donc pas à élaborer une théorie du rythme mais l’étudiera sous ses formes pratiques, dans ses dimensions politiques, artistiques, musicales, textuelles. Les quatre premiers articles traitent du rythme dans divers genres de musique populaire.

Timothy Yaczo s’interroge sur les éléments qui contribuent à la nostalgie de l’auditeur lorsqu’il écoute de la musique de Buena Vista Social Club, sur la nature de ce sentiment, ainsi que sur les enjeux de la réception enthousiaste de cette musique en Occident. Écoutant cette musique à l’aune des théories post-coloniales, il souligne à quel point la nostalgie d’un monde utopique disparu provient non pas de la musique, mais des auditeurs occidentaux. Il revient sur la naissance de ce qu’on appelle « musique du monde » et de l’espace d’utopie politique et sociale sur lequel ce concept peut ouvrir.

Tilman Baumgärtel analyse les effets du rythme obsessionnel de la chanson « I Feel Love » de Donna Summer et Giorgio Moroder. Premier tube disco à l’instrumentation complètement électronique, à l’exception de la voix de la chanteuse, « I Feel Love » est minimaliste dans ses paroles et sa musique : cinq phrases sont répétées une cinquantaine de fois au cours de 8 minutes, sur 4 tons de base joués au synthétiseur. Si les tons changent, les intervalles entre eux restent fixes. Le rythme du morceau semble régulier mais s’entrecoupe d’effets d’écho et d’autres rythmes qui s’insèrent de manière désordonnée. Ces intersections rythmiques produisent l’effet d’une fusion entre la machine et l’humain. La musique techno, en ses débuts, fonctionne sur un mètre simple entrecoupé de dissonances : aux jeux de rythmes produits par le synthétiseur, à sa pulsation très marquée s’opposent divers effets de contrepoint, notamment celui créé par la sensualité rêveuse de la chanteuse.

Birgitte Stougaard Pedersen consacre un article au rythme du hip hop, phénomène esthétique et socio-culturel en ce qu’il est un mode de vie. Elle revient d’abord utilement sur le concept de rythme, s’appuyant sur trois grands axes de réflexion : musicologique, phénoménologique et littéraire, et enfin philosophique et sociologique. Si partout, le mètre se définit par ce qui structure, le rythme est ce qui assure le mouvement au sein de cette structure, que ce soit dans ses dimensions musicale ou phénoménologique. Relevant d’une convention, d’une construction formelle, le rythme provient cependant aussi d’une perception, et donne lieu à une interprétation. S’inscrivant dans la durée et l’espace, le rythme a une qualité qui fait défaut au mètre : il peut être interprété et perçu de diverses manières : tendu, relâché, ou laid-back ; ceci provient, dans la musique et la poésie rap, des effets d’attente, d’hésitation qui constituent un des éléments potentiellement subversifs de la culture hip hop dans laquelle le rap s’inscrit. Le rythme est donc associé à un mode de vie. Prolongeant ensuite sa réflexion sur la mondialisation du hip hop et son esthétique originellement subversive, elle souligne que depuis les années 1990, cela est devenu un phénomène social accepté qui fait partie de la culture «jeune ».

Dietmar Elflein se penche sur le phénomène mondial qu’est le Heavy Metal et sur l’entrecroisement, dans ce genre de musique, de plusieurs rythmes. Le Heavy Metal se caractérise par son attachement aux festivals dans le cycle de la production musicale. Ceux-ci donnent un rythme cyclique au phénomène du Metal, qui s’appuie sur le mythe de l’exclusion sociale. Aux diverses formes de transgression auxquelles s’adonne le Heavy Metal – transgression sonore produite par une musique tout en dissonance, transgression corporelle (violence de la danse, alcoolisme) et transgression discursive (agressivité des paroles), Elflein ajoute celle du rythme qui repose sur des tensions non résolues. Il analyse rapidement ce phénomène dans la chanson « Overcome the pain » du groupe canadien Kataklysm. Ses explications sont très précises, des exemples musicaux illustrent les contrastes entre les rythmes, extrêmement rapides, de la batterie et ceux, plus lents, de la guitare et de la voix. Cette tension demeure cependant toujours maîtrisée par les musiciens, cette maîtrise faisant partie de l’esthétique et de la culture du Heavy Metal.

Suite à ces articles musicologiques, Marie Gelang étudie le tempo et le rythme dans la communication non verbale et leur rapport au kairos, qui se rattache, sans se confondre avec elles, aux notions de l’à-propos, du timing. Le kairos est défini comme le moment ressenti comme étant approprié pour agir, celui qu’il convient de ne pas laisser passer. Le sens du tempo et du rythme participent des processus aboutissant au kairos. Gelang dit s’être penchée sur des exemples de communication non-verbale dans le cadre de conférences universitaires en Suède, mais également de négociations politiques et d’arbitrage sportif. Elle souligne l’importance du contexte dans l’interprétation de ce type de communication, mais on ne peut que regretter qu’elle ne donne aucun exemple illustrant son argumentation, ce qui aurait permis de mieux suivre son raisonnement.

Dans l’article très clair, parfaitement structuré et agréable à lire qui suit, Lena Hopsch and Eva Lilja comparent la notion et le fonctionnement du rythme en poésie et en sculpture. Partant d’une approche cognitive, elles précisent qu’un rythme doit être connu, perçu et reconnu par le corps afin d’être saisi et interprété par un récepteur. Les auteures interrogent ensuite la distinction entre un rythme lié au temps et un autre lié à l’espace, pour souligner à quel point chaque forme d’art est tributaire des quatre dimensions. Elles cherchent plutôt à appliquer un même concept de rythme à des formes d’art différentes pour en dégager les similitudes et les différences, proposant trois principes rythmiques qui se retrouvent à divers niveaux dans l’analyse qu’elles font ensuite d’œuvres de Naum Gabo et de Sylvia Plath : un rythme sériel au niveau de l’œuvre en général, un rythme séquentiel au niveau du fragment, un rythme dynamique, produit par les tensions au sein même d’une œuvre. Ces divers niveaux rythmiques créent un équilibre qui varie selon les formes d’art. En sculpture, l’équilibre se perçoit grâce à la mémoire du corps, mais dans les formes d’art davantage inscrites dans le temps, comme la musique ou la poésie, l’équilibre tient à la répétition ou/et à la variation des séquences. Enfin, s’appuyant sur Jakobson et son principe d’équivalence, elles définissent le rythme comme un équilibre constamment menacé de déséquilibre, une tension créatrice de mouvement.

Dans son article très stimulant, Peter Groves rattache rythme, considérations politiques et recherche d’identité culturelle dans une étude sur diverses formes de versification employées par la poésie indienne de langue anglaise. Les poètes indiens concernés préfèrent le vers libre ou le décasyllabe au pentamètre iambique, qui n’est pas immédiatement reconnaissable par les étudiants indiens, ni non plus, souligne Groves, par les étudiants britanniques, australiens ou américains contemporains. Groves s’intéresse également à la diction du rythme, à sa dimension orale et articulatoire. Il se penche plus particulièrement sur les poèmes de Aurobindo Ghose et de Kamala Das, et s’interroge sur les raisons possibles de leur prédilection pour le vers syllabique : sans doute est-ce pour permettre de rétablir une contrainte qui soit moins marquée par la tradition que celle du vers accentuel comme le pentamètre iambique, tout en bénéficiant de la liberté d’accent. Adopter les contraintes de l’isosyllabisme permet, dit-il, de s’approprier le vers anglais tout en se détachant partiellement du modèle. S’agit-il d’un complexe d’Œdipe refoulé, ou d’un désir de subvertir le modèle dans la mesure où ces décasyllabes, qui n’ont ni rime ni accent se rapprochent parfois, comme par jeu, du pentamètre ? Ghose, par exemple, exploite par moments les richesses du pentamètre, lui reconnaît droit de cité dans ses poèmes, alors que Das, elle, le rejette. Groves rattache également les choix des poètes à leur vie personnelle et aux bouleversements qu’ils ont pu connaître : Ghose, un musulman qui a passé son enfance à Bombay, a été coupé de sa terre ancestrale par la partition des Indes. Groves attribue le désir de rupture nette dont la poète Kamala Das témoigne dans ses hendécasyllabes et ses rythmes heurtés et surprenants, à des considérations de genre liées au statut de la femme.

Suit un article plutôt technique de Shintaro Miyazaki sur le potentiel signifiant du rythme dans un monde post-numérique. L’auteur crée le néologisme « algorythmes » pour définir une série de calculs et d’étapes qui donnent un ordre à nos vies et à notre monde. L’algorithme et le rythme participent tous deux à la fois du réel et du symbolique, le rythme devant être noté ou remémoré pour pouvoir être repris. L’auteur note que le mètre est ce qui permet de donner au rythme, élément physique, son cadre symbolique. Il procède ensuite à un développement sur l’utilisation des algorithmes et des rythmes qu’ils produisent dans les programmes informatiques, pour nous rappeler l’importance du rythme accéléré de l’informatique dans le monde dans lequel nous vivons.

Dans The Invisible Man, Ralph Ellison relie temps, rythme, visibilité et invisibilité ; il caractérise celle-ci comme la sensation d’être à côté de la mesure, de l’accent, ce qui crée un décalage rythmique. Jodi Brooks souligne l’utilité des réflexions d’Ellison pour la critique audiovisuelle, et se sert d’outils conceptuels développés par Paul Gilroy dans le cadre du roman pour les reporter à l’analyse filmique, étudiant la manière dont l’invisibilité peut se faire sentir, au cinéma, par le biais de césures qui créent une interruption temporelle dans le récit, produisant une série de contrepoints. Brooks illustre sa réflexion en prenant l’exemple de la fin du film de King Vidor Stella Dallas, qui se clôt sur l’héroïne, spectatrice invisible du bonheur des protagonistes, mais visible, car située au premier plan, pour les spectateurs.

Enfin, le recueil se termine sur un article de Jan Hein Hoogstad traitant de l’importance du rythme dans toute révolution. Il formule l’hypothèse selon laquelle la nouveauté rythmique de « The One » dans la musique funk, nouveauté parfois invisible et presque inaudible introduite par James Brown et reprise par ses successeurs, permettrait de repenser le concept philosophique et politique de révolution. La complexité rythmique chez Brown est obtenue par ce qui semble être des interruptions (cris, gestes, invectives). Or ces interruptions servent à affirmer un rythme interactif, fondé sur des rapports de tension d’une part entre les musiciens entre eux, de l’autre, entre les musiciens et le public, un rythme s’instaurant, se développant, puis disparaissant au profit d’un autre. Hoogstad présente l’histoire de « The One », ce premier temps fort introduit par Brown en 1965, et qu’il qualifie de révolutionnaire, si l’on comprend révolution non pas comme la destruction d’un ordre ancien au profit de l’introduction d’un ordre nouveau mais comme un mouvement cyclique, qui suppose un changement et un retour, avec l’accent porté tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Cette oscillation relie, explique-t-il, la révolution au rythme par le biais de la syncope, également importante dans cette chanson : le déplacement rythmique joue un rôle majeur chez Brown, se traduisant parmi le public et les musiciens par l’introduction d’une forme de danse rythmée mais non mesurée, qui évite tout automatisme. Le recueil se clôt ainsi sur l’idée que le rythme s’adresse aux différents sens, l’ouïe, la vue, le toucher par le biais du mouvement, et qu’il joue ainsi un rôle dans la Cité.

Ce recueil sera sûrement utile pour les chercheurs s’intéressant aux manières dont les diverses définitions du rythme peuvent se recouper dans les arts et dans les sciences humaines.

 

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