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Le Romantisme anglais

Le défi des vulnérables et les dissidences du bonheur

 

Paul Rozenberg

 

Collection AMPHI 7

Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2011

Broché. 301 p. ISBN 978-2810701742. 21 €

 

Recension de Jean-Marie Fournier

Université Paris Diderot

 

 

Les Presses Universitaires du Mirail ont eu l'excellente idée de republier Le Romantisme anglais : Le défi des vulnérables de Paul Rozenberg, sous le titre légèrement modifié de Le Romantisme anglais : Le défi des vulnérables et les dissidences du bonheur. Le livre, à sa parution, avait fait date, et son statut de référence pour les études romantiques anglaises ne s'est depuis jamais démenti : Paul Rozenberg a formé des générations de lecteurs et sa vision de « l'école romantique » anglaise est toujours aussi forte et neuve. Le livre était devenu rare, voire introuvable, et il fallait assurément le redonner au public. La subtile modification du titre signale toutefois un tout aussi subtil infléchissement du projet, qui, dans la fidélité du souvenir au texte princeps dit à la fois la même et un peu une autre chose. Avec son légendaire franc parler, l'auteur, toujours aussi lucide, pose en conclusion la question de l'utilité de cette réédition dans sa frontalité : « Reprendre un texte, 38 ans après sa parution, est une expérience étrange ». Mais, à la suite de cette assertion en forme de captatio benevolentiae, là où pourrait s'insinuer le doute sur le bien fondé des choses, vient l'affirmation sans détour ni concession, geste romantique, geste rozenbergien. En deux temps. Le premier dit le projet qui présida à la reprise : « l'occasion de s'interroger sur la pertinence de ses analyses et de ses prévisions autant que sur leur éventuelle fécondité » ; le second sa validation par les faits, signe à distance de sa réussite : « Les bouleversements de la fin du XXe siècle me semblent avoir suivi la logique mise à jour par les romantiques anglais » [281]. Loin de ce qui aurait pu n'être qu'un dépoussiérage et une récriture à l'aune d'une audace pleinement assumée au terme du parcours, le premier texte, prophétique des développements contemporains, reçoit du second sa vérification empirique, comme l'indique la liste des horreurs du temps auquel se livre l'auteur, en guise de démonstration. Dès lors le second livre – sorte de Prélude de 1850 reprenant celui de 1805 – fort de toute une existence passée avec les romantiques, dans la méditation féconde de leurs textes, est bien plus qu'une reprise en forme de précipité de savoir, voire qu'un texte plus franchement et librement assertif : s'il est cela aussi, il s'écrit dans une nouvelle urgence, tout aussi radicale et de même nature et répond au même besoin des auteurs considérés et de leur geste, poétique, politique, dont l'époque, la nôtre, crie plus que jamais le manque. Ce faisant il répond à la question implicite du premier titre : le défi des vulnérables, laissé à l'aventure d'un point d'interrogation implicite dans la première édition, se voit situé désormais dans les multiples et complexes dissidences du bonheur (dont la formule figure à la page 70), du bonheur comme nouvelle dissidence, d'un bonheur impossible dont il faut malgré tout maintenir l'exigence qui est tout sauf un hédonisme.

Ce livre n'est pas seulement engagé : il est un engagement de, et avec, la poésie romantique, définie au fil des pages de la manière la plus lumineuse, dans, avec, et contre notre époque, comme les romantiques eux-mêmes étaient engagés dans, avec et contre la leur. Livre de ce point de vue autotélique, il accomplit le geste qu'il décrit et l'impose dans son évidence.

Évidence d'un savoir à la fois encyclopédique et, bien que le mot fût galvaudé, véritablement vivant : savoir de vie, de vie entière consacré à ces auteurs. L'engagement personnel frappe d'autant plus que les textes sont traduits, procédé quelque peu dérangeant tout d'abord, mais auquel l'on se fait et qui a la vertu de rendre immédiat pour tous, anglicistes ou pas, le contenu de ce qu'ils ont à dire, laissant il est vrai entière la question de leur diction poétique propre et de sa propre charge révolutionnaire. Ces textes sont là à la fois comme des paysages familiers, contemplés largement dans de longs extraits, et comme pièces à conviction dans le méticuleux et imparable procès des conservatismes et des époques, la leur comme la nôtre, alignés avec soin dans le furor d'un geste polémique. Et qu'importe que tout ceci n'ait pas l'air très orthodoxe, très académique : que tel argument puisse être en limite de mauvaise foi, que tel développement relève de l'essai et non de l'analyse froidement intellectuelle, que telle vignette prise à Blake puisse apparaître décorative, ou malicieusement décalée, en forme de clin d'œil, que les chapitres puissent se clore, mais pas toujours, sur tel collage de citations données en florilège d'idées, que des notes manquent, des références fassent parfois défaut. Avec le double toupet que donne l'assurance de la maturité et la fréquentation des philosophes et essayistes du long XVIIIe siècle, et avec le goût pour la nique institutionnelle qui caractérise l'auteur, le texte se donne pour ce qu'il est : pied-de-nez institutionnel, texte fondamental oscillant entre littérature et philosophie, lecture essentielle d'auteurs pris au plus grand sérieux. Le tout dans l'esprit subversif des révolutions contemporaines, pour lesquelles le decorum quel qu'il soit était toujours signe de conservatisme, et à combattre.

Le livre est un essai, ou plutôt une méditation sur le sens du romantisme. On en connaît les stations, tant la pensée de Paul Rozenberg a inspiré nos perceptions : le romantisme s'écrit dans le deuil des révolutions ; il est la manifestation à la fin du XVIIIe siècle de l'esprit du puritanisme messianique ; à ce double titre, il est porteur d'un idéal du deuil qui, loin de devoir être combattu, est à l'origine de son èthos poético-ontologico-politique : c'est dans la fidélité à cet idéal, et plus généralement à tous les contraires dont il est l'indice – hors de toute négativité sclérosante – que peut se ressaisir l'agon qui interdit à quiconque de jamais se figer dans la moindre posture ; le romantisme ainsi défini est énergie infinie, puissance de déplacement, effort, tension, « Grand Désir » [72], lutte sans pitié contre les « remords d'impuissance » [135] ou les « défaillances de la haine » [140], « l'adultisme chronique » [164] et, horresco referens, ce « méliorisme » que Wordsworth finit par préférer à « l'exigence utopiquee [268], sérénité dévaluée en « quiétisme » [267] que Paul Rozenberg horrifié décrète « suicide » [271]. Ce parcours, qui se subtilise de mille manières, étudiant au passage la question du Féminin, de l'enfant, de la Nature, du bonheur, des drogues, du sport – et de la marche en particulier –, du désir, de la douleur (qu'il ne faut à aucun prix trahir [143]), de l'angoisse, de tout ce que Paul Rozenberg désigne comme les « ancrages » du romantique – « ancrages » dont il étudie le « sexe », pour dénicher les éventuels contresens interculturels qui se nichent dans nos représentations sexuées des choses et des concepts. Foisonnant, passionnant, l'ensemble ouvre une vision du romantisme décapante, toujours aussi alerte 38 ans plus tard, puissante, éminemment utile pour comprendre qui étaient ces vulnérables, et quels vulnérables nous pourrions être à notre tour (les derniers mots : « Nous sommes » [285]). Puissant et subtil, comme les discussions du freudisme [159 & sq.] ou de Sade et de l'impossible de sa position [ibid.] ; ou comme les méditations véritablement métaphysiques sur le politique – on ne s'étonnera pas de ce que le substrat de l'ouvrage reste fidèle, quoique discrètement, au marxisme –, la mort (qui est « ce que l'on croit que l'autre possède et qui toujours vous fuit » [125]), la possession de soi (comment se sauver sans se fuir [151]), toutes thématiques qui se subsument en une seule formule, telos de tout le travail : répondre aux « impératifs de l'enfin-vivre » [205].

Si le livre est tout cela à la fois c'est surtout grâce à de multiples, et lumineuses, lectures des textes mis en jeu. Le livre s'écrit avec Blake, qui en est véritablement l'âme, et autour de lui, point suffisant sans doute pour en engager la lecture ; mais aussi avec Milton, plus discret, Wordsworth, fascinant, et monumentalement central, Shelley, bien sûr, mais à un moindre degré, Keats, Byron, inattendu mais convaincant au terme de ce parcours, lui qui est désigné « l'un des haïsseurs les plus intelligents du siècle » [80] et dont Paul Rozenberg traque à travers tous ses méandres et sans relâche l'écriture blanche (« ...de digression en digression, le héros sans colère et sans flamme sert surtout à éclairer ce qui devrait susciter la colère et ne la suscite pas. Don Juan est une admirable satire dont le héros, d'une stupéfiante passivité, se dérobe sans cesse » [200]). Les formules sont ainsi ciselées, frappantes de justesse et d'originalité, et donnant à voir dans la fraîcheur inventive d'une redécouverte des auteurs que l'on croyait connus, en quelques mots bien frappés. Qu'il soit permis d'en donner un dernier exemple parmi tant d'autres. C'est à propos de Wordsworth, dont le parcours est splendidement résumé d'un trait :

C'est souvent au futur que le romantique conjugue la nostalgie de soi. Cette nostalgie comporte une tristesse qu'il est trop facile de confondre avec une quelconque culpabilité : la mémoire ne travaille pas sur le mode du reproche mais sur celui du constat. Wordsworth ne dit pas qu'il a trahi son enfance, ni même qu'il s'est trahi. Il constate sa déchéance : il sait qu'il n'est plus, et qu'il tombe de très haut. [266]

Tout est dit, de l'admiration à la déception, en passant par le processus d'une perte trop souvent évoquée sans être ainsi décortiquée. Ou bien, à la page suivante, à propos de cette sérénité conquise par le même, qui « prend vite des allures de carapace » : « Les vulnérables que dépeint Wordsworth sont de moins en moins l'image des blessures dont il souffre » ; pour conclure, on l'a dit, au « quiétisme » [267]. Et puis, l'audace aidant, quelques saisissants rapprochements, comme ce raccourci entre Christabel et Théorème de Pasolini [181].

Le livre de Paul Rozenberg concentre en lui toute l'énergie accumulée au cours d'une carrière puissante et engagée, et, blakien, se ciselle dans le feu d'un esprit dont la flamme ne fut jamais aussi vive. Il revisite le parcours, et voit qu'il fut bon, qu'il peut encore et doit servir, à maintenir vivante cette autre flamme de la tradition, cette flamme de la littérature qui doit sans cesse éclairer le chemin. Le « Nous sommes » de conclusion, qui d'ailleurs prélude à une anthologie des trois textes fétiche de l'auteur, contient un « Soyons » en même temps que la certitude joyeuse de son avènement.

 

Cercles © 2014

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