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Les Médiateurs de la Méditerranée

 

Sous la direction de Christine Reynier & Marie-Ève Thérenty

 

Montpellier : Maison des Sciences de l’Homme / Paris : Geuthner, 2013

Broché, 328 pp. ISBN 978-2-7053-3889-3. 37 €

 

Recension de Laurent Bury

Université Lumière – Lyon 2

 

En ces temps où la notion d’identité nationale est invoquée plus souvent qu’à son tour, pour le meilleur et surtout pour le pire, il est agréable de voir aborder la notion d’identité transnationale, à travers un domaine géographique qui englobe de nombreux pays et des cultures fort diverses, ces différentes composantes étant elles-mêmes perçues par des ressortissants de contrées tout autres. Dans ce recueil d’articles coordonné par Christine Reynier et Marie-Ève Thérenty, qui enseignent toutes deux à l’université Montpellier III, la Méditerranée trouve des médiateurs dans le monde anglophone – grâce auxquels le volume pourra intéresser tous ceux qui ont « l’anglistique » à cœur – mais aussi parmi les francophones du nord ou du sud de ladite mer. Autrement dit, « Il s’agit ici de réfléchir à la façon dont des écrivains, des journalistes, des hommes politiques, des penseurs, des artistes venant de pays variés mais majoritairement de France et d’Angleterre ont contribué à façonner l’idée de Méditerranée entre le XIXe et le XXIe siècle » [5]. En effet, par-delà la réalité géographique, il existe bien une certaine idée de la Méditerranée, que les éditrices prennent le soin d’explorer dans leur introduction. Et cette conception, plus ou moins liée à un réel observable, s’exprime aussi bien dans des textes ouvertement littéraires, de fiction, que dans des récits de voyage, ou même des guides touristiques, dans les médias (plusieurs articles traitent de la presse écrite ou radio) ou dans le monde du divertissement (le volume se termine par une étude des humoristes Noëlle Perna et Bosso). Jules Verne, Emmanuel Roblès pour la France, Haman Khodja pour l’Algérie, Rifâ’a al-Tahtâwî pour l’Égypte, tels sont quelques-uns des noms que l’on croise dans ce livre.

Même si le Grand Tour conduisait les Anglais sur les rivages méditerranéens depuis le XVIIIe siècle, le sujet le plus ancien abordé ici ne remonte guère qu’à l’époque victorienne. Avec son Tancred, or the New Crusade (1847), Disraeli concluait la trilogie entamée avec Coningsby (1844) et Sybil (1845) ; comme le montre Stéphanie Prévost, il offrait surtout à ses lecteurs « un texte programmatique à visée géopolitique, selon lequel la Méditerranée deviendrait ‘un lac anglais’ » [100]. Caractérisé par son « incertitude générique » [102], Tancred tient à la fois du roman d’aventures, du roman politique, de la satire, de la romance, du récit de voyage. Si le jeune Tancred Montacute part pour l’Orient, c’est pour y trouver la régénération, un remède aux maux de la société britannique. Berceau des religions, la Méditerranée possède à la fois un potentiel géopolitique et ce que Disraeli qualifiait de « mystère asiatique ». Deuxième étape dans le temps : le guide intitulé Handbook to the Mediterranean : Its Cities, Coasts and Islands for the Use of General Travellers and Yachtsmen, rédigé par Robert Lambert Playfair et publié par Murray en 1881, révisé deux fois et régulièrement republié jusqu’en 1898. Comme le montre Nathalie Vanfasse, ce livre illustre bien la conception « punitive » que les Victoriens avaient du voyage, multipliant les visites édifiantes de sites culturels. « Finalement, la perception de la Méditerranée livrée par le guide de Playfair, quoique révélatrice des mentalités victoriennes, n’était pas encore vraiment d’actualité. La vision d’ensemble qu’elle prescrit de la Méditerranée était en avance sur son temps, ce qui peut peut-être expliquer son succès mitigé » [34].

De fait, s’il fallait en juger seulement par le nombre d’articles ici réunis, ce sont les premières décennies du XXe siècle et l’époque moderniste qui vont marquer l’apogée de l’intérêt britannique pour la Méditerranée. E.M. Forster consacre à l’Italie son premier roman, Where Angels Fear to Tread (1905), avant d’y revenir pour A Room with a View (1908), sans oublier des textes à visée explicitement touristique, comme Alexandria : A History and a Guide (1922). Pour Catherine Lanone, le voyage en Méditerranée est pour les personnages de Forster un « vrai voyage, dans lequel on s’engage au sens éthique du terme, pour bouleverser irrémédiablement le cours de l’existence, accepter une compréhension limitée, la lenteur et la fulgurance à la fois de la vraie rencontre, et en même temps l’inévitable retour » [40]. Quant au guide d’Alexandrie, il « bruisse de présences fantomatiques », il « cartographie la doublure d’invisible plus que la ville actuelle » [49] et « peut se lire aussi comme hypotexte de textes à venir, comme le Quatuor d’Alexandrie de Durrell » [51-52]. En 1912, D.H. Lawrence quitte Londres pour l’Italie : il en rapportera Twilight in Italy (1915), recueil d’articles parus en 1913 dans The English Review. Après la Première Guerre mondiale, il refera dans ce pays deux séjours prolongés, qui lui inspireront Sea and Sardinia (1921) puis Sketches of Etruscan Places, publié à titre posthume en 1932. Shirley Bricout montre « comment l’itinéraire imposé par la géographie des lieux devient lui-même métaphore non pas seulement de la quête mais surtout du matériau narratif » par un phénomène d’appropriation où la linéarité du récit est ponctuée de rencontres, et étudie « la réflexion que poursuit l’auteur sur la représentation de l’Autre » [242]. Guidé par sa philosophie du Soleil, Lawrence déploie en Italie l’arsenal symboliste dont il est coutumier, la Toscane étant finalement « Toujours le Mexique, mais en modèle réduit », affirme-t-il [250].

En 1929, c’est au tour d’Evelyn Waugh de s’embarquer pour les rivages méditerranéens : en échange d’une croisière gratuite à bord du Stella Polaris, le romancier s’était engagé à faire la publicité du bateau dans le récit qu’il tirerait de son voyage. Labels : A Mediterranean Journal, publié la même année, est selon Julie Morère un récit « psychogéographique » où « l’intériorité du processus de création est confrontée de manière ambivalente à l’extériorité du voyage, à la rencontre des hommes et de la civilisation méditerranéenne » [55, 54]. Dans son texte, Waugh brouille les limites entre document et fiction, il « s’invente et renforce son identité par réaction aux cultures découvertes, tout en filtrant les informations, et en expulsant l’intime du récit » [59]. Et en 1935, Ford Madox Ford livre un récit de voyage intitulé Provence où il explore les relations entre espace et histoire. La Méditerranée est à la fois « terre d’hybridité » [71], à l’encontre du mythe nazi de la pureté raciale, terre humble et paysanne, contre le culte capitaliste de la production de masse, et terre d’art. De cette Provence « définie davantage par ses valeurs que par sa géographie ou son climat » [73], Ford brosse un portrait « éminemment subjectif » [74], illustré par les dessins de sa compagne, Janice Biala.

D’une modernité l’autre : c’est à la Harlem Renaissance des années 1920 qu’on a coutume de rattacher l’écrivain jamaïcain installé aux États-Unis Claude McKay. Dans son roman Banjo (1929) et dans son autobiographie A Long Way From Home (1937), il décrit le milieu noir marseillais, ayant vécu de 1924 à 1928 dans la ville à laquelle il consacre le chapitre « Marseilles Motley », Marseille la bigarrée. Pour Claudine Raynaud, « La tirade finale de Banjo voit dans les Noirs de Marseille une authenticité et un potentiel révolutionnaire bien éloignés des débats et des positionnements de l’intelligentsia noire américaine de la Renaissance de Harlem » [277]. À en croire son célèbre Journal, Anaïs Nin semble avoir été très vite fascinée par « une terre méditerranéenne qui va jusqu’à revêtir des allures paradisiaques et se fait à maintes reprises synonyme de libération des instincts et d’un élan vital » [258]. Face à l’ « inquiétante fascination de Nice » [266], Saint-Tropez apparaît au contraire comme le lieu emblématique de l’insouciance, lors des derniers beaux jours de 1939. Et comme l’explique Simon Dubois-Boucheraud, « C’est néanmoins sous les traits d’un univers fantasmé, reconstruit par les assauts de l’imaginaire et du désir de plénitude qui s’y rattache, que la Provence surgit au fil des entrées du journal » [260]. Né au Pendjab, Lawrence Durrell ne vivra guère en Angleterre que le temps de ses études, préférant ensuite habiter Corfou, Athènes, l’Égypte, Rhodes, Chypre et enfin la France. Cet éternel exilé a produit de nombreux « récits de résidence plus que de voyage » [209], mais c’est sur sa poésie que se penche Catherine Delmas. Ces poèmes méditerranéens, dont les premiers remontent à 1931, « revisitent le passé, qu’il soit personnel, historique ou mythique, et sont empreints de la mémoire du lieu » [210]. Voyageur en quête d’ancrage, Durrell « oscille entre la perte, la solitude, et la plénitude, et plus généralement entre l’effacement et la pérennité de l’écriture poétique » [212]. « À la déchirure, au dualisme de l’être, à la quête de réconciliation des contraires répond la symbiose entre l’homme et le paysage méditerranéen, et celle-ci passe par les sens et le corps, et non par la connaissance intellectuelle ou rationnelle » [217].

Toutes ces visions confirment les propos liminaires des éditrices : cette Méditerranée-là est bien « ambivalente », « sublimée », « visionnaire », toujours réinventée.

 

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