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British and Irish Women Writers and the Women's Movement

Six Literary Voices of their Times

 

Jill Franks

 

Jefferson (North Carolina): McFarland & Company, 2013

Paperback. x+ 220 pages. ISBN 978-0786474080. $45.00

 

Recension de Sylvie Mikowski

Université de Reims Champagne-Ardenne

 

Le fil conducteur de cet ouvrage écrit par une universitaire américaine est le féminisme dans le roman du vingtième siècle, en Grande-Bretagne et en Irlande.  Montrer les parallèles entre les productions culturelles de ces deux pays semble à première vue une alternative intéressante à l'habituelle confrontation entre l'ancienne colonie et la métropole, entre la nation qui lutta pendant des siècles pour accéder à son indépendance et l'ancien empire considéré comme le berceau de la culture anglo-saxonne. Il paraît en effet à priori fructueux de souligner qu'en dépit des évolutions historiques radicalement différentes des deux nations et surtout de l'antagonisme qui caractérisa si longtemps leurs rapports,  la condition des femmes et ce qui en est reflété par la littérature présente des constantes d'un pays à l'autre, tel que l'enfermement des femmes dans les stéréotypes du mariage et de la maternité, ou la difficulté pour une femme d'être reconnue comme artiste et écrivain. Cependant, outre le fait qu'on peut lui reprocher de perpétuer l'opposition binaire Grande-Bretagne/Irlande, qui implique toujours la supériorité de la première sur la seconde, et continue à enfermer la plus petite nation dans une position de satellite,  il s'avère, à la lecture de l'ouvrage de Jill Franks, que ce rapprochement est plus que délicat, précisément du fait de l'approche très historiciste de la littérature qu'elle y a favorisée. En effet, avant de se livrer à des analyses proprement textuelles, Franks replace soigneusement chaque œuvre dans son contexte social et historique, ce choix théorique donnant d'une part l'impression que l'intérêt d'une œuvre littéraire consiste principalement à refléter son temps, et attirant d'autre part l'attention sur les grandes divergences entre les deux nations plutôt que sur les convergences entre les femmes écrivains en dehors de toute appartenance nationale. Il n'est en effet pas toujours aisé de comparer une nation fortement marquée par son identité catholique comme l'Irlande, qui ne s'est détachée de l'influence de l'Eglise qu'à la fin du XXe siècle, avec une société bien plus largement, et bien plus précocement, sécularisée comme la Grande-Bretagne, par ailleurs de tradition protestante.

Le développement économique, la modernisation de l'Irlande, qui furent lents et laborieux et ne démarrèrent vraiment que dans les années 1990, n'ont eux non plus rien à voir  avec celui de la Grande-Bretagne, qui connut au contraire un lent déclin industriel dans la deuxième moitié du vingtième siècle tout en maintenant sa place de grande puissance économique. La Grande-Bretagne accorde depuis longtemps des droits aux femmes, comme l'avortement, qui sont encore interdits par la Constitution en Irlande, et on n'y a pas empêché les femmes  d'accéder au monde du travail aussi longtemps qu'en Irlande. Du point de vue de la littérature, les romancières anglaises sont plus nombreuses et jouissent d'une réputation supérieure aux Irlandaises : on ne connaît pas de James Joyce féminin, peut-être parce que le canon national irlandais a largement ignoré les femmes écrivains, jusqu'à ce que des historiennes se chargent d'établir une anthologie des écrits de femmes au début des années 2000 avec la Field Day Anthology of Irish Women's Writings.  Cependant, Gill Franks accorde une place importante à Elizabeth Bowen, immense romancière dont la complexité, la sophistication et la contribution à la littérature moderniste mériteraient d'être reconnues à l'égal de celles d'une Virginia Woolf ou d'une Katherine Mansfield. Franks a en revanche exclu de son étude un auteur aussi sensible et profond que Kate O'Brien, dont toute l'œuvre constitue pourtant une critique de l'enfermement de la femme dans un rôle maternel et une interrogation très audacieuse pour son époque sur la sexualité féminine. Par ailleurs, Franks a préféré Nuala O'Faolain pour représenter l'époque contemporaine à Anne Enright ou à Claire Keegan, dont les œuvres sont pourtant plus remarquables du point de vue de leur valeur artistique. La formule consistant à rapprocher systématiquement une romancière anglaise d'une Irlandaise pousse parfois Franks à des comparaisons saisissantes, quand elle établit un parallèle par exemple entre le militantisme communiste de Doris Lessing et la soumission de Edna O'Brien à l'Église catholique. 

Outre la nature hautement problématique d'un rapprochement entre écrivaines irlandaises et anglaises - après tout, une comparaison avec des romancières venues d'une petite nation autrefois sous influence étrangère, et fortement empreinte de catholicisme, comme la Pologne, aurait tout autant pu se justifier- la structure de l'ouvrage, qui suit la succession tout au long du XXe et du début du XXIe siècles de ce que l'auteur identifie comme les "trois vagues" du mouvement féministe, est à la fois rigoureuse et réductrice. Tout en présentant une approche historique du féminisme, cette structure chronologique ne permet pas à l'auteur de discuter en profondeur de ses enjeux théoriques et philosophiques, telle que l'opposition entre une approche "essentialiste", et une autre plus strictement politique et sociale, ou encore entre une conception fondée sur les enseignements de la psychanalyse, et d'autres plus récentes visant à différencier "genre" et "sexe". En se concentrant exclusivement sur la Grande-Bretagne et l'Irlande, Franks laisse de côté la contribution essentielle des mouvements féministes américain et français, même si elle fait inévitablement référence à Julia Kristeva, Elaine Showalter ou Monique Wittig.

Bien que relativement bref, cet ouvrage se veut très ambitieux, puisqu'il cherche à la fois à offrir une synthèse des mouvements féministes dans les deux pays, un aperçu de la vie et de la carrière des écrivains  sélectionnés, ainsi qu'une synthèse-résumé du roman choisi pour représenter l'œuvre de chaque écrivain. L'assortiment des six romans est assez hétéroclite, puisqu'il inclut aussi bien Mrs Dalloway de Virginia Woolf, œuvre canonique universellement reconnue comme un des chefs-d'œuvre du modernisme, qu'un roman  sentimental "grand public" comme My Dream of You de Nuala O'Faolain, qui est loin de pouvoir se prévaloir de la même qualité esthétique. D'ailleurs Jill Franks ne dit mot de la valeur littéraire ou esthétique des textes qu'elle a choisis, préférant se demander si l'on peut ou pas les qualifier de "féministes". L'adoption d'un tel critère d'évaluation mène l'auteur à réduire le travail critique à la recherche des supposées intentions d'un écrivain, et à lire les textes comme autant de manifestes idéologiques. Franks fait ainsi mine de s'étonner que Woolf ou Bowen ne se soient jamais déclarées ouvertement "féministes". Il est d'ailleurs paradoxal comme le fait Jill Franks de parler avec Fredric Jameson de "l'inconscient des textes" tout en recherchant à tout prix à repérer les prises de position féministes dans les textes des écrivaines dont il est question. Mesurées à  cette aune, Frances Burney, Jane Austen, Charlotte et Emily Brontë ou George Eliot n'étaient absolument pas "féministes", et pourtant Susan Gubar et Sandra Gilbert entre autres ont montré à quel point leurs écrits constituaient une critique de l'ordre patriarcal propre à leur époque. Non seulement Franks réduit les textes littéraires à l'expression d'un message idéologique, mais elle met en regard la vie des auteurs et leur œuvre, cherchant ainsi à justifier la seconde par la première. Elle semble d'ailleurs avoir un goût prononcé pour la biographie, retraçant en détail la vie de Maud Gonne et de la Comtesse Markievicz,  des femmes de la famille Pankhurst, de la militante Germaine Greer, aussi bien que de Virginia Woolf, de Doris Lessing, ou d'Edna O'Brien, insistant beaucoup sur leur sexualité, leurs différents amants, ou leurs rapports avec leurs parents, commentant tel ou tel choix de vie comme étant la preuve ou non d'un positionnement féministe. Plus surprenant encore, Franks semble par exemple reprocher à Edna O'Brien d'admirer Joyce, au lieu de prendre comme modèle une autre femme écrivain; selon Franks, O'Brien ne se conduit donc pas en woman-identified woman. Ce genre de catégorisation peut paraître non seulement sectaire et réducteur, mais révèle surtout une méconnaissance d'un aspect important de l'œuvre de Joyce, qui est la manière dont ses œuvres  remettent en cause la société patriarcale et les rapports entre les sexes. De nombreuses lectures féministes de Dubliners ou de Ulysses ont d'ailleurs fait des analyses éclairantes de cet aspect.  La réserve exprimée par Franks à l'égard d’Edna O'Brien s'explique par l'effort qu'elle démontre tout au long de l'ouvrage pour ranger les individus, les pensées, les textes et les mouvements politiques dans des catégories bien précises et bien identifiées. Ainsi écrivains irlandais ou britanniques sont-ils soigneusement assignés à leur nationalité, leur époque, leur genre, leur expérience familiale ou sentimentale, leurs positionnement politique, leurs orientations sexuelles. Le féminisme lui-même est décomposé en différents courants nationaux, et en différentes "vagues". C'est finalement dans sa conclusion que Gill Franks arrive à échapper à cet enfermement dans des catégories, au moment où elle tente une synthèse, et reconnaît à la page 204 : "comparative literary criticism needs to contend with several sensitive factors before it can offer general conclusions about national, ethnic, religious, and gender influences upon literary production". Il est plus que salutaire en effet d'admettre que rien n'est plus singulier ni plus inclassable que la création littéraire.

 

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