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La cohérence discursive à l’épreuve

Traduction et homogénéisation

 

Sous la direction de Pascale Sardin

 

 Palimpsestes 26 

Revue du Centre de recherche en traduction et communication transculturelle

anglais-français / français-anglais (TRACT)

Paris : Presse Sorbonne Nouvelle, 2013

Broché. 253 p. ISBN 978-2878546132. 16,80 €

 

Recension de Sabrina Baldo-de Brébisson

Université d’Évry-Val d’Essonne

 

 

Le numéro 26 de la revue Palimpsestes est composé de dix articles qui portent sur des domaines discursifs différents (romans du XIXe, contemporains, poésie, audiovisuel) et sur une multitude de sources culturelles (américaines, anglaises, bulgares, caribéennes, françaises, irlandaises, italiennes, québécoises et turques). Ils sont répartis dans trois sous-domaines :

I. Figures de l’homogénéisation

– Julie Tarif : De l’homogénéisation des associations lexicales créatives dickensiennes : le style dickensien mis à l’épreuve en traduction ;

– Linda Pillière : Re-working translations for the American readeror the domestication of British English translations ;

– Frédérique Brisset : Noms de marque en traduction audiovisuelle : un cocktail pas très homogène.

II. Hétéroglossie et stratégies d’hétérogénéisation

– Karen Bruneaud : Traduire la langue-patrie dans les romans de Paule Marshall : aux croisements de l’identité individuelle et collective ;

– Éléna Guéorguiéva-Steenhoute : Effet de l’homogénéisation sur la complexité du langage romanesque en traduction : le cas de Sous le joug d’Ivan Vazov ;

– Marion Beaujard : Les stratégies de traduction de la langue anglo-irlandaise dans A Star Called Henry de Roddy Doyle.

III. Des voix hétérogènes

– Rita Filanti : Resisting Homogenization: Giogio Bassani translates James M. Cain ;

– Adam Russell : Resisting Enunciative Homogenization: Isabelle de Montolieu’s La Famille Elliot: The Case of the first French Translation of Free Indirect Discourse from Jane Austen’s Persuasion ;

Agnès Whitfield : La voix anglaise de Marie-Claire Blais : enjeux diachroniques de l’homogénéisation ;

– Patrick Hersant : « Cet accident du sens » : Jacques Darras v. Tony Harrison.

 

Palimpsestes 26 porte sur l’homogénéisation, une des constantes dans le domaine de la traduction qui réfère à une tendance à unifier ce qui est peut-être considéré dans le texte d’origine comme hétérogène. Selon Antoine Berman, cette stratégie traductive de déformation est due au fait que toute culture est ethnocentrique et tend, par conséquent, à repousser, voire à occulter l’étrangéité de la source.

 

La première partie de l’ouvrage qui porte sur les « Figures de l’homogénéisation » est traitée par trois auteures. Elle met en exergue la façon dont l’homogénéisation peut être appliquée, en vue de rendre une œuvre étrangère plus lisible dans la culture d’arrivée.

 

Julie Tarif analyse deux traductions du XIXe siècle du roman Oliver Twist où Charles Dickens crée de nombreuses associations lexicales atypiques produisant des effets de sens animistes ou réifiants, source d’hétérogénéité sémantique. Berman avait défini le processus d’homogénéisation comme une des multiples défaillances traductives. Or les deux traductions analysées transforment cette constante en stratégie. Différentes opérations traductives sont mises en exergue par l’auteur : métaphores vives remplacées par des métaphores mortes, hypallages vives supprimées de façon radicale ou recatégorisées, zeugmes sémantiques transformés en associations figées et lexicalisées qui atténuent la valeur humoristique du texte source. Seules les associations lexicales peu marquées sont reproduites dans les traductions. Ainsi, Julie Tarif démontre à quel point les deux traductions étudiées éliminent volontairement l’originalité créative dickensienne. La raison d’être de ces versions plus conventionnelles que le roman d’origine serait d’intégrer plus facilement la littérature étrangère à la culture française.

 

Avec le deuxième article, nous passons d’une analyse interlinguale (de l’anglais vers le français) à une analyse intralinguale (de l’anglais britannique vers l’anglais américain). A son tour, Linda Pillière dévoile une série d’ajustements visant à homogénéiser la traduction d’un texte source. Son étude tirée d’un corpus de romans français contemporains illustre une homogénéisation de diverses natures portant sur la typographie, la grammaire, le lexique et l’orthographe. D’autres actions plus subtiles, telles que le réagencement syntaxique, l’atténuation des effets polyvocaliques dans la narration avec le recours au style indirect libre ou encore la réduction du caractère étranger des culturèmes, cassent le rythme du texte source, omettent certains effets stylistiques, malmènent son sémantisme, et, par voie de conséquence, sa compréhension. Les style guides préconisés par les maisons d’édition prônent un style d’écriture lisse, invariable, dénué de toute ambiguïté. L’objectif consiste à accroître la domestication de la version anglo-américaine et à la rendre aussi accessible que possible au lectorat nord-américain supposé. De fait, les éditeurs gomment le caractère communicant créatif et inattendu, inhérent à l’écriture d’origine. L’auteure déplore que de tels réajustements se fassent directement à partir de la version traduite en anglais, sans passer par le texte français original, introduisant parfois des erreurs de traduction.

 

Frédérique Brisset nous plonge dans l’univers audiovisuel en menant une analyse de l’homogénéisation traductive des noms de marque au travers des versions doublées de quatre films de Woody Allen. Elle fait état d’une espèce de cocktail où plusieurs ingrédients incohérents sont mélangés sans pour autant s’annuler : une homogénéisation linguistique couplée d’une hétérogénéisation culturelle. Elle décrit toute une gamme de stratégies traductives de non-report : naturalisation, hyperonymisation, explicitation ou substitution des noms de marques. L’auteure  présuppose que les traducteurs ont sacrifié le caractère culturel et connoté des noms de boissons alcoolisées en raison de la réglementation qui interdit toute publicité à l’écran. Par ailleurs, elle révèle qu’une telle attitude préventive pousse à la recherche d’équivalents motivés par le co-texte, donc au processus d’hétérogénéité culturelle, tout en préservant le principe d’homogénéisation du caractère non-étranger de la traduction. L’utilisation allusive, subtile et parfois comique de l’image par Allen est également mise à mal dans la traduction audiovisuelle, le travail de l’adaptateur et du doubleur étant en principe axé sur la transcription du texte oralisé du film et non sur son caractère polysémiotique. De fait, apparaissent certaines incongruités dues au décalage entre les images portées à l’écran et une traduction que l’on peut qualifier de lacunaire.

 

Hétéroglossie et stratégies d’hétérogénéisation est le thème consacré à la deuxième partie, au travers de l’étude de romans où sont présentes au minimum deux langues. Les trois auteures analysent les différentes stratégies d’hétérogénéisation défendues par Lawrence Venuti afin de lutter contre une tendance naturelle à l’ethnocentrisme dans la pratique traductive.

 

Karen Bruneaud expose la nature hétérogène de tout texte littéraire et rappelle que la stratégie traductive d’homogénéisation est un mal nécessaire qui a pour objectif a priori de rendre le discours d’arrivée plus cohérent, étant donné qu’il existe, par la traduction, un transfert culturel qui plonge le lecteur dans un univers autre que celui d’origine. Selon la romancière Paule Marshall, la langue métissée, en l’occurrence caribéenne, est la seule patrie qu’il reste aux déracinés. Karen Bruneaud s’interroge sur les défis que doit relever le traducteur, qui ne doit pas homogénéiser mais préserver à toute force l’étrangéité du discours. Ainsi, elle constate que dans Brown Girl, Brown Stones, le traducteur est amené à traduire la langue métissée des immigrants de la Barnade (variante de vernaculaire nord-américain) en une langue non standard dans la version française : tournures orales voire familières, allongements, compensations lexicales des déviances grammaticales et syntaxiques. Karen Bruneaud observe que les notes de bas de page déportent le caractère étranger du texte. Elles révèlent une stratégie d’homogénéisation qui s’avère paradoxalement hétérogénéisante et inversement. L’auteure recommande enfin une meilleure étude des vernaculaires employés dans la littérature étrangère en tant que source de créativité et de liberté.

 

Comme Karine Bruneaud, Éléna Guéorguiéva-Steenhoute traite de la problématique de la note de base de page et constate qu’elles sont parfois lacunaires ou superflues. Elle signale également l’importance chez le traducteur d’être capable de faire des choix face à une hétérogénéité linguistique d’une œuvre romanesque, en conservant l’étrangeté voulue par l’auteur ou bien en la gommant. Éléna Guéorguiéva-Steenhoute compare cinq traductions anglaises et françaises du roman bulgare – Sous le joug d’Ivan Vazov – au fort ancrage culturel et colinguisme textuel avec le turc. Elle expose différentes pratiques en fonction de la visée du traducteur et de la maison d’édition : faire connaître la littérature bulgare à l’étranger ainsi que le pays, son histoire et sa culture. Ainsi, elle constate que certains traducteurs ont opté pour la naturalisation des éléments porteurs d’altérité alors que d’autres ont choisi la non-traduction. La pratique d’homogénéisation permet parfois de réduire la complexité du langage romanesque ou au contraire de la préserver. Enfin, l’auteure démontre les aspects positifs de l’homogénéisation pour le lecteur  car elle lui permet d’accéder au sens connotatif des mots, notamment aux jeux de mots.

 

Marion Beaujard s’interroge sur les possibilités de traductions des langues régionales et des sociolectes dans la littérature. Elle analyse les stratégies d’hétérogénéisation employées par le traducteur de A Star Called Henry de Roddy Doyle, ce qui rappelle l’approche hétérogénéisante prônée par Lawrence Venuti. Le roman retrace la Guerre d’Indépendance irlandaise et emploie deux langues : celle des rebelles irlandais et celle de l’oppresseur britannique. Nonobstant le caractère essentiel des régionaux, l’auteure note que le traducteur opte pour une standardisation, en dépit de tentatives de compensation avec l’emploi d’un lexique archaïque, régional et parfois rare. Néanmoins, l’auteure reconnaît une grande créativité linguistique chez le traducteur de nature lexicale plus que syntaxique. Le traducteur prend soin de pratiquer une certaine hétérogénéité, bien que différente de celle de l’original, où il propose aussi bien de la traduction littérale qu’atypique. Il offre ainsi une traduction étrange, bien qu’elle soit exempte du caractère étranger irlandais de l’original.

 

La troisième partie analyse les pratiques de certains traducteurs qui consistent à transposer des voix narratives ou auctoriales hétérogènes.

 

Rita Filanti traite de la notion de simpatico exposée par Venuti dans The Translator’s Invisibility (1995). Son analyse s’appuie sur la traduction du Postman Always Rings Twice de James M. Cain (1934) traduit par l’écrivain italien au style d’écriture très différent, Giorgio Bassani (1946). Le traducteur choisit de créer une espèce d’interlangue hybride. Notes de bas de page, mélanges de temps du passé, interférences régionales, calques, reports voire ajouts de mots étrangers, xénismes sont mentionnés par l’auteure. La traduction va jusqu’à conserver des mots intraduisibles et donc incompréhensibles, laissant délibérément le lecteur dans une impasse. La pratique traductive de Bassani devrait être a priori perçue comme défaillante ou abusive. Pourtant, l’auteure y voit un moyen de rendre l’anglais non standard, étrange et hétérogène de Cain. Bassani s’inscrirait dans une résistance traductive, notion qui a été définie par Venuti : le traducteur s’opposerait volontairement à la politique d’homogénéisation et de purification de la langue italienne jadis imposée par le régime fasciste.

 

Adam Russell étudie l’usage du style indirect libre dans Persuasion (1818) de Jane Austen et sa première adaptation française, La famille Elliot, ou l’Ancienne Inclination (1821) par Isabelle de Montolieu. Les traductions de cette dernière sont à considérer davantage comme des adaptations ou des imitations qui se veulent libres et infidèles, séduisant par-là le lectorat. Par exemple, Isabelle de Montolieu adapte librement la traduction du titre Persuasion et n’hésite pas à changer le nom des personnages. L’auteur analyse la transposition du style indirect libre par la traductrice dans trois extraits. Il rappelle qu’il subit habituellement une homogénéisation, soit par du discours direct, soit par du discours indirect, ce qui déforme les subtilités qu’il exprime telles que l’ambiguïté de la voix dans le discours narratif. Néanmoins, Isabelle de Montolieu réussit à réintroduire l’ambiguïté bivocale exprimée par le discours indirect libre, en procédant à l’emploi du pronom indéfini on et à l’imparfait. Le caractère anonyme du pronom associé à l’expression d’une certaine subjectivité rendue par l’imparfait sème le doute sur l’origine de la voix, si bien que le lecteur ne sait pas toujours si c’est l’héroïne ou le narrateur qui s’exprime. La traductrice a donc éludé le recours à une désambiguïsation homogénéisante en osant utiliser une stratégie d’hétérogénéité énonciative de réambiguïsation.

 

Agnès Whitfield expose la problématique d’une œuvre traduite par différents traducteurs en diachronie comme en synchronie. Elle part de l’analyse de trois romans de Marie-Claire Blais, écrivaine québécoise connue pour son engagement auprès des marginaux. La critique établit le constat que la traduction de ses romans a connu moins de succès dans les pays anglophones. Elle suppute que la variété des traducteurs et traductrices aux parcours personnels très distincts a nui à l’unité et à la réception de l’ensemble de son œuvre sur un laps de temps de plus de cinquante ans. Mais pas uniquement. Les trois traductions tendent à aplanir le style et la musicalité blaisiens, à différents degrés, par l’ennoblissement lexical, la normalisation syntaxique, l’allongement et la standardisation littéraire. Elles altèrent également l’agencement des voix intra-textuelles au profit de la voix narrative. Cette stratégie d’homogénéisation aboutit à l’expression d’une seule et même voix, la différenciation des personnages étant reléguée au second plan, ce qui fait émerger parfois une certaine nébuleuse narrative. Par conséquent, le style polymorphique de la voix de l’écrivaine semble avoir d’abord été négligé par les traductions anglaises. Pourtant, force est de constater que cette stratégie homogénéisante a anticipé l’évolution stylistique de l’écrivaine dont la narrativité s’est estompée au fil du temps et de ses œuvres.

 

Le dernier article nous plonge dans l’univers de la poésie : Patrick Hersant compare le populaire poème « v. » (1985) de Toni Harrison et la version française (2008) du traducteur Jacques Darras, poète et essayiste. Selon l’auteur, tous les ingrédients sont présents dans ce poème-dialogue de quatre cent quarante-huit vers pour inciter le traducteur à opter pour les treize « tendances déformantes » inventoriées par Antoine Berman, dont fait partie l’homogénéisation. Pourtant, il n’hésite pas à faire l’éloge du travail créatif de Darras qui résiste honorablement aux dérives possibles, tout en offrant une version originale et audacieuse (reports de mots anglais et transposition d’effets facétieux). Le traducteur fait s’exprimer le personnage du poète en alexandrins et non en pentamètres iambiques comme dans la version anglaise ; il réserve au personnage vulgaire du skinhead les alexandrins altérés par l’aphérèse. La confrontation entre écriture et oralité, symbolisée par le poète et le hooligan, est ainsi préservée. Si « v. » se présente comme un redoutable défi au traducteur, Darras réussit à ne pas homogénéiser un original hétérogène, sans sur-poétiser le langage du poète ni sur-vulgariser le langage du skinhead. Il a triomphé des nombreux écueils, eu égard à sa parenté poétique avec l’auteur.

 

Palimpsestes 26 éclaire le lecteur sur les forces et les faiblesses des pratiques traductives d’homogénéisation et d’hétérogénéisation. Les auteurs de l’ouvrage présentent de manière détaillée et approfondie les multiples stratégies linguistiques traductionnelles que les traducteurs mettent à leur disposition. Sans chercher à faire un mauvais procès aux traducteurs, les auteurs n’hésitent pas à déplorer certaines pratiques, ou bien à en faire l’éloge. Ils tentent de comprendre leurs motivations : lutte contre un réflexe d’ethnocentrisme culturel, intégration d’une littérature étrangère, ouverture à un lectorat, respect de la loi et des exigences des maisons d’édition, et autres. Il apparaît qu’il n’existe pas de stratégie simple à une activité aussi complexe que la traduction, où créativité et prise de risque doivent être engagées pour trancher le nœud gordien. Cela n’est pas sans rappeler le caractère audacieux et logophile du personnage principal du roman Le traducteur où Jacques Gélat pose avec humour la problématique de son libre-arbitre [18] :

 

J’étais en train de traduire un auteur suédois. […] Son écriture était très visuelle et une de ses manies était de décrire très précisément la couleur des yeux de ses personnages. Il les assortissait à leur caractère d’une manière que je jugeais trop attendue. La blonde, éthérée, un peu schizophrène, avait des yeux bleus presque délavés. Ceux de l’homme qu’elle rencontrait, séducteur patenté, étaient d’un noir brûlant, et ainsi de suite. Ce sont ces couleurs que j’ai commencé à changer. Les yeux bleus sont devenus noisettes, les noirs, verts. Il y a une jouissance à prendre un risque. 

 

 

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