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Bacilles, phobies et contagions

Les métaphores de la pathologie

 

Sous la direction de Caroline Bertonèche

 

Paris : Michel Houdiard, 2012

Broché. 266 p. ISBN 978-2356920881. 20 €

 

Recension de Laurent Bury

Université Lumière – Lyon 2

 

Même si son titre ne l’indique pas (ce qui causera peut-être quelque surprise au lecteur « innocent »), le présent volume relève presque exclusivement de l’anglistique, à l’exception de l’article – passionnant – de l’historien Johann Chapoutot, « Psychose de la contamination et imaginaire de la désinfection : l’Argumentaire bio-médical nazi comme justification du crime ». Les quatorze autres textes portent tous sur la littérature ou la civilisation anglophone, et même plus spécifiquement britannique (hormis ce que Laure de Nervaux-Gavoty écrit sur le Journal d’Alice James, mais si la sœur était aussi peu américaine que le frère, on admettra son inclusion dans cette aire géographique). La période couverte va de la deuxième moitié du XVIe siècle à Samuel Beckett, et ne s’étend donc pas jusqu’à cette extrême contemporanéité dont se revendique la préface, prenant pour prétexte « un phénomène de mode qui remet la pathologie au centre de ses productions littéraires » [7]. On n’en appréciera pas moins la diversité des textes abordés, sous le vaste parapluie de la maladie, dans cette exploration « macroscopique » [8] du concept de pathologie. Et qu’importe que la subdivision en cinq parties apparaisse plus souvent de l’artifice que comme un authentique découpage logique, l’essentiel est bien l’intérêt que présentent les différentes incursions dans la métaphore du corps et de l’esprit malsain.

Si l’on tente de rétablir la chronologie, on commencera par « La guerre civile comme pathologie du corps politique : Diagnostic et remède dans les textes historiques et politiques publiés en Angleterre (1570-1610) ». Marie-Céline Daniel y souligne d’emblée la « résistance » de la métaphore du corps malade de la société, « qui ne se prête pas à des développements trop précis » [116]. Pour chasser le mal, est-il vraiment souhaitable de saigner le corps politique, de l’amputer d’une partie de ses membres ? La métaphore qu’on savait inopérante n’en continua pas moins d’être employée. On passe ensuite à « Autour de la mélancolie hypocondriaque : Maladie et métaphore de Robert Burton à George Cheyne », article dans lequel Sylvie Kleinman-Lafon souligne la perception de la métaphore en général, « tantôt comme excroissance pathologique du discours scientifique qu’elle obscurcit, tantôt comme un adjuvant capable d’en favoriser la compréhension et la diffusion » [152]. On quitte donc le domaine des textes de la maladie pour entrer dans la sphère de la maladie du texte. Pour les ennemis de la métaphore, celle-ci relève de la boursouflure de la pensée comme du langage ; espérons que les auteurs rassemblés dans ce volume aient échappe à l’une comme à l’autre (certains n’évitent pas de souligner leur propre emploi amusant des images médicales, « c’est le cas de le dire » aux pages 18, 19, 26, « c’est bien le mot » à la page 136). À la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, Alexandra Sippel s’interroge sur les pathologies sociales de l’ère industrielle à travers les écrits de l’utopiste John Minter Morgan, et plus particulièrement The Revolt of the Bees (1826).

On aborde des rives plus explicitement littéraires avec « Roman gothique et corps souffrant ». Gaëtane Plottier y montre que les disciples de Horace Walpole avaient pour objectif de « dire la difficulté de la condition humaine, à travers le malheur de l’incarnation » [204]. Le gothique offre un rapport au corps particulièrement ambigu, ce corps impossible à comprendre ou à maîtriser, et sur lequel on s’acharne donc : dans ces romans, comme si l’humanité était atteinte de culpabilité généralisée, « le corps ne peut que demeurer souffrant » [211]. Thomas De Quincey a inspiré deux des auteurs ici rassemblés, d’abord Sébastien Scarpa, pour une communication qui joue beaucoup sur les sons et sur les mots. Parcourant le texte du mangeur d’opium, « œuvre qui semble avoir été sécrétée tout autant par la pensée que par la panse » [75], pour y rechercher la syllabe [an], écho omniprésent du personnage d’Ann, « l’objet aimé en tant qu’il fait défaut » [76], il qui conclut sur un calembour très approximatif, sauf à adopter une prononciation cockney, « opium-eater » / « hope you meet her » [81]. L’autre article, dû à Sophie Laniel-Musitelli, met plus explicitement en relation souffrance et langage, opposant symptôme et signe : « L’auteur cherche, par l’imagination, à instaurer un regard du dedans qui ne soit pas une représentation au scalpel … L’ ‘involute’, figure centrale qui définit l’écriture des Confessions et de Suspiria, symbolise le repli, l’enveloppement de la fiction, qui vient panser le regard tranchant du légiste » [171].

L’époque victorienne et édouardienne se taille ensuite la part du lion, avec pas moins de six articles. Entrelaçant civilisation et littérature, Delphine Cadwallader-Bouron évoque « la bataille du littéral contre le métaphorique dans le discours sur la maladie » [184], alors que le roman – et le sensational novel en particulier – est accusé « de gangréner l’esprit du public, de le rendre malade, en construisant l’ensemble de ses intrigues autour d’un mal dominant et délétère » [187]. Le livre produit un effet direct sur le corps du lecteur, et les romanciers du milieu du XIXe siècle s’intéressaient autant à la médecine que les médecins à la littérature, comme le montre l’exemple de Dickens dans Bleak House ou Dombey and Son. Les textes d’Elizabeth Gaskell inspirent à Benjamine Toussaint une réflexion sur le « bon usage de la pathologie féminine », « les pathologies paradoxales dont souffrent les héroïnes, pourtant robustes de Gaskell » pouvant être interprétées « comme une forme de critique de la société patriarcale » [215] ; le portrait de la souffrance devient alors « un instrument de réforme sociale » [224]. Trois articles abordent plus spécifiquement la fin-de-siècle. Jean-Pierre Naugrette s’intéresse à la lèpre telle que l’utilisent Rudyard Kipling, Jack London et Conan Doyle dans leurs nouvelles qui relèvent du Gothique Impérial tel que défini par Patrick Brantlinger : angoisse de la contagion, métaphore du péril jaune, maux psychiques liés au combat, toutes ces pathologies, réelles ou métaphoriques, ont leur place dans ces textes. Kipling revient, avec Conrad et John Buchan, dans l’article d’Élodie Raimbault qui se penche sur le corps ambivalent des héros, « déficients ou excessifs, révélant une nouvelle pathologie de l’héroïsme » [43], la maladie n’étant plus nécessairement un obstacle aux exploits, mais plutôt leur condition ou leur expression. Guéri par l’action, le héros des romans d’aventure et d’espionnage se caractérise surtout par sa mélancolie. Joseph Conrad encore pour Catherine Delmas, qui se place elle aussi dans la lignée de Brantlinger ; pour montrer comment « Conrad subvertit le canon du récit d’aventures en mettant au jour la pathologie qui mine le corps malade de l’empire » [60], elle exploite les différents sens du mot consumption dans The Nigger of the Narcissus, description d’un univers qui consomme et se consume. Laure de Nervaux-Gavoty relève dans le journal intime d’Alice James toute une théâtralisation de la maladie. « Spectatrice de la folie des hommes, Alice James se met également en scène elle-même, évoquant avec ironie le déclenchement d’une de ses crises et décrivant son corps comme s’il s’agissait de celui d’une autre » [234], le journal devenant « un contre-discours qui met en échec la langue de la médecine en s’appropriant les métaphores médicales » [237].

Unique incursion dans la modernité du XXe siècle, les trois pièces de Beckett abordées par Marianne Drugeon montrent des personnages pour qui la perte progressive du corps correspond aussi à une perte du sens. Avec ces personnages atteints dans leur chair comme dans leur âme, et dont la perception même du monde se fait malsaine, le théâtre « met en scène les jeux d’un esprit malade » [106].

 

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