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Décrire, prescrire, guérir

Médecine et fiction dans la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle

 

Sophie Vasset

 

Collection la République des Lettres

Québec : Presses de l’Université Laval, 2011

Broché. x+334 p. ISBN 978-2763792842. $42.00

 

Recension de Suzy Halimi

Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III)

 

Cet ouvrage de 331 pages (282 p. de texte + 11 p. d'annexes + 32 p. de bibliographie + 5p. d'index) est la version remaniée d'un thèse de doctorat soutenue en 2006 à l'université Paris-Diderot. Comme l'annonce le titre, elle est structurée en trois parties, elles-mêmes subdivisées en huit chapitres. L'objectif de l'auteur est clairement annoncé dès l'introduction : « observer les modes de discours de la médecine et de la fiction … identifier l'interaction de ces deux discours dans la culture britannique du XVIIIe siècle » [1]. Il s'agit là d'une vraie thèse, posée en termes d'interdisciplinarité et développée ensuite dans un va-et-vient constant entre romans et traités médicaux, une confrontation le plus souvent convaincante et réussie, même si la conclusion rappelle combien « l'interdisciplinarité est source d'inquiétude épistémologique » [277].

Comme il se doit, l'introduction délimite le cadre chronologique et géographique, ainsi que le corpus qui a servi de base à la recherche : les traités médicaux du XVIIIe siècle d'un côté et, de l'autre, les œuvres romanesques de cinq grands écrivains, Defoe, Richardson, Fielding, Smollett et Sterne. D'ailleurs l'ouvrage s'ouvre et s'achève sur deux citations extraites de Tristram Shandy. Définir un corpus est toujours une opération délicate et un choix personnel. En l'occurrence, on peut ne pas partager pleinement celui de l'auteur, qui n'intègre pas, par exemple, les romans féminins—si nombreux pourtant au cours de la période de référence—, au titre que « le discours médical est lui aussi écrit par des hommes » [22], alors que l'ouvrage fait une place honorable à une sage-femme Sarah Stone et à ses écrits sur l'accouchement, sujet auquel précisément, les romancières ne sont pas insensibles. Signalons au passage que Sarah Stone a été oubliée dans la bibliographie et dans l'index ! Par ailleurs, le cadre chronologique présenté dans le titre couvre l'ensemble du XVIIIe, alors que le roman gothique qui en caractérise les dernières décennies est laissé de côté. Il eût été certes impossible de couvrir toute la production romanesque du siècle, même en se limitant aux textes écrits par des hommes, mais dans ce cas, le titre ne prête-t-il pas quelque peu à confusion? Cela dit, il est donné à penser, toujours dans l'introduction, que les romans féminins pourraient faire l'objet de travaux ultérieurs.

La langue est d'une grande qualité, claire, élégante, et l'on sait gré à l'auteur d'avoir évité tout jargon. Elle est émaillée de formules heureuses et l'on ne résiste pas au plaisir d'en citer quelques exemples : « repos et repas alternent » [175], « la larme du lecteur doit diluer les erreurs de l'encre » [232], sans compter les nombreuses assonances et allitérations recherchées avec art et pertinence dans les titres et sous-titres des chapitres successifs : « prévention et paratexte » [133], « régimes et restrictions » [163], « guérir, divertir » [ 223], « satire et saignée » [253], « torture et traitement » [263] etc. En hommage à ces belles qualités d'écriture, nous jetterons un voile discret sur les quelques scories qui ont échappé à la relecture.

L'appareil critique est riche, précis. Un gros travail a, de toute évidence, été effectué sur les traités médicaux, sources primaires difficiles d'accès avant la mise à la disposition des chercheurs français des bases de données EEBO (Early English Books On line) et ECCO (Eighteenth-Century Collections On line). Tous ces ouvrages sont dûment répertoriés dans la bibliographie. Mais qu'il nous soit permis de rappeler ici que, pour les sources secondaires, il est d'usage de classer les entrées par grandes rubriques et non par simple ordre alphabétique, afin d'éviter les juxtapositions incongrues et de distinguer les ouvrages généraux des études plus pointues consacrées à un auteur ou à un aspect spécifique de son œuvre. Enfin l'index nominum est utile, nécessaire, mais vu la diversité des sujets abordés, un index rerum aurait aussi été le bienvenu.

Mais venons-en au fond de ce bel et intéressant ouvrage. Le défi annoncé dans l'introduction—« observer les modes de discours de la médecine et de la fiction et identifier les raisons de l'interaction de ces deux discours » [1] est brillamment relevé dans la première partie, dans le chapitre consacré à la circulation des fluides dans le corps, à la circulation de l'argent dans les œuvres de Defoe et à celle des lettres dans les romans de Richardson—condition de vie des héroïnes persécutées et parfois séquestrées par leurs séducteurs—à celle enfin de la production littéraire, grâce au développement des bibliothèques de prêt (circulating libraries). À n'en pas douter, le rapprochement est séduisant entre le discours de la médecine et celui de la fiction. Ainsi est amorcé un thème qui sera repris plus tard, dans la troisième partie, sur le mouvement facteur de santé et de vie et sur le voyage thérapeutique. Mais si Richardson et Sterne ont la part belle, de toute évidence, dans cette réflexion sur la circulation, Fielding et Smollett y font une apparition plus discrète. Ne pourrait-on rappeler et analyser ici le rôle central que joue la route dans leurs romans d'aventures, la route artère de vie animée qui préside aux aventures initiatiques des personnages?

Ces derniers romanciers reviennent sur le devant de la scène dans la seconde partie, « Prévenir, prescrire », où sont évoqués les moyens de prévention dont dispose la médecine, l'inoculation notamment, et le paratexte des romans, où l'auteur intervient à dose homéopathique ou au contraire à fortes doses pour expliquer au lecteur que la meilleure façon de le protéger contre le vice, c'est encore de le lui montrer sans détour, avec ses turpitudes et ses effets pervers. Ici, les deux discours, médical et fictionnel, se rejoignent bien dans un même souci didactique. Adhérant pleinement à cette démonstration, le civilisationniste peut se prendre à regretter ici l'absence de Hogarth et d'illustrations extraites de ses séries picturales—The Harlot's Progress, The Rake's Progress, Marriage-à-la-Mode—œuvres de fiction en images, où la maladie vient sanctionner les écarts de conduite des personnages.

La troisième partie, « Guérir », réunit les deux domaines explorés dans le même champ sémantique, en revenant sur le thème du voyage, du récit de voyage. Fielding avec son Journal of a Voyage to Lisbon et Sterne avec son Sentimental Journey sont ici des exemples de choix, avec de belles études stylistiques sur le l'écriture de Sterne, notamment. Cures thermales et Bath sont bien entendu des passages obligés pour médecins et romanciers, avec un amusant parallélisme entre l'équitation qui fait circuler les fluides par les secousses du cavalier sur sa monture et le Hobby Horse de Tristram Shandy, « passe-temps que l'on chevauche pour échapper à l'enfermement d'une réalité contraignante » [237]. Plus austère est le dernier chapitre, « guérir et détruire », où sont rapprochés pour une ultime comparaison les instruments de torture dont se servent les médecins pour extirper le mal du patient même au prix de sa vie, et le rire de la comédie romanesque, plus léger, moins violent que la catharsis de la tragédie grecque pour purger le lecteur de ses passions.

En conclusion, si nous avons pris plaisir à décrire la teneur de cet ouvrage, c'est pour en prescrire la lecture, et nous laisserons le dernier mot à Sterne, qui a si bien mis en résonance, lui aussi, le discours médical et le discours fictionnel dans Tristram Shandy :

True Shandeism, think what you will against it, opens the heart and lungs, and like all those affections which partake of its nature, it forces the blood and other vital fluids of the body to run freely through its channels, makes the wheel of life run long and cheerfully round [Vol. 4, ch. 32].

 

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