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Traduire l’humour

 

Sous la direction de Yen-Maï Tran-Gervat

 

Revue Humoresques, n°34. Automne 2011

 

Paris : CORHUM, 2011

Broché, 191 p. ISBN 978-2-913698-25-3. 13 €

 

Recension de Catherine Delesse

Université de Lorraine

 

 

Ce numéro de la revue Humoresques propose une nouvelle exploration d’un thème qui continue à intéresser les traductologues, les linguistes et les traducteurs, à savoir la traduction des différentes formes d’humour et de comique. Le volume, comme le rappelle Yen-Maï Tran-Gervat, regroupe une sélection d’articles qui font suite à un colloque intitulé « Traduire, transposer, adapter le comique et l’humour ». Douze articles de réflexion sur l’acte traductif sont ainsi présentés, en alternance avec des petits textes et des dessins humoristiques qui viennent illustrer le thème du volume de manière contrapuntique.

Dans une courte présentation, Mme Tran-Gervat, rappelle que la traduction dans ce domaine fait bien souvent appel à l’adaptation, et précise que, cette dernière devant faire l’objet d’une publication ultérieure, la séparation en deux volumes est purement d’ordre pragmatique. Le recueil interroge à la fois les problèmes purement linguistiques soulevés par le passage d’une langue à une autre dans ce type de traduction et le statut de l’humour « qui semble toujours osciller entre valeur universelle et spécialité régionale » [6].

Dans une présentation bis intitulée « Traduire, entre mots et images », Nelly Feuerhahn, directrice de la rédaction, rend hommage au travail des traducteurs, qui dans ce domaine particulier qu’est la traduction de l’humour, se montrent de véritables créateurs et refusent « l’incommunicabilité » [9] ; cependant elle constate que, si l’humour verbal fait l’objet de nombreuses études, la traduction graphique de l’humour reste un domaine encore peu exploré par les chercheurs. Elle s’attache ensuite à présenter les différentes illustrations du numéro dont la liste figure page 193, en fin de volume. Celles-ci sont soit des œuvres de Pablo Parès (humour essentiellement graphique) ou de Emmanuel Matyo (dessins) et Didier Nordon (textes) – mathématicien de son état.

Le premier article est consacré à Beckett : Will Noonan explore ce qu’il appelle « l’humour bilingue » de l’auteur, mettant en relief la relation entre son bilinguisme et la notion d’humour dont il rappelle le statut hybride anglo-français. Beckett a en effet publié presque toutes ses œuvres en version française et anglaise et a abondamment pratiqué l’auto-traduction. Will Noonan s’appuie sur des exemples tirés des œuvres de la première moitié de la carrière de l’auteur irlandais (Murphy, Watt, Mercier et Camier, Molloy, L’Innommable). En même temps qu’une analyse comparée d’exemples tirés des deux versions des textes, où il met ainsi au jour des procédés de transferts culturels divers ainsi que la limite des équivalences possibles entre les deux langues (ce qui nécessite parfois des compensations ailleurs dans le texte), l’auteur de l’article nous propose une réflexion sur ce que recouvre la notion d’humour dans les deux langues ainsi que sur l’humour beckettien lui-même, montrant que ce sujet est très tôt pour Beckett un sujet de réflexion. M. Noonan convoque à l’appui de son analyse Escarpit, qui associait « humour et self-consciousness » [21], ainsi que Freud. Les exemples choisis permettent de montrer la connaissance intime qu’avait Beckett de la langue française avec des jeux de mots fondés sur le sens et les sons.

Daniel Mangano, lui, évoque dans son article « Réinventer Queneau » la traduction italienne des Fleurs bleues de Raymond Queneau par Italo Calvino. Il rappelle d’abord que cet auteur français a connu un énorme succès en Italie, la traduction de Calvino paraissant en 1967, deux ans après la publication française. Calvino jugeait ce livre impossible à traduire en raison des multiples registres linguistiques, calembours, créations lexicales, etc. Cependant il releva le défi et expliqua sa stratégie de traduction dans une postface de l’édition de 1995. Calvino voulait donner l’impression que le roman avait été écrit en italien et s’est attaché à faire une traduction « inventive » ou « réinventive » comme étant selon lui le seul moyen d’être fidèle à l’original. Mangano s’interroge d’abord sur la philosophie de Calvino en matière de traduction puis se consacre à un examen de quelques points précis comme le titre, les anthroponymes (gardés en français, ce qui gomme les connotations) ainsi que l’orthographe utilisée par Queneau qui essaie de rendre l’oralité dans son français écrit. Calvino procède parfois à des compensations en « faisant du Queneau » à d’autres endroits du texte, stratégie souvent adoptée en matière d’humour. Pour finir, Mangano aborde la question des jeux de mots montrant que Calvino s’attache avant tout à rendre le rythme et l’invention du texte. Il conclut sur les allusions littéraires et juge en définitive que le parti pris de Calvino, à savoir celui de réinventer le texte, a fourni « au lecteur italien les moyens de s’approprier le texte » [47] et a sans nul doute contribué au succès de Queneau en Italie.

L’article suivant, intitulé « Aisance et précision : trois traductions de Ferdydurke (1937) de Witold Gombrowicz », permet à Tul’si Bhambry d’étudier le traitement de l’humour dans les traductions allemande, française et américaine de cette œuvre. Dans son introduction elle évoque les aléas qu’a subis un texte publié deux ans avant l’occupation nazie et ensuite interdit par le gouvernement communiste. Cependant, ajoute l’auteure, ce roman avant-gardiste est resté populaire en Pologne où il « possède un statut de roman culte » [51]. Elle précise que l’humour de Gombrowicz est difficile à traduire, en raison notamment de nombreux néologismes fondés sur des termes désignant les parties du corps et qui deviennent, dans le roman, « l’expression d’une réflexion sur la relation entre l’individu et le groupe » [51]. Elle se propose de redéfinir au niveau traductologique les termes précision et aisance de façon à réévaluer le rôle du traducteur. Elle présente ainsi l’édition et les traductions choisies pour la comparaison de quelques passages, notant que les traductions s’échelonnent sur une quarantaine d’années, une période qui a vu évoluer la pratique comme la théorie de la traduction. D’un point de vue théorique, l’auteure s’appuie essentiellement sur Venuti et Berman, tout en convoquant également Steiner et Spivak. Elle évoque également les études de Douglas Robinson sur le lien entre « précision d’une traduction et l’inclination personnelle du traducteur » [56]. Elle montre par des exemples précis la supériorité de la traduction américaine sur les deux autres, qui tendent à éviter la scatologie et l’agression présentes dans l’original, illustrant ainsi les tendances déformantes de la traduction dont parle Berman. Elle termine son article sur la correspondance de Gombrowicz où l’auteur dévoile ses idées sur le traducteur « idéal » et sur l’espoir que de nouvelles traductions voient le jour en français et en allemand.

Marie-Line Zucchiatti propose une comparaison entre deux versions pour la scène italienne d’un texte de Jean-Michel Ribes, Théâtre sans animaux. Elle rappelle la particularité des textes de théâtre qui « sont généralement traduits en vue d’une création scénique » [65] et sur le fait que ces textes devant être dits, le traducteur doit prendre en compte leur destination scénique. Le traducteur d’une pièce de théâtre comique, rappelle Zucchiatti, ne peut compter sur les notes de bas de pages et doit faire comprendre un trait d’humour de façon immédiate à un public d’une autre culture. Pour l’auteure, la traduction du texte dramatique se rapproche ainsi de celle du texte comique par ce biais de l’instantanéité, mais aussi par la notion de rythme. Elle s’appuie sur le concept de « langue-corps » forgé par le théâtrologue Patrice Davis et qui « désigne « l’alliance du texte prononcé et des gestes (vocaux et physiques) qui accompagnent son énonciation » » [67]. L’étude de Zucchiatti est consacrée aux stratégies adoptées pour rendre en italien la langue-corps comique de Ribes dans deux traductions différentes destinées à deux mises en scène différentes : elle présente la pièce de Ribes, les deux traducteurs et les destinations du texte traduit. À travers quelques exemples elle montre que pour traduire le « rythme de l’écriture comique de Ribes, à l’apparente simplicité d’un parler spontané » les traducteurs ont opéré de « multiples opération de négociation » oscillant entre perte et compensation [68]. Elle conclut que la complexité de ce type de traduction demande au traducteur de jongler à la recherche d’un équilibre entre « fidélité à la théâtralité du texte source » et « exigence d’efficacité du texte cible », faisant de lui à la fois un médiateur et un co-auteur du texte [73].

Nathalie Rouanet-Herlt, quant à elle, fait part de sa propre pratique de traductrice avec la traduction en allemand du livre Les mots et la chose de Jean-Claude Carrière, traduction faite avec Helen Zellweger. Elle rappelle les caractéristiques du texte de départ, pleins de calembours, xénismes, régionalismes, jargons de métier, contrepèteries, phénomènes qui posent toujours d’emblée la question de la traduisibilité. Elle consacre son article aux stratégies mises en place pour traduire ce texte en allemand, où, dit-elle, « il n’existe pas à proprement parler de langue du sexe » [81] et avec la volonté que le texte soit lisible par le lecteur cible sans qu’il ait recours aux notes de bas de page ou au dictionnaire. De nombreux exemples illustrent les procédés mis en place et l’inventivité des deux traductrices prises au jeu de la création ; ce faisant l’auteure montre que traduire l’humour va au-delà de la simple traduction mais nécessite une part de réécriture du texte qui produit « une œuvre au second degré, un palimpseste » [88]. Elle insiste, à l’instar d’Umberto Eco, sur la fidélité au texte qui n’est pas simple exactitude mais affaire d’honnêteté et de respect. 

Le théâtre de Dario Fo est le sujet de l’article de Laetitia Dumont-Lewi, intitulé « Boutades politiques et langage comique. Comment traduire Dario Fo ? » L’auteure rappelle qu’en Italie on estime que les pièces de Fo n’ont aucun intérêt s’il ne les joue pas lui-même. Or, ses pièces sont traduites et jouées à l’étranger. La particularité de cet auteur est de remanier ses pièces « au fur et à mesure que se modifie le contexte sociopolitique italien » [93] ; au niveau linguistique, il utilise pour ses représentations un mélange de dialectes qu’il appelle le grommelot. On perçoit immédiatement que ces particularités vont nécessiter un gros travail d’adaptation, tant linguistique que culturel, dans une langue et une culture cible. L’auteure se consacre essentiellement à la pièce Faut pas payer !, mise en scène par Jacques Nichet en 2005, en se plaçant pour son étude du point de vue de la représentation, ce qui exclut les notes explicatives. Elle loue le choix qui a été fait de gommer un grand nombre d’allusions politiques spécifiquement italiennes ce qui, paradoxalement, entraîne une plus grande fidélité de cette mise en scène au texte source. Le problème de la langue a été résolu en traduisant les textes en français standard, ce qui, selon l’auteure, efface une partie du potentiel comique ; elle pense qu’il est néanmoins possible de le rendre en introduisant une part d’étranger dans la langue française, en utilisant des langues ou accents régionaux ou encore en forgeant un grommelot à la française. Elle produit elle-même des solutions de ce type en prenant un extrait de L’histoire du tigre et conclut qu’il est nécessaire pour le traducteur de prendre des libertés par rapport au français.

Corinne François-Denève consacre son article au domaine du cinéma en analysant le sous-titrage en français d’Easy Virtue (Un mariage de rêve), film de 2008 réalisé par Stephen Elliot d’après une pièce de Noël Coward. Les spécificités de la traduction audio-visuelle (AVT) sont rappelées, ainsi que le travail de recherche effectué sur ce sujet depuis une vingtaine d’années. C. François-Denève résume l’intrigue de la pièce originale et celle du film, modernisée par le réalisateur et son scénariste. Le film présente un « constant jeu de va-et-vient entre passé et présent » [110] et son ressort dramatique est le choc culturel entre Amérique et Angleterre, avec une insistance marquée sur l’anglicité et bien sûr l’humour. L’analyse se veut descriptive et reprend les théories de Hatim et Mason, à savoir les dimensions pragmatique, sémiotique et communicative. L’auteure rappelle ce que recouvrent ces différents classements et s’appuie sur de nombreux exemples dans les domaines des jeux de mots, de l’intertextualité et les questions de registre. Sa conclusion, en forme d’interrogation, soulève le problème de ce qui reste de tous ces éléments dans le sous-titrage.

L’article suivant reste dans le domaine du cinéma puisque Frédérique Brisset traite de Woody Allen. Son étude se focalise sur deux films, Annie Hall et Manhattan, dans lesquels elle étudie l’humour et plus particulièrement les bons mots. Elle le fait en comparant les versions originales, les versions françaises éditées et les versions doublées. Elle rappelle tout d’abord la particularité de « double énonciation » au cinéma puisqu’au récepteur du dialogue présent à l’écran s’ajoute le récepteur ultime qui est le spectateur. L’humour d’Allen « procède souvent par allusions » et le traducteur doit tenir compte d’un « contenu à la fois dénotatif et connotatif » qui amène ses traducteurs, selon les mots de son adaptatrice Jacqueline Cohen, à « faire de nombreux sacrifices » [132]. Frédérique Brisset illustre les difficultés de la tâche grâce à de nombreux exemples qu’elle analyse de façon très précise en tenant compte du contexte. Elle ajoute que la fameuse intraduisibilité des jeux de mots est réfutée dans 80-90% des cas, mais qu’il est parfois impossible de traduire un jeu de mot ponctuel dans une unité particulière : les traducteurs peuvent choisir dans ce cas de compenser ailleurs dans le texte. Elle rappelle l’enjeu culturel de ce type d’humour et conclut que les traducteurs ont néanmoins su relever le défi, comme le prouve le succès de Woody Allen auprès du public français.

Sophie Léchauguette présente un article original dont le titre paraît paradoxal : « Humour : ne pas traduire ! ». Elle étudie le cas des textes pragmatiques où l’humour en anglais est très présent et explique que dans ce type de texte, à l’inverse de ce qui se passe pour un texte littéraire, il vaut mieux effectivement ne pas le traduire. Elle prend pour exemple un manuel de Dennis Moor, Chip Carver’s Workbook, rempli de facéties langagières. Ce type de texte est destiné à familiariser le lecteur avec une technique et se veut outil pédagogique, où « l’humour vise à créer une connivence » avec celui-ci alors qu’en français le risque serait de « décrédibiliser les contenus en suscitant le doute sur leur sérieux » [148]. L’auteure donne des exemples (très amusants), leur traduction ainsi que des propositions de traduction où l’humour est conservé. Elle illustre également son propos en montrant les différences de mise en page entre les éditions anglaise et française. Elle signale ensuite les difficultés des traducteurs débutants avec ce type de texte, leur souci de fidélité entrant en conflit avec les besoins des donneurs d’ordre. Elle conclut que dans ce cas il s’agit pour le traducteur de prolonger un travail éditorial et d’avoir une attitude cibliste en tenant compte de la culture du destinataire-récepteur.

Edward Lear et ses nonsense poems fait l’objet de l’article d’Etienne Cornevin, qui se base sur ces poèmes pour une discussion plus générale de l’humour en poésie et du comique en général. Selon Cornevin, si les personnages d’Edward Lear n’ont pas la résonance qu’ils méritent en France, il faut sans doute y voir la différence entre « l’esprit anglais » et « l’esprit français » [168]. Suit une discussion très intéressante qui convoque à la fois Carroll, Chesterton, les Monty Python côté anglais, Baudelaire, Allais, Satie (listes non exhaustives) côté français. Il s’interroge également sur le peu de goût des français pour la poésie nonsensique anglo-américaine, les limericks étant quasiment absents de notre littérature. Il aborde ensuite le problème de la traduction proprement dite en prenant divers exemples comme la traduction littérale, Queneau et sa transcription du français parlé, les histoires des Peanuts, pour terminer sur des exemples de traduction automatique des poèmes de Lear.

L’article de Vanda Mikšic traite de la traduction de l’humour dans les œuvres du poète croate IvanSlamnig et place dès le titre de l’article la problématique de latraduction/adaptation. Elle situe d’abord son approche théorique, ses liens avec « la théorie de l’évocation développée par Marc Dominicy » celui-ci ayant reformulé la théorie poétique de Jakobson dans une perspective cognitiviste [177]. Elle situe ensuite le poète dans son contexte et donne une liste précise des éléments du comique chez Slamnig avant de proposer sa traduction en français de deux poèmes et d’en expliquer les choix. Elle termine son article en insistant sur la singularité de l’idiolecte du poète et de sa poétique appelée « drontologie » par Mrkonjic par analogie avec cette espèce disparue. Sa conclusion indique que, si difficile que soit un texte à traduire, il faut néanmoins faire confiance à la souplesse et à la créativité de toute langue.

Le mérite de ce recueil est d’offrir un panorama varié sur la traduction de l’humour, portant sur des corpus très divers (cinéma, romans, poésie, textes pragmatique ou de théâtre) et mettant en jeu une variété de langues : français, anglais, polonais, croate, italien, allemand. Le dogme de l’intraduisibilité de l’humour se trouve fort malmené : on ne peut que constater, en effet, que des solutions existent, chaque langue ayant un potentiel créatif et que, dans ce domaine, les traducteurs font preuve d’une très grande inventivité. Notons également que l’impossibilité de traduire ne concerne qu’une minorité d’exemples et que dans ce cas se met en place une stratégie de compensation en d’autres endroits du texte ou, dans le cas du théâtre, par des moyens scéniques. La notion de rythme, si importante en matière d’humour, est également évoquée dans de nombreux articles. Nul doute que le chercheur en traduction trouvera matière à réflexion dans ce numéro d’Humoresques.

 

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