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La Chanson populaire en Grande-Bretagne

Pendant la Grande Guerre, 1914-1918

“The show must go on!”

 

 John Mullen

 

 Paris : L’Harmattan, 2012

Broché. 290 pages. ISBN 978-2296996663. 29€

 

 Recension de Claude Chastagner

Université Paul-Valéry, Montpellier 3

 

 

La situation est paradoxale : il se publie aujourd’hui encore un nombre d’ouvrages impressionnant sur la Grande Guerre, en France comme en Grande-Bretagne (jusqu’à trente par mois selon John Mullen, surtout des ouvrages d’histoire militaire « vue d’en bas »), et pourtant, rien ou presque n’avait vu le jour sur l’activité musicale de l’autre côté de la Manche au cours de cette période. Du coup, nous en savons bien peu sur un aspect essentiel de la vie quotidienne des Britanniques, de leurs activités de divertissement pendant la guerre. Pourtant, non seulement les chanteurs, paroliers et compositeurs, professionnels aussi bien qu’amateurs, n’ont-ils jamais réduit leurs activités pendant le conflit, mais la chanson a joué un rôle notable dans la préservation du moral des Britanniques ou dans l’expression de leur état d’esprit, au front comme à l’arrière. Alors, comment une population en guerre, soldats compris, se distrayait-elle entre deux attaques, quels étaient ses loisirs ? Que se passait-il le samedi soir, entre le foyer et le pub ? Comment s’exprimaient en particulier les membres des classes dites inférieures ?

L’ouvrage de John Mullen vient combler cette lacune. Travail exhaustif, à partir de revues professionnelles de l’époque (The Encore et The Performer en particulier) et d’archives, puisque l’intégralité de la production musicale de l’époque (soit 1063 chansons) y est identifiée, puis systématiquement analysée et explorée par l’auteur, mais travail parfaitement accessible néanmoins à quiconque s’intéresse à la culture populaire sans être pour autant historien de la période. Les choix éditoriaux de J. Mullen y sont pour beaucoup : chapitres courts, écrits avec vivacité, découpés pour faciliter le repérage en de nombreuses sous-parties (en nombre néanmoins parfois excessif, d’où une impression de relative confusion, d’autant plus que le titre des sous-parties n’apparaît pas dans la table des matières), suivis du portrait des artistes mentionnés (Harry Lauder, Vesta Tilley, Marie Lloyd, Harry Champion), notes érudites limitées, annexes utiles composées d’une chronologie politique, militaire et culturelle de l’expérience britannique pendant la Grande Guerre et d’une liste complète des chansons auxquelles il est fait référence, par chapitre. Tout au plus peut-on regretter que des contraintes éditoriales nous privent d’un index, et surtout d’une bibliographie récapitulative, ce qui amène le lecteur curieux à devoir relire les notes de bas de page pour retrouver le titre d’un ouvrage. C’est d’ailleurs l’ouverture vers le public néophyte qui peut constituer une limite à l’ouvrage de M. Mullen, dans la mesure où le lecteur érudit n’aura pas à sa disposition l’appareil théorique et les références savantes qu’il pourrait attendre. Il lui faudra se satisfaire d’une approche plutôt « grand public » qui pourra frustrer son envie d’en savoir plus, à la fois dans les détails historiques et l’approche conceptuelle.

John Mullen couvre bien sûr les différentes thématiques abordées par les chansons de l’époque, ainsi que les différents genres dans lesquels elles s’inscrivent : la guerre elle-même, l’amour, inévitablement, la nourriture, le foyer et les différentes régions d’où sont originaires les soldats, y compris l’Irlande, et de façon plus surprenante des évocations des États-Unis, principalement de Dixie. À cela s’ajoutent des chansons comiques (voire osées) et, à souligner, quelques chansons sur la perception des femmes dans la société, qu’il s’agisse de se moquer de l’engagement des suffragettes, dans une tradition misogyne bien ancrée, ou au contraire de célébrer de façon plus positive leur rôle dans l’industrie de guerre (un chapitre entier est d’ailleurs consacré à cette question). Des extraits des paroles de nombreuses chansons contribuent à mieux faire comprendre les thématiques déployées, mais malheureusement, là encore pour des raisons que l’on craint être purement éditoriales, exclusivement en français, alors qu’une approche bilingue aurait été bienvenue et qu’elle aurait permis de mieux saisir les enjeux sinon poétiques, du moins linguistiques de ces chansons. Quant aux genres, sont examinés le music-hall, la revue, la pantomime, la comédie musicale, le minstrelsy, les spectacles amateurs, y compris ceux organisés par (et pour) les soldats. Quelques pages sont également consacrées aux chansons folk et aux cantiques.

Mais l’ouvrage de John Mullen fait plus que décrire et ressusciter le climat musical de l’époque. À travers les pratiques musicales, c’est toute une société qui s’anime, avec ses tensions, y compris sociales, avec une attention toute particulière aux grèves qui jalonnèrent les quatre années du conflit dans l’industrie du spectacle et à l’impact des syndicats, les moments de solidarités, mais aussi les périodes de conflits, et l’évolution de l’état d’esprit des soldats comme des civils au cours de ces quatre années. Mullen analyse également l’organisation professionnelle de l’industrie du spectacle : des théâtres de variétés et des music-halls aux maisons d’éditions, du montant des cachets aux conditions matérielles des tournées, de la vie des chefs d’entreprises à celle des salariés, interprètes, machinistes ou danseurs, la plupart d’origine modeste, à Londres comme dans le reste du pays. Le regard de John Mullen se porte également sur la nature des relations entre les classes et les différentes formes qu’a pu prendre la contestation par les artistes eux-mêmes, malgré les limites imposées par la structure économique de l’industrie du spectacle et la pression moraliste de la censure officielle et officieuse.

Surtout, John Mullen a l’immense mérite de clarifier un certain nombre de conceptions erronées concernant la Première Guerre mondiale. Sans déflorer toutes les révélations qui font l’intérêt de l’ouvrage, notons néanmoins que si la nature des chansons qui ont eu le plus de succès est révélatrice des orientations générales de la population, alors il nous faut remiser nos certitudes quant à l’état d’esprit belliqueux et va-t-en-guerre qui était censé régner à l’époque. En s’appuyant sur les textes des chansons, des comptes rendus de concerts et des témoignages du public, c’est au contraire une société qui, passés les premiers jours, s’engage avec réticence dans le conflit, que dépeint John Mullen. Loin des foules d’engagés volontaires, ce n’est que grâce à la conscription que l’armée britannique peut former ses bataillons, et la production musicale de l’époque, qui pour des raisons commerciales évidentes ne peut se permettre d’aller contre l’opinion générale, restitue la méfiance ou la peur, en tout cas l’absence d’une forte idéologie patriotique que partagerait l’ensemble de la population. John Mullen peut alors conclure : « Mais on peut considérer que c’était une idéologie patriotique fragile puisqu’elle avait besoin d’un renforcement quotidien par toutes les forces physiques et idéologiques de l’État » [190], renforcement auquel contribuaient les chansons de propagande des premières années du conflit, avant qu’elles ne se fassent plus rares et cèdent place à des rêves de retour rapide au foyer.

Autre aspect du conflit, certes plus connu, mais auquel l’analyse des chansons confère une vision de l’intérieur innovante : le regard porté par les soldats sur leurs officiers. Mullen rappelle le conflit qui oppose les historiens mettant en avant la résistance aux ordres absurdes et sanguinaires, les mutineries et les trêves officieuses aux « révisionnistes » pour qui « les généraux étaient bien plus talentueux et méritants qu’on ne l’avait pensé et que, loin d’être un gâchis innommable, la Première Guerre était nécessaire et utile » [11]. Son étude permet alors non pas de trancher entre les deux positions, plus idéologiques qu’historiques de toute façon, mais de jeter un éclairage intérieur et de nuancer les clivages, en particulier à travers les chansons critiquant les priorités militaires des officiers, même s’il souligne qu’aucune chanson de music-hall n’a abordé les exécutions pour l’exemple, les suicides, les mutineries, les désertions, etc. Son étude permet également de noter l’absence remarquable de chansons sur la mort (sauf celles écrites et interprétées par les soldats eux-mêmes qui s’en prennent par ailleurs à leur hiérarchie et au système militaire dans son ensemble) ou de textes xénophobes. Enfin, et c’est un des aspects les plus prometteurs de cet ouvrage, John Mullen ouvre la porte (dans un futur ouvrage ?) à la notion si centrale en Grande-Bretagne de respectability et au rôle que la musique a pu jouer dans la construction et la mise en place de cette notion.

 

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