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Langue et autorité

De l’ordre linguistique à la force dialogique

 

Sandrine Sorlin

 

Collection Rivages

Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012

Broché. 221 pages. ISBN 978-2753520110. 16 €

 

Recension de Laure Gardelle

École Normale Supérieure de Lyon

 

 

Cet ouvrage propose une approche historique et critique des conceptions du langage à travers trois études : celle des langues universelles, inventées pour remédier aux imperfections supposées des langues naturelles, celle de l’anglais dit standard et celle du discours linguistique scientifique. Les références concernent principalement le monde anglo-saxon et la France. L’ouvrage vise à montrer que dans les trois cas, la conception de la langue repose sur des présupposés idéologiques en partie communs. La langue, au lieu d’être envisagée comme un ensemble hétérogène et surtout comme une pratique sociale, y est dissociée de ses utilisateurs pour être façonnée en un modèle idéal unique, arrêté une fois pour toutes dans sa perfection. Elle est en outre présentée comme pré-existant à l’usage et comme pouvant être décrite dans sa totalité. Ces présupposés idéologiques reflètent une conception verticale de la langue : ceux qui la façonnent – savants, hommes de pouvoir, esprits éclairés – se considèrent comme des autorités.

Face à cette approche trop restrictive, l’auteur prône au contraire une conception horizontale de la langue, qui donne toute sa place à la construction et à la négociation du sens entre locuteur et interlocuteur, et qui prenne en compte les marges. Elle appelle à une linguistique des textes, qui se substituerait à une linguistique des énoncés pour rendre toute sa place à l’interprétation et à l’effet produit sur le lecteur ; c’est ce qu’ont d’ailleurs amorcé les études pragmatiques et les New Discourse Analyses contemporaines. En effet, la langue a une dimension profondément éthique et politique : elle joue un rôle majeur dans la construction des identités individuelles et collectives.

Pour défendre ce point de vue, l’ouvrage propose un parcours en quatre chapitres. Le premier s’intéresse aux langues universelles inventées entre les XVIIe et XXe siècles, pour montrer à quel point l’idée d’une langue « neutre » est illusoire. Le chapitre 2 traite de l’anglais standard, que dictionnaires et grammaires ont cherché à isoler pour le prescrire, puis le décrire, non seulement pour sa supposée excellence, mais aussi pour asseoir le pouvoir de ceux qui le parlaient. L’apparence de neutralité scientifique est donc dénoncée là encore comme étant une fiction. Le chapitre suivant critique le discours linguistique scientifique, plus précisément la linguistique structurale de Saussure et la grammaire générative de modèle chomskyen. Il vise à montrer qu’en prétendant au statut de science, la linguistique a créé une représentation beaucoup trop partielle de la langue. Enfin, dans le chapitre 4, l’auteur suggère des pistes d’améliorations du système éducatif et examine des « contre-modèles » de représentation du langage, notamment l’espéranto et le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues.

À propos des langues universelles, l’ouvrage montre qu’elles sont sous-tendues par un contexte socio-culturel. Ces utopies, nées au XVIIe siècle dans le même temps que les recherches sur l’origine des langues occidentales (qu’on pensait à l’époque issues de l’hébreu), ont été une manière d’apporter de l’ordre dans un monde en plein expansion. Pour l’Angleterre, pays dans lequel ces projets ont été les plus nombreux, il s’est agi en outre de se détacher du latin, langue associée aux catholiques. Retraçant l’histoire de ces langues universelles, des langues philosophiques du XVIIe siècle (à travers les travaux de Francis Bacon, Cave Beck, John Wilkins ou encore Samuel Hartlib) aux langues internationales de la fin du XIXe siècle (telles que le volapük, conçu par Johann Martin Schleyer), l’auteur montre que l’idéal de neutralité et de perfection qui les sous-tend est en fait une illusion : l’autorité linguistique que s’arroge le savant est empreinte d’idéologie. Par exemple, le Real Character de Wilkins propose un ordre des phrases qui suit l’ordre des phrases anglaises. En cela, ces entreprises trouvent un écho plus récent dans le Basic English mis au point au XXe siècle par C.K. Ogden, qui vise à simplifier l’anglais pour en faire une langue internationale plus efficace : le choix même de l’anglais reflète le fait que l’Angleterre se conçoit comme une grande puissance impérialiste. L’auteur conclut que ces tentatives de création de langues, parce qu’elles se sont focalisées sur l’appareil linguistique, ont tendu à faire oublier l’influence du cadre socio-économique et culturel sur la langue, ainsi que le rôle des acteurs en présence.

L’anglais « standard » apparaît lui aussi comme une construction idéologique. Il ne constitue pas l’anglais parlé par une petite élite (bien qu’il s’en inspire), mais il incarne un idéal de langue unique, le représentant linguistique de la nation. C’est ainsi avec l’émergence de l’Angleterre comme grande puissance à la fin du XVIe siècle que les entreprises de codification de la langue apparaissent. Les grammaires, initialement calquées sur le modèle de la langue supérieure, le latin, cherchent à mettre en évidence l’excellence de l’anglais. Tout au long du XVIIe puis du XVIIIe siècle, la recherche de la langue correcte vise à éradiquer la corruption des usages et dénonce les erreurs. La grammaire l’emporte par conséquent sur l’usage ; par exemple, c’est au nom d’une place « naturelle » de la préposition devant le mot qu’elle introduit (« pré-position ») que l’usage de la préposition orpheline, rejetée en fin d’énoncé, est condamné (ex. which none boast of). Le dictionnaire joue lui aussi un rôle de norme. Les figures d’autorité y sont les grands auteurs littéraires, dont les citations illustrent les définitions. Pour l’oral, c’est au XIXe siècle qu’est créé le concept de RP (received pronunciation) par A.J. Ellis. Bien qu’il précise qu’il ne s’agit là que d’une moyenne des caractéristiques générales et non d’un modèle reflétant l’usage réel, l’ensemble ainsi décrit, dénué d’accents régionaux, devient le seul acceptable pour accéder à certaines carrières. Au XXe siècle encore, l’accent régional fait l’objet de jugements et de discriminations. Les dialectes, enfin, n’échappent pas à l’hégémonie de l’anglais standard : seuls ceux qui ne menacent pas son prestige font l’objet d’études. Au XIXe siècle, ce sont ainsi les dialectes ruraux, sur le déclin, qui suscitent un intérêt grandissant, alors que pour les dialectes urbains, en expansion, il faut attendre une période récente pour que leur étude soit jugée acceptable. Or la restriction de la langue à l’anglais standard est à déplorer : non seulement il n’existe pas de modèle pur et transcendant de l’anglais, mais écarter les dialectes, qui expriment des identités locales, revient à ignorer la nature fondamentalement variable de la langue.

Le discours linguistique scientifique fait ensuite l’objet d’un certain nombre de critiques. Le linguiste a toujours recherché des traits homogènes dans la langue, qu’il adopte une attitude prescriptive ou descriptive ; ce que critique l’auteur, c’est l’importance accordée à la notion d’invariant et aux règles immuables. S’attachant aux traditions saussurienne et chomskyenne, elle montre que la langue a été à tort isolée, dissociée de ses utilisateurs, comme si elle pouvait constituer un objet scientifique uniforme. L’auteur reproche à la grammaire d’avoir fabriqué un état de langue pour ensuite le représenter. L’idéologie de l’anglais standard a peut-être favorisé cette attitude : l’invariance a été valorisée par rapport au désordre de la variabilité. Suivant les travaux de Deborah Cameron, l’auteur conclut que même s’il est impossible d’échapper à la normativité (définir une langue, c’est toujours chercher à la contrôler), la langue ne pré-existe pas à la parole : c’est dans un contexte social donné que la parole prend son sens et s’interprète. Il faut donc renoncer à la tentation du « tout décrire », attitude nécessairement réductrice, pour rechercher un ordre partiel oscillant entre régularité et variation. Pour ce faire, il est essentiel d’inscrire la langue dans le monde qui la pratique, en créant des ponts entre linguistique et pragmatique et en redonnant une place centrale à la rhétorique. En d’autres termes, la linguistique devrait privilégier une approche textuelle, c’est-à-dire prendre en compte les normes de discours particulières et le contexte de communication.

Quelques contre-modèles sont alors proposés. L’auteur propose pour commencer un « plaidoyer pour l’espéranto » [147]. À la différence du volapük, il se serait affranchi du carcan des catégories et permettrait une liberté créative grâce à des régularités qui lui sont propres. L’absence d’autorité nationale ou internationale pour le porter ne lui permettra cependant jamais d’accéder au statut de langue internationale, parce que cela supposerait que le pays dominant renonce à une hégémonie linguistico-culturelle. L’espéranto ferait peur par la subversion qu’il incarne. S’intéressant ensuite au domaine éducatif, l’auteur montre les avantages du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues par rapport aux conceptions « verticales » de la langue critiquées précédemment. Parce qu’il établit des profils personnalisés et propose la notion de compétences en cours d’acquisition, il évite le formatage des élèves dans un moule collectif uniformisant. Le mythe du modèle parfait – le locuteur natif – disparaît au profit d’une construction individuelle des compétences selon les besoins et acquis de chacun. L’accent est également mis sur le statut d’acteur social de l’apprenant, grâce à une approche actionnelle. La dimension sociolinguistique et pragmatique n’est ainsi pas évacuée dans l’apprentissage linguistique. Il faut seulement éviter les dérives vers une langue purement instrumentale, qui ne laisserait pas de liberté de dialogue au locuteur.

Dans le rapport maître-élève, la verticalité doit là encore être limitée. Il n’est pas bon que l’élève assimile les leçons sans jamais les remettre en question ; l’enseignant doit avant tout avoir un rôle de chef d’orchestre, et le travail de groupe, qui favorise la prise de parole, doit être encouragé. Car pour l’auteur, si la transmission d’informations sur le fonctionnement de la langue est primordiale, l’élève doit également être amené à devenir un acteur social, capable de renégocier l’ordre établi au lieu de le considérer comme une loi de la nature. De ce fait, il est important de montrer notamment, comme le fait la pragmatique, qu’un locuteur négocie le sens en fonction de son allocutaire. Par conséquent, l’auteur préfèrerait aux règles invariantes une sensibilisation aux normes qui régissent les genres de discours. De même, ce n’est pas le respect de la règle grammaticale qui doit primer, mais la capacité à s’adapter à une situation de communication. L’anglais standard l’emportera toujours, mais le locuteur pourra en jouer au lieu de le subir passivement.

Parce que l’ouvrage met en relation trois champs qui sont rarement rapprochés (langues universelles, anglais standard et discours linguistique), il est particulièrement stimulant et original pour aborder la question des présupposés idéologiques du langage et de ceux qui l’étudient. Clair, pédagogique et accessible, il intéressera non seulement les chercheurs en histoire des idées et les linguistes, mais aussi tous ceux que le rapport entre langue et culture préoccupe.

Certaines prises de position surprennent au vu des critiques qui sont formulées. Par exemple, l’espéranto est loué pour la facilité de son apprentissage parce qu’il fait appel à un système de racines et de suffixes : ce point de vue n’est-il pas, peut-être, celui d’un Européen qui dispose lui-même de racines et de suffixes dans sa langue maternelle ?

Surtout, le chapitre consacré au discours linguistique dérange parfois. Certes, les critiques adressées aux conceptions de la langue et des locuteurs chez Saussure et Chomsky sont indéniables ; elles sont même largement admises aujourd’hui. Mais le regard porté sur la linguistique apparaît particulièrement partiel. En introduction, l’auteur dit mesurer « l’injustice » qu’elle fait à la diversité des études linguistiques contemporaines en choisissant de s’intéresser uniquement aux linguistiques formelles [16] ; mais les conseils donnés dans le chapitre 3 (tels que « Il faut sans doute renoncer au fantasme de maîtrise totale pour le projet plus humble de la recherche d’un ordre partiel oscillant entre systématicité et contingence » [142], ou encore « l’étude du langage doit renouer le contact et le dialogue avec le monde qui le pratique » [144]) laissent entendre que la linguistique s’est arrêtée aux linguistiques formelles, à l’exception de quelques sociolinguistes convoqués dans le propos. Or les dernières décennies ont vu la multiplication des études sur les usages en contexte et des recherches sur la variation ; de plus, toute la linguistique cognitive s’est construite précisément autour du principe fondamental selon lequel une langue n’est pas dissociable de ses locuteurs et des contextes socio-culturels dans lesquels elle est utilisée. Enfin, même si le caractère éminemment social du langage est indéniable et s’il est important de souligner qu’il ne doit pas être sous-estimé, la critique systématique de la dissociation entre langue et utilisateurs apparaît extrême : elle invite à entendre que le fonctionnement de la langue (au-delà des choix linguistiques en discours) pourrait toujours s’expliquer en termes de normes de discours et de rapports entre locuteur et interlocuteur dans l’acte de communication.

En somme, comme le suggèrent ces quelques considérations, cet ouvrage est intéressant non seulement par son contenu, en particulier dans les deux premiers chapitres, mais aussi par les questions qu’il soulève chez le lecteur. Très engagé, il est à lire comme une pierre apportée au vaste édifice de l’étude critique des langues et de l’histoire des idées linguistiques.

 

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