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Traduire la cohérence

 

Sous la direction de Maryvonne Boisseau & Marie Nadia Karsky

 

Revue Palimpsestes, n°23

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010

Broché. 174 p. ISBN 978-2-87854-506-7. 16,80 €

 

Recension de Camille Fort

Université de Picardie Jules Verne (Amiens)

 

Ce numéro axé autour de la cohérence – notion à la fois nécessaire dans tout horizon de traduction et contingente lorsqu’il s’agit de l’ancrer dans « une définition métalinguistique aux contours précis » [9] – convoque une approche multiple. Comme le rappelle Maryvonne Boisseau dans sa Présentation, elle invite à la fois à identifier dans le discours des marqueurs de cohésion et à dégager les éléments susceptibles, une fois reliés et hiérarchisés, de donner à constater la signification du texte. Toutefois, les articles qui suivent démontrent avec Meschonnic qu’il serait naïf de replacer la cohérence sous la simple égide du signe : elle relève aussi bien de ce qui fait la force du texte, par la liaison et/ou la déliaison des mots. En somme, c’est un effet de lecture qui ne se laisse ni prévoir ni totaliser.

Ce cadrage clair sans être didactique permet de mieux cerner par avance les articles qui s’efforceront de montrer comment la traduction peut « défaire ou bien renforcer » [13] la cohérence des stratégies discursives qu’elle s’attache à restituer dans une autre langue. Elle rappelle aussi à bon escient que la cohérence est une dynamique et non une catégorie a priori du sens.

C’est du reste le point de départ de Jean-Pierre Richard qui, en analysant le dernier essai publié du vivant de Henri Meschonnic, Éthique et Politique, creuse la façon dont opère la cohérence dans ce texte : dans l’agir de la phrase (le jeu sur les préfixes ou les infinitifs), la force verbale (la dramatisation), le continu du sens porté par la répétition, voire la concaténation des termes, allant jusqu’à produire des « unions forcées » tels la « forme-sens » ou le « traduire-rythme ». Mais l’originalité de l’article tient à ce que Jean-Pierre Richard repère aussi bien les dyscohérences du texte meschonniciens : la polémique niée dans l’intention mais présente dans l’offensive menée contre le dualisme ; la force du discontinu venant ébranler celle du continu. Ces oppositions se laissent toutefois dépasser dès lors que le rythme, comme avènement du sens, épouse la disruption ou la contradiction apparentes. C’est au lecteur de renouveler sa vision du continu en acceptant qu’il puisse dissoudre l’autre dualité, celle du cohérent/incohérent. Si l’article s’achève surtout sur des questions, laissant le lecteur un peu sur sa faim, la démonstration est belle ; elle atteste une connaissance profonde de la rhétorique-rythmique inhérente à Meschonnic.

Bruno Poncharral réfléchit quant à lui sur la traduction de l’anaphore en s’inspirant notamment de sa propre traduction d’un ouvrage consacré par Alice Kaplan au procès de Robert Brasillach. Par le biais d’une série d’exemples commentés dans une approche contrastive, il montre combien la répétition contribue à notre vision de la cohérence en anglais, et combien il est impossible de la préserver entièrement en français. Les exemples proposés sont très convaincants : si Meschonnnic, dans Poétique du Traduire, plaidait au contraire en faveur d’une restitution intégrale des répétitions comme jalons rythmiques, Bruno Poncharral montre bien qu’elles ne suffisent pas seules à constituer un paradigme de traduction ; en anglais, la répétition s’allie en effet à des effets d’empilement ou de parataxe qui ne garantissent pas toujours au texte, en français, sa puissance énonciative.

La répétition est aussi à l’honneur dans les deux articles suivants, axés davantage sur la question de l’oralité. Le premier se penche sur les doublages et sous-titrages des films de Woody Allen, où il importe de restituer les effets de discours envers et avec « l’évanescence de la parole » [61] puisque les personnages sont souvent de beaux parleurs au débit véloce... Frédérique Brisset se penche ainsi sur les charnières de discours, qui assurent la cohérence au sein de l’énoncé et du dialogue. Des marqueurs ressassés à l’oral comme I mean, You know ou Well opèrent comme autant de jalons tour à tour pleins ou vides, expressifs ou phatiques. S’agit-il dès lors de les restituer de manière à leur conserver leur force idiosyncratique, les omettre pour ne pas nuire au rythme du dialogue, les varier pour éviter les lourdeurs ? Les exemples étudiés montrent qu’il n’est pas de réponse unique, et que les traductions cherchent avant tout à « ouvrir un tour de parole », de façon à garder au dialogue son dynamisme structural.

Dans la même perspective, Isabelle Génin ausculte de près le devenir de l’oralité dans les deux traductions de The Catcher in the Rye de J.D. Salinger. La cohérence de ce texte, paradoxalement, tient à son abandon d’une certaine cohésion – celle de la syntaxe caractéristique de l’écrit, suspendue au profit d’une parataxe abondante, accusée par Annie Sauron alors que Jean-Baptiste Rossi, le premier traducteur, a tenté malgré tout de restructurer le propos du narrateur, Holden, de même qu’il lui a assigné le passé simple, plus littéraire que le temps vif du récit, le passé composé. Pour autant, l’article montre que Rossi opte pour une traduction parfois plus littérale que Sauron, que celle-ci passe par l’ajout de liens syntaxiques pour reconstruire l’oralité, et qu’aucun des deux ne procède par démarche systématique. La réflexion y gagne en complexité. Qui plus est, le parti-pris de resémantiser l’oralité par le biais de formules très souvent argotiques amène Sauron à négliger une autre dimension du texte – l’appartenance sociale de Holden au milieu qu’il méprise, mais qui l’a doté d’un langage hybride. L’article s’achève sur une excellente analyse de l’incohérence, partie prenante du discours de Holden, et que les deux traducteurs atténuent dans leur parti-pris de cohésion. C’est là une démonstration traductologique très convaincante, et qui s’inscrit avec bonheur dans les réflexions actuelles sur traduction et oralité.

La dyscohérence, sous l’aspect du discontinu, est encore abordée dans le chapitre suivant, où Nathalie Vincent-Arnaud se penche sur une rencontre entre deux écrivains femmes bilingues, Eva Figes et sa traductrice Nancy Huston. Les récits de Figes, Ghosts notamment, sont marqués par un « phrasé parlé... une vocalisation de l’écriture » [111] autour de la perte qui fait écho à l’expérience de Figes, marquée par l’Holocauste et contrainte d’abandonner sa langue maternelle, l’allemand, une fois exilée à Londres en 1939. Silence auctorial, hantise de la répétition, nomadisme du sens marquent ses narrations, amenant Nancy Huston à conjuguer à son tour l’errance textuelle qui lui est familière, puisqu’elle aussi se considère comme un « corps étranger » dans la littérature française. Sa traduction participe plus de la réécriture traduisante, mais parvient à recréer une rythmique de la traduction, même si celle-ci l’amène à relexicaliser fréquemment les effets de répétition. La fonction cohésive de la répétition s’en trouve sacrifiée, et l’on peut se demander si le texte français y gagne réellement une étrangeté supplémentaire, comme le suggère Nathalie Vincent-Arnaud, ou un supplément lyrique qui tiendrait davantage du polissage.

L’avant-dernier article est consacré à la traduction de la violence au théâtre – où elle est souvent le vecteur d’une incohérence signifiante – et dans King Lear en particulier. Marquée au coin d’une violence physique et verbale, la pièce recourt à divers procédés stylistiques formant un « tissu cohésif » rassemblant les thèmes traités et donnant à entendre la disruption qui traverse la pièce. Le rythme est ici essentiel, qu’il soit cadré par les normes de goût (la traduction en alexandrins louée par Voltaire et raillée par Hugo), le souci de verbaliser l’intensité poétique (Bonnefoy), la priorité donnée au corps parlant de l’acteur (Déprats) ou au jeu sur les sons (Collin). Le jeu des métaphores tout autant, que d’aucuns restituent le plus littéralement, pour faire entendre l’étrangeté du littéralisme, quitte à faire violence à leur langue, à leur tour, et que d’autres soumettent aux impératifs de rythme. Lorsque la métaphore se fait complexe, filée, peut-on restituer le feuilletage inquiétant du sens ? Ou faut-il, en traduisant, consentir à abandonner une partie du sens, laisser la violence en filigrane, faire confiance à l’imaginaire du spectateur ? Autant de questions prégnantes, que Marie Nadia Karsky traite avec une limpide justesse.

Le propos concluant, qui ne cherche en rien à refermer le débat, s’avance comme « le mot du traducteur », comme on trouve parfois « Le mot de l’auteur » à la fin d’un récit. Bernard Hoepffner revient avec une verve qui tient à la fois de la vis comica et de la culture prise sur le vif (ah, ces métaphores jazzées !) sur son expérience de traducteur, de Thomas Browne notamment, à qui il emprunte « l’ombilicalité » pour décrire non plus l’attachement d’Adam à son Créateur mais celui du traducteur à son auteur. Pulsion d’écriture, visant à forger un double qui ne soit pas une copie, mais une création « d’après » (à tous les sens du terme), le traducteur selon Hoepffner recherche cette cohérence parfaite avec l’auteur tout en se donnant aussi pour horizon l’adéquation passionnée du lecteur au texte traduit. Impossible double-bind, mais qui l’assure du moins de deux caps magnétiques, entre lesquels il lui faut « vibrionner » de son mieux.

Ce propos plein d’humour réflète bien le ton général de ce numéro, son rejet d’une approche monolithique de la cohérence. Le lecteur y aura gagné de mieux saisir en quoi elle peut être diverse et chatoyante, combien elle oblige le traducteur à devenir lui aussi artiste ou artisan du langage, et non simple détenteur d’un savoir théorique.

 

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