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Art et éthique

Perspectives anglo-saxonnes

 

Sous la direction de Carole Talon-Hugon

 

Collection Quadrige

Paris : Presses universitaires de France, 2011

Broché. xvii + 248 p. ISBN 978 2130585879. 20 €

 

Recension de Jacques Morizot

Université d’Aix-Marseille

 

 

Alors que la majorité des philosophes s’intéressant à l’art ont été conduits à s’intéresser à l’éthique à partir d’une recherche sur les conditions normatives de convergence entre valeurs esthétiques et valeurs morales ou d’une réflexion sur les conditions d’applicabilité de principes méta-éthiques, Carole Talon-Hugon est partie d’un questionnement sur l’art contemporain, ses audaces ou ses défis. En témoignent ses deux précédents livres, Goût et dégoût : L’art peut-il tout montrer ? (Éd. J. Chambon, 2003), qui choisissait des illustrations dans des formes extrêmes de création, et Morales de l’art (PUF, 2009) qui replace cette interrogation dans la perspective plus longue qui est celle d’une histoire de la culture, à quoi l’on peut ajouter le dossier « Éthiques d’artistes » de la Nouvelle Revue d’Esthétique (n°6/2010) qu’elle a coordonné.

Le présent ouvrage se présente comme une anthologie regroupant dix articles connus et moins connus qui, bien qu’ils fassent partie des références courantes des esthéticiens de langue anglaise, restent largement ignorés des lecteurs français. À ce titre au moins, la décision de traduire ces textes en les accompagnant d’une courte introduction ne peut être que saluée. Si les noms de Danto ou Goodman sont désormais familiers, il n’en va pas en effet de même pour de nombreux auteurs qui traitent de questions portant sur la définition de l’art, l’évaluation des œuvres, le rôle que jouent émotions et intentions. À un niveau philosophique, il convient d’ailleurs de rappeler que l’esthétique analytique est volontiers de facture plus traditionnelle, non pas parce qu’elle assumerait sans discernement des positions de nature conservatrice mais parce qu’elle n’éprouve pas de difficulté de principe à se servir de catégories que les représentants de l’esthétique continentale tendent à considèrer comme irrémédiablement désuètes (de la beauté à l’expérience esthétique) sinon suspectes, aux yeux des partisans de la déconstruction. Ceci ne comporte aucun jugement de valeur au bénéfice de l’une ou l’autre attitude, et ne se réduit pas non plus à un simple constat de décalage vis-à-vis de productions artistiques qui serviraient de repères, mais elle est la marque d’un style qui fait passer les vertus de l’analyse avant les prises de position militantes.

Les relations entre art et éthique ne sont certes pas nouvelles mais elles s’en tenaient le plus souvent à interroger la dimension éthique de l’art, dans un sens apologétique (en quoi l’art est-il utile voire nécessaire à la diffusion des idéaux éthiques ?) ou critique (que faut-il condamner dans les productions artistiques contestables et la censure est-elle le moyen le plus efficace de parvenir à ses fins ?) Cela se comprenait dans le contexte d’une société rigide et fortement hiérarchisée dans laquelle les normes éthiques faisaient système avec l’arrière-plan métaphysique et politique, mais devient artificiel ou absurde dans le cadre de la modernité. Ce qu’on appelle habituellement le processus d’autonomisation de l’art correspond en effet à la situation nouvelle d’une création artistique qui n’obéirait plus qu’à sa logique interne (l’art est le seul sujet de l’art). Il en découle d’une part une indifférence de l’art vis-à-vis de toute forme de prescription non artistique, et d’autre part un conflit possible entre des types de valeurs devenues hétérogènes (d’où les outrances inévitables de l’avant-garde). Cette manière de poser le problème est en fait largement tributaire d’une vision formaliste qui fait des seules propriétés manifestées le contenu véritable d’une œuvre d’art. Une fois l’idéologie formaliste dépassée voire honnie, il en est résulté une réactivation de questions plus traditionnelles, au nombre desquelles le retour d’une thématique morale relative aux œuvres, non pas simplement à travers leur impact sur la société mais en tant qu’objets culturels susceptibles d’être évalués dans leur réalité complète et donc sans omettre la composante éthique qu’ils véhiculent. Exemplaires à cet égard sont le réalisme moral d’inspiration néo-aristotélicienne défendu par Martha Nussbaum (La connaissance de l’amour, Justice poétique) et le courant post-wittgensteinien qui s’inscrit dans une approche expressiviste de la relation entre la morale et la vie (Murdoch, Diamond, Laugier), qui ont au moins en commun de se demander comment les romans engagent nos émotions éthiques.

Le centre de gravité du présent volume est constitué par le débat entre moralisme modéré et autonomisme modéré, deux positions qui semblent de prime abord antinomiques alors qu’elles partagent avant tout une mise à distance des solutions unilatérales qui prétendent soit exclure par principe toute médiation éthique (Wilde, Bell et les « esthètes »), soit à l’inverse en faire la seule pierre de touche recevable (de Platon à Tolstoï). L’autonomiste modéré ne conteste pas qu’il soit légitime de faire intervenir une évaluation éthique au sein du domaine esthétique, mais il insiste pour qu’on n’en vienne pas à confondre la critique d’art avec la critique éthique (le terme d’éthicisme choisi par B. Gaut est de ce point de vue plutôt malencontreux). Le moraliste modéré soutient quant à lui que dans certains cas une propriété d’ordre moral équivaut dans une œuvre à un défaut ou à un mérite esthétique (Carroll) ou qu’une attitude moralement répréhensible est également déficiente sur un plan esthétique (Gaut). La pierre de touche est qu’un commentaire moral fait partie de la réception normale d’une œuvre et que son évaluation met en jeu des vertus esthétiques en termes d’émotions appropriées. En revanche, cela n’impose pas de soutenir que tout défaut moral est ipso facto un défaut esthétique, tout simplement parce qu’une œuvre d’art est un dispositif complexe et subtil qui peut solliciter nos engagements moraux à bien des niveaux, y compris par un biais ironique ou décalé (Harold). On comprend mieux que Matthew Kieran puisse défendre à la fois un « immoralisme cognitif » qui voit dans les insuffisances morales des grandes œuvres une occasion positive d’enseignement (dans son livre Revealing Art, Routledge, 2005 : 194) et ici une forme d’« éthicisme sophistiqué » fondé sur le caractère non redondant de ce que la compréhension imaginative des œuvres est en mesure d’apporter à la réflexion sur nos propres conduites.

N’est-il pas cependant quelque peu trompeur de parler dans les deux cas de « modération » ? Le qualificatif de « modéré », dans la caractérisation qu’en donne Carroll, n’a en tout cas pas la même portée pour les deux conceptions puisque le moralisme modéré est lié par un quantificateur existentiel (certains défauts moraux comptent légitimement comme défauts esthétiques) alors que l’autonomisme modéré réclame un quantificateur universel (les défauts moraux ne compromettent pas par principe les valeurs esthétiques). La première est en ce sens plus modérée ou logiquement plus faible que l’autre et elle mériterait à ce titre d’être qualifiée de « moralisme opportuniste » (selon une formule d’E. John). Mais cela ne règle pas encore la question de savoir si les arguments du moralisme sont concluants ou non circulaires (n’est-il pas conduit notamment à présupposer qu’il existe tels effets comportementaux qui seraient déclenchés sur tels types de publics ?) Dans une remarquable contribution, Anderson et Jeffrey concluent que le raisonnement de Carroll relatif à l’inférence entre défaut moral et défaut esthétique repose uniquement sur la plausibilité d’une prémisse commune, et celui de Gaut portant sur les réactions prescrites non méritées qu’un défaut qui affecte une œuvre en tant qu’œuvre d’art est dans cette mesure un défaut esthétique. Ces conditions semblent à coup sûr raisonnables mais elles peuvent difficilement passer pour des arguments logiquement suffisants.

La meilleure leçon à en tirer est qu’il serait illusoire de s’en tenir à une simple cartographie théorique, dans la mesure où ce qui importe en fait n’est pas de savoir concilier abstraitement des valeurs (L. Hyman rappelle avec raison que « nous avons besoin du conflit entre nos sentiments éthiques et nos sentiments esthétiques pour créer la poésie ; nous avons besoin de la résistance autant que du voltage pour créer le courant » [34]) mais de savoir de quelle manière l’art est chaque fois sollicité. Posner souligne que le point clé est que « la littérature nous aide à donner un sens à notre vie, nous aide à nous faire une identité » [143] et Jacobson ajoute qu’elle n’a « pas besoin d’essayer de nous rendre vertueux pour avoir une fonction éthique » [80]. De plus, valeur éthique et valeur esthétique interagissent de multiples manières l’une sur l’autre et à différents niveaux. Les réactions du lecteur moderne vis-à-vis de l’Iliade et de Henri le Vert de Keller (pour reprendre deux exemples utilisés par Stecker) ne peuvent ni être semblables entre elles ni comparables à celles de contemporains de leurs auteurs, sans que cela plaide pour autant en faveur du relativisme. Car la contribution de la littérature réside moins dans une forme spécifique de contenu que dans la manière dont elle se sert de tout contenu. Comme le remarque Kieran, « ce que l’œuvre d’art cultive dans les produits de notre imagination est un moyen de comprendre imaginativement la situation représentée » [102], à partir de personnages, d’intrigues, de contextes chaque fois particuliers. De même qu’on a souvent soutenu l’idée que l’esthétique est motivée par un intérêt désintéressé pour les apparences, il semble légitime de penser que « la fonction éthique de l’art narratif réside dans sa capacité à nous faire porter sur les choses un regard neuf » (Jacobson : 81), c’est-à-dire rafraîchi et désillusionné.

En considération des enjeux d’ordre épistémologique et esthétique qui sont ceux des sujets abordés, il ne fait pas de doute que la mise à disposition du lecteur francophone de ce choix de textes est une initiative bienvenue. Certes, comme pour toutes les anthologies, on peut regretter l’absence de tel article ou la place trop généreuse accordée à tel thème. Réaliser un échantillon représentatif des positions, dans un domaine aussi multiforme, et en laissant de côté les noms les plus médiatisés, est à coup sûr une gageure difficile ou au moins délicate. Le présent ouvrage relève de manière crédible ce défi, il rendra donc un réel service et il invitera à élargir la perspective vers d’autres textes qui viendraient le compléter.

 

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