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Intégration de l’altérité dans l’apprentissage des langues

 

Formes didactiques et procédures psycholinguistiques

 

Sous la direction de Danielle Chini et Pascale Goutéraux

 

Paris : l'Harmattan, 2011

Broché. 156 p. ISBN 978-2-296-54793-3. 16,50 €

 

Recension de Claire Tardieu

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle

 

 

L’objet de cet ouvrage dirigé par Danielle Chini et Pascale Goutéraux est d’explorer le rapport identité/altérité dans l’apprentissage d’une langue étrangère selon une perspective psycholinguistique, alors que ce rapport a déjà fait l’objet de réflexions abouties dans le domaine de la culture et de l’interculturel avec les travaux de Cain et Briane, Aden, Zarate, entre autres, et le cadre théorique plus récemment fourni par Puren et Demorgon.

Cet ouvrage était une nécessité à l’heure où prédomine la conception pragmatique de l’enseignement des langues avec le risque de retour de balancier assez typique de l’histoire des méthodologies en France : après l’effort initié par Danielle Bailly dès les années 1970 en faveur d’une approche conceptualisatrice de l’enseignement de l’anglais, poursuivi par Chini et Goutéraux et le Groupe d’Étude en Psycholinguistique et Didactique (GEPED, fondé par Bailly) dans son ensemble, le risque est à nouveau présent de voir s’effacer la dimension cognitive de l’apprentissage. En effet, comme le souligne Chini dans son introduction, la présentation taxinomique du CECRL « semble bien induire un certain arasement de la diversité et de la complexité psycholinguistique de cette intégration [8] ». Ce qui est souligné ici c’est l’effacement de la dimension psycholinguistique de l’apprentissage au profit de la dimension utilitaire. Les auteures posent la question de « la place faite à la construction énonciative et psycholinguistique de la langue dans une perspective actionnelle centrée sur la tâche et l’objectif concret à atteindre [9] ».

L’ouvrage se décompose en quatre parties : Altérité et complexité au cœur de la tâche ; regards croisés sur le principe phraséologique ; débuts de l’apprentissage et approches de l’altérité ; altérité des points de vue : postures et discours.

En première partie, Danielle Chini et Pascale Goutéraux explorent le rapport possible entre approche psycholinguistique et approche actionnelle. Ainsi, dans « Gestion de la complexité en didactique des langues : quelle entrée pour un apprentissage intégré de la langue étrangère ? », Chini remet-elle en particulier en cause le principe d’uniformisation du CECRL en soulignant l’altérité des systèmes linguistiques autant que des publics concernés par l’apprentissage des langues. Partant d’une analyse critique d’une séquence en classe de 1ère, elle met en lumière le caractère réducteur pour les apprentissages linguistiques d’une approche pilotée par la tâche à court terme. Elle écrit : « réussir n’est pas comprendre, agir n’est pas construire [25] » et elle propose un double positionnement de l’élève : par rapport au rôle attribué par la tâche et par rapport à l’enjeu d’apprentissage.

Dans « Complexité des discours d’apprenants et des tâches en classe d’anglais », Goutéraux rappelle les trois paramètres d’évaluation des discours oraux : fluidité, exactitude et complexité, et s’intéresse au rapport entre complexité des productions orales et complexité cognitive des tâches pour tester les facteurs de variabilité en situation de communication. Elle a mené une expérimentation sur des corpus oraux en anglais au lycée (niveau B1-B2) produits par une classe de 28 élèves. La méthodologie consiste à transcrire l’intégralité des sessions pour dresser une cartographie des interventions en tâches communicatives pouvant être mises en relation avec une sélection de productions suffisamment longues permettant de mesurer la complexité interactionnelle d’une part et la complexité syntaxique ou discursive d’autre part. Goutéraux associe analyse quantitative et qualitative. Son expérimentation infirme l’hypothèse selon laquelle « la libération des coûts cognitifs liés à la tâche (tâche simple) permettrait aux apprenants de se concentrer sur une production orale plus complexe [49] ». En revanche, elle semble accréditer les travaux de Foster et Skehan (1996) et d’Ellis (2005) qui établissent un lien entre complexité de la tâche et complexité des discours d’apprenants, à condition qu’il y ait intervention didactique et pédagogique qui inscrive la tâche dans « un enchaînement ‘bien pensé’ de cycles psycholinguistiques [54] ».

La deuxième partie de l’ouvrage, « Regards croisés sur le principe phraséologique » comporte les articles de Amanda Edmonds, « Chaque chose à sa place, les expressions en classe de langue », et de Heather Hilton « Psycholinguistique de la production orale, aisance et disfluence en L2 ».

Edmonds se penche sur l’intérêt pour les expressions en classe de langue et s’efforce de justifier d’un point de vue psycholinguistique leur inclusion dans des méthodes d’enseignement-apprentissage. Elle envisage les différents termes utilisés pour désigner ces unités phraséologiques et rappelle l’opposition théorique entre Chomsky et Altenberg, compositionnalité et préfabrication, syntaxe et lexique, générativisme et émergentisme. Elle résume ainsi les deux stratégies qui en découlent : « l’une qui est holistique et dont l’expression idiomatique est l’exemple par excellence ; l’autre qui est compositionnelle et qui est nécessaire pour expliquer la créativité linguistique ». On pourrait aussi se référer aux travaux de Rod Ellis & Gary Barkhuizen (2005) sur l’apprentissage implicite (procédural) de type « formulaic » ou « rule-based » et l’apprentissage explicite (déclaratif), analytique et métalinguistique. Il s’agit pour Edmonds de discriminer les séquences effectivement pré-fabriquées de celles qui sont composées. Elle conteste les 3 critères habituels de rapidité, facilité et fluence auxquels sont ajoutés 4 critères d’identification : fréquence élevée, plus de temps pour la planification du discours, prononciation sans disfluences et invariabilité de forme. Selon elle, en effet, la rapidité enregistrée sur une séquence par des expérimentations psychométriques n’indique pas nécessairement l’inscription mémorielle de cette séquence. Autrement dit, une réaction rapide à une suite de mots n’est pas forcément due à un traitement holistique. Ensuite elle s’interroge sur la justification psycholinguistique de l’attention prêtée aux expressions en classe de langue, soulignant le fait que la lexicalisation d’une expression « n’est pas jouée d’avance [70] ». La justification pragmalinguistique, de type fonctionnelle, repose sur la différence entre ce qui se dit et ce qui pourrait se dire mais ne se dit pas en général. « À partir d’une même situation, les moyens linguistiques sollicités varient […] et cette variation est souvent difficile à prédire pour un apprenant [70] » alors que, comme Edmonds le rappelle en citant Coulmas (1979 : 243), les routines linguistiques semblent tout à fait « simples et évidentes » aux usagers habituels d'une langue. Dans le contexte de l’enseignement-apprentissage, ellerecommande donc la double approche analytique et holistique, psycholinguistique et pragmalinguistique.

Heather Hilton, quant à elle, s’intéresse aux processus psycholinguistiques en jeu dans la prise de parole en langue étrangère. Elle s’appuie sur le modèle développé par Levelt (1999), en y incorporant les spécificités liées à la production en L2 suivant le modèle de Kormos (2006), pour analyser des exemples tirés du corpus PAROLE (Hilton et al., 2008), corpus oral de production en anglais et en français d’apprenants et de locuteurs natifs. « En quoi, précisément, consiste l’aisance à l’oral, comment définir la ‘disfluence’ en L2 ? » Elle recherche les indices temporels et discursifs de l’aisance orale par opposition à la disfluence. Elle conclut sur « l’extrême importance des traitements automatiques dans la communication verbale des idées », soulignant l’effet négatif pour l’apprentissage de l’approche communicative prévalente depuis trente ans.

Ces deux premières parties d’ouvrage soulèvent la question du rééquilibrage en faveur de la dimension psycholinguistique de l’apprentissage des langues incluant certaines pratiques d’automatisation, qui semblent peiner à trouver leur place entre cognition et action. Il pourrait être intéressant de rapprocher ces conclusions des travaux de Widdowson (1998) et Ellis (2003) ou encore Dörnyei (2009 : 169) sur l’apprentissage intentionnel ou fortuit ainsi que sur les notions de focus on meaning, focus on form et focus on forms (Dörnyei, 2009).

Dans la troisième partie, Line Audin et Anne-marie Voise envisagent la notion d’altérité linguistique au niveau du collège pour l’une, de l’école pour l’autre. Line Audin travaille depuis près de vingt ans en relation avec l’INRP et a développé un modèle fondé sur la théorie de l’invariance de Culioli. Ici, dans « Altérité et invariants, une autre façon d’aborder l’apprentissage des langues au collège », en partant des énoncés des élèves, elle dénoue la complexité du rapport entre langage et réalité, grâce à un outil conceptuel, l’ARB. A désigne la source, B, le but de la relation et R, le relateur. L’ARB se situe dans le monde intermédiaire entre langage et réalité et permet de reconstruire la relation entre A et B, soit en compréhension, soit en production. Pour Audin, « la didactique des langues ne peut pas se contenter de la dimension pragmatique du langage en ignorant sa dimension symbolique et la complexité du rapport personnel, identitaire à la langue [110] ».

Avec « Approches de l’altérité linguistique et culturelle en classe de langue », Anne-Marie Voise apporte une contribution de chercheuse enracinée de longue date dans le terrain de l’école. Elle se demande en particulier pour quelle raison la communauté scientifique ne s’est pas emparée de ce champ d’investigation, et elle s’interroge sur l’absence de prise en compte de l’écart d’âge entre un enfant de classe maternelle et un enfant de CM2. Sa contribution envisage ici non seulement la progression, mais aussi la programmation de l’apprentissage de l’altérité linguistique et culturelle.

Forte de ses multiples expérimentations en milieu scolaire de la maternelle à la fin de l’école élémentaire, Voise démontre à quel point le respect du rythme de développement de l’enfant est important. Ainsi, en se fondant sur les travaux de Trocmé-Fabre (la logique du vivant), elle recommande pour les très jeunes enfants l’éveil aux langues comme une propédeutique à l’apprentissage des langues, éveil qui, en favorisant la reconnaissance identitaire, peut faciliter l’entrée dans la langue de scolarisation. La dimension phonologique de la langue lui semble particulièrement adaptée aux 4-5 ans, l’âge de 7 ans lui paraissant la période idéale pour la répétition en langue orale. Enfin, des activités réflexives et d’observation de la langue peuvent satisfaire l’appétit cognitif des enfants de 10 ou 11 ans. Le mot-clé semble être celui de « prise de conscience » dans différents domaines, à différents moments, et l’on peut déceler ici un paradigme d’approche conceptualisatrice adapté à de jeunes apprenants.

La quatrième partie de l’ouvrage se concentre sur les questions de posture et d’engagement. Dans « Exploration de la notion d’altérité dans la formation des enseignants de langues : pour une résonance des points de vue et des démarches », Marie-Christine Deyrich s’interroge sur l’altérité dans le contexte de la formation des enseignants de langues. Elle rappelle qu’aucune langue n’est étrangère en soi [136] et reprend ici des thématiques qui lui sont chères : l’ego langagier de Guiora (1979) qui expliquerait les résistances à l’apprentissage de la langue de l’Autre ; la question de l’engagement et de la distanciation chez Elias (1993), appliqué ici à la figure du chercheur en didactique, lui-même formateur et apprenant. Elle s’appuie enfin sur le concept de résonance du philosophe Nishida pour établir que « le répertoire du moi social change en fonction des rencontres et des autres [137] ».

Enfin, dans « Les valeurs de l’altérité dans l’acte énonciatif : apports de la linguistique et implication didactique », Christiane Hoybel recherche les marqueurs d’altérité et d’intentionnalité à la mobilité dans les discours d’apprenants afin de démontrer le lien entre altérité et mobilité. Son analyse porte en particulier sur les catégories suivantes : « Nous avec eux » ; « Nous et eux » ; « Eux ». Son étude démontre qu’il existe un lien fort entre le premier groupe d’appartenance et une mobilité déjà effectuée, entre le deuxième groupe d’appartenance et une mobilité réelle ou envisagée, et entre le troisième groupe et une mobilité ni réelle ni envisagée. Hoybel indique une implication didactique possible en utilisant la notion de motivation et celle de « sentiment d’efficacité personnelle » de Bandura (2003). Selon elle, la prise de conscience par les étudiants eux-mêmes de leur relation à l’altérité est apte à susciter un engagement cognitif débouchant par exemple sur la création « d’une activité associative dédiée au tutorat des étudiants étrangers primo-arrivants [152] ».

Cet ouvrage nous semble apporter une contribution très positive et souhaitable dans le contexte actuel de l’enseignement-apprentissage des langues. Ses auteures rappellent en effet quelques données fondamentales et s’interrogent avec pertinence et scientificité sur l’apport de la psycholinguistique, des théories de l’énonciation, des théories de l’apprentissage et du positionnement, qui offrent une prise de conscience non seulement sur les pratiques mais également sur la recherche en didactique des langues.

 

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