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Le Roman de la forêt

 

Ann Radcliffe

 

Édition de Jérémie Grangé

 

Bibliothèque du XVIIIe siècle, N°11.

Paris : Éditions Classiques Garnier, 2011

Broché. 412p. ISBN 978-2-8124-0220-3. 54€

 

Recension d’Élizabeth Durot-Boucé

Université du Havre

 

 

 

L’engouement pour le genre gothique ne se dément pas : le chef d’œuvre sulfureux de Lewis, The Monk, vient d’être à nouveau adapté au cinéma, Dracula renaît sur les planches, le troisième roman d’Ann Racliffe, The Romance of the Forest, ressort de l’ombre et du froid polaire des réserves de livres rares grâce à une traduction nouvelle de Jérémie Grangé. Nouvel exemple de la pérennité d’un genre littéraire qui a fleuri à la fin du XVIIIe siècle (entre 1764 et 1824 plus précisément) et qui loin de n’être plus que passion de collectionneur ou objet de curiosité, doit s’envisager comme un très vaste courant, artistique et culturel autant que littéraire, par lequel s’expriment toutes les possibilités de l’imaginaire.

Quelle bonne idée de redonner vie à ce texte en traduction française! Moins connu certes que les deux romans que Radcliffe composa ensuite, il est au nombre de ceux qui méritaient le plus d'être ressuscités. La date de la parution de The Romance of the Forest n’est pas anodine : le roman de Radcliffe fut publié la même année (1791) que les Remarks on Forest Scenery de Gilpin. Dans ce roman comme dans l'essai du pasteur de Boldre, la forêt prolonge l'architecture, les limites entre verticalité et horizontalité sont gommées dans l’osmose du végétal et de l’architectural, dans la superposition de la forêt et de la nef gothique. Le dispositif de fermeture architectural se double d’un système de clôture végétal et naturel, se conjuguant au mécanisme du verrouillage mental et psychique. Tout cela culmine en un vertige d’enfermement sans fin. Les égarements de la nature répondent et correspondent aux égarements du cœur et de l’esprit.

Cette image de la forêt-labyrinthe apparaît, chez Radcliffe, dès son premier roman, The Castles of Athlin and Dunbayne (1789), avant de devenir le support de The Romance of the Forest. La plus grande partie de ce roman se déroule dans les ruines d'une abbaye gothique dont la taille imposante est mentionnée à plusieurs reprises dans la description qui en est faite au début du chapitre II, référence implicite à Burke. Cette abbaye est enfouie au cœur d'une sombre forêt à la végétation luxuriante et aux hauts arbres, qui semblent « couper ce lieu charmant et sauvage du reste du monde » [54]. La Motte lui-même met son fils Louis en garde contre les dangers que recèle cette forêt, prison aux yeux d'Adeline qui implore le domestique Peter de l'aider à s'enfuir, l'assurant de sa reconnaissance éternelle s'il la sauve de ses ennemis [179]. Comme tout grand symbole, la forêt revêt des significations différentes, tantôt prison tantôt asile. La forêt sert de cachette à La Motte, qui, fuyant la justice des hommes, estime que la forêt n'est finalement pas une si mauvaise demeure pour un criminel menacé d'emprisonnement [54]. Cependant si la forêt protège les fuyards des périls qui les guettent sur les routes et dans les auberges, elle se referme sur eux, labyrinthe obscur qui encercle l’abbaye ténébreuse à la manière d’un cercle magique infranchissable. L'on retrouve ici le mystère ambivalent de la forêt, source à la fois d'inquiétude et de paix, d'oppression et de réconfort, comme toutes les puissantes manifestations de la vie. Pour l'analyste moderne, par son obscurité et par son enracinement profond, la forêt symbolise l'inconscient.

Les descriptions de Radcliffe reposent sur les principes esthétiques des théoriciens les plus célèbres du XVIIIe siècle. La manière dont elle dépeint les paysages tient sans doute beaucoup au fait qu'elle a recueilli un héritage typiquement anglais de sensibilité aux beautés de la nature. La plupart du temps, les paysages sublimes ou pittoresques de ses romans servent de prélude à des épisodes mouvementés, ou de repoussoir à des scènes de danger; ils sont là pour créer une atmosphère et ménager le suspens ou encore pour révéler des facettes de la personnalité des protagonistes. Quand elle se retire dans quelque clairière pittoresque pour effectuer un retour sur elle-même et se livrer à une rêverie poétique, l'héroïne donne libre cours à la sensibilité. Ainsi, lorsque Adeline a le sentiment qu'elle a perdu l'amour de Madame La Motte, sa mère adoptive, elle trouve une compensation immédiate, un substitut pour cet amour maternel, dans la beauté pittoresque de la nature [105] qui la pousse à chanter un sonnet (« To the lily » qui, de « narcisse » pour François Soulès dans la traduction de 1794, devient curieusement « Au lilas » pour Jérémie Grangé [106]) dans lequel elle dépeint sa condition. Il faut reconnaître à Radcliffe un talent certain pour s'entourer de sources littéraires ou picturales dignes d'intérêt. Sa description de Nice dans The Romance of the Forest emprunte beaucoup aux Travels through France and Italy (1766) de Smollett et la stratégie adoptée de décrire un paysage diversifié, alternant aspects arides et aspects fertiles, rappelle les descriptions topographiques du XVIIIe siècle, qui usaient de ce procédé afin de créer un effet dramatique. Mais c'est chez les peintres et en particulier chez Le Lorrain, Poussin et Salvator Rosa que Radcliffe a surtout trouvé ses modèles. Il serait tentant de lui appliquer la description qu'elle fait de M. Verneuil : « il les regardait avec l’œil d’un peintre, et les goûtait avec l’enthousiasme d’un poète » [314]. La dette de Radcliffe ne se limite pas à Thomson et à certains poètes mais s'étend à d'autres auteurs comme Smollett et aux théoriciens du beau, du sublime et du pittoresque, tels Burke et Gilpin : le sublime qui est, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, le paysage par excellence, mais aussi, avec le pittoresque, la catégorie dominante de l'esthétique nouvelle. À la suite de Burke, Radcliffe exploite l'obscurité et reprend presque toutes les autres sources du sublime recensées dans l'Enquiry (1757). Mais s'il faut avoir en main l'essai de Burke quand on explore les pages nocturnes du roman gothique, les nombreux textes de Gilpin sur la « Beauté Pittoresque » sont également d'un grand secours. Les descriptions de Radcliffe oscillent entre pittoresque et sublime, entre Claude Lorrain et Salvator Rosa.

Les descriptions de la nature chez Radcliffe s'accompagnent d'une attention particulière portée à la lumière ambiante à certains moments du jour, le clair de lune ou l'aurore notamment. Ainsi dans The Romance of the Forest, le soleil se lève sur la mer, évoquant irrésistiblement Le matin dans un port (1637), et l'héroïne ne s'y trompe pas, qui sortant son crayon, tente de reproduire la scène sans y parvenir [319]. Les romans de Radcliffe recèlent aussi de nombreuses descriptions du soir, ce qui établit un lien implicite avec la poésie allégorique du XVIIIe siècle, insistant sur la mélancolie, la méditation, la solennité, et se référant souvent au principe énoncé par Burke, suivant lequel l'obscurité est source de terreur. Dans cette tentative d’affilier le roman gothique à une tradition littéraire anglaise, les émotions de mélancolie, de désespoir, mais aussi de joie sont définies—par l'utilisation d'épigraphes—comme des éléments ayant leur propre histoire littéraire, tandis que les citations à l'intérieur du texte sont utilisées pour laisser entendre que le roman gothique est composé avec une référence intertextuelle constante à la poésie anglaise. Cette tentative pour établir des liens avec une tradition poétique se fait parfois en suggérant que les personnages eux-mêmes sont en rapport avec cette tradition. C'est ainsi que Adeline « prend souvent un volume de Shakespeare ou de Milton » [298].

Les descriptions d'une nature riante et heureuse qui abondent dans The Romance of the Forest soulignent l'opposition entre la campagne naturelle, toute de simplicité et de bonheur, domaine de la famille gouverné par les sentiments et par la sympathie, et la ville artificielle, cruelle, mercenaire et hypocrite, habitée par des individus mus par leur intérêt personnel égoïste. Cette vision d'un monde idyllique, d'un véritable jardin d'Éden où la nature abondante et généreuse n'est pas polluée ni souillée par la main de l'homme, s'offre aux regards pourtant blasés de La Motte, au matin de la première nuit qu'il a passée dans la forêt dont il va faire son refuge [55]. Cette abondance caractérise aussi le Paradis Perdu de Milton, dont les livres 4 et 5 influencent nombre de poètes descriptifs au début du XVIIIe siècle. L'Éden, version chrétienne de l'Arcadie, rappelle l'atmosphère de la pastorale. Ce monde d'une incroyable richesse est ordonné, harmonieux; on y décèle la main de Dieu. Tel est aussi le décor idyllique de Leloncourt. Les relations entre les nobles et leurs paysans sont empreintes de cordialité et de respectueux attachement mais elles sont aussi fortement teintées de paternalisme. La Luc, dans la demeure de qui Adeline trouve refuge, jouit du respect et de l'affection de tous les villageois qu'il considère comme ses enfants [310]. Les gens du château invitent leurs paysans aux fêtes qu'ils donnent, et jouissent du spectacle de l'harmonie que leur procurent famille et serviteurs ainsi réunis. On remarque ici l'apport sentimental, en particulier de Sterne dans A Sentimental Journey (1768), avec la scène de la danse avec les paysans (« The Grace »). C'est dans la lumière dorée du couchant que se déroulent les fêtes paysannes [400]. La nature et l'art se rejoignent dans l'image de la danse des paysans, qui évoque le tableau de Claude Lorrain La fête villageoise (1639).

Une nouvelle traduction de The Romance of the Forest était indispensable car celle de François Soulès, La Forêt ou l’abbaye de Saint-Clair (Cote BNF : 16-Y2-49120), publiée en 1794 chez Denné, est, à l’instar de toutes les traductions de romans gothiques du XIXe siècle, ce que l’on pourrait appeler une de ces « belles infidèles » qui, pour Georges Mounin, prétendent embellir l’ouvrage anglais, afin d’éviter ce qui répugnait au goût de leur temps. Ainsi par exemple, sur les 29 épigraphes de The Romance of the Forest, aucune n’est traduite dans les différentes versions françaises qui se succèdent jusqu’au XXIe siècle. Pour ce qui est de la poésie, François Soulès (1748-1809) traduit scrupuleusement tous les morceaux de poésie figurant dans l’original de Radcliffe, citant même dans le cas du poème « Night » l’original en anglais avant de le faire suivre de son « Imitation. Nuit » [Soulès 1 : 244-249], tandis que Narcisse Fournier (1803-1880), dans sa version de 1868, ne traduit aucune des pièces de vers, se contentant de signaler par exemple : « elle chanta ou plutôt soupira quelques vers d’une mélancolie délicieuse, hymne d’un cœur pénétré par la majesté de la création » [Fournier, La Forêt : 61]. C’est la version tronquée, honteusement mutilée, du roman de Radcliffe par Fournier (Paris : Michel Lévy, 1868 ; Cote BNF : Y2-61339) qui est reprise par toutes les rééditions jusqu’au XXe siècle. L’on constate, chez la plupart des traducteurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, en particulier chez l’abbé Desfontaines, traducteur de Swift, et chez Narcisse Fournier, traducteur de Radcliffe, un renoncement à montrer l’autre, sous l’argument de l’intraduisibilité, le traducteur jugeant que son lecteur français ne peut comprendre des allusions à une culture étrangère. Il faut plaire et donc naturaliser l’œuvre étrangère. Fournier apparaît en émule et en disciple de l’abbé Desfontaines, à la fois dans sa volonté de réécriture et dans son souci de plaire à son public, ainsi que dans son rôle de médiateur, de passeur de culture. Mais ces pseudo-traducteurs se souciant peu de la fidélité à la lettre comme à l’esprit du texte, la culture qu’ils contribuent à diffuser est une version édulcorée, « naturalisée, » voire dénaturée de l’original anglais. À la lecture de la traduction de Narcisse Fournier, l’amateur de romans gothiques a l’impression de lire l’un de ces volumes de la Bibliothèque verte ou de la Collection Rouge et Or, l’une de ces adaptations pour la jeunesse, qui, mutilant le texte original, francisant par la destruction de l’autre, s’apparentent à une manipulation.

 

La traduction de Jérémie Grangé cherche à faire connaître le roman de Radcliffe dans son intégralité originale, sans le réduire—à la façon des éditions pour la jeunesse—à sa trame narrative, à une succession d’aventures, pour lui redonner son authenticité et sa personnalité. Elle restitue outre les épigraphes, tous les poèmes, les descriptions largement élaguées de la nature pittoresque et du décor gothique. Le traducteur aurait certes pu éviter d’alourdir inutilement la prose de Radcliffe en multipliant les imparfaits du subjonctif. Nul doute que le choix d’en réduire le nombre (là où il était possible de les remplacer par des présents) eût rendu le texte d’une plus grande lisibilité pour le lecteur d’aujourd’hui. La présence de ces formes aujourd’hui désuètes contraste avec les formulations fort modernes (voire démotiques) utilisées dans l’introduction (« l’auteure » notamment). Mais force est de reconnaître qu’il a su conserver la patine du temps, parfois non sans excès. Et si certains calques malencontreux (tel le « visage de taille moyenne » [60]) et autres maladresses sont regrettables, le charme délicieusement archaïsant du style opère. L’introduction et l’appareil critique des notes et de la bibliographie se révèlent fort utiles malgré des inexactitudes (ainsi, par exemple, le long poème de huit cents vers de Blair a pour titre The Grave et non « the tomb » [301]), des omissions étonnantes (notamment Maurice Lévy étrangement absent d’une bibliographie dont la présentation matérielle serait à revoir), des affirmations totalement erronées sur les deux traductions antérieures du roman [28]. Ainsi, la première traduction, loin d’être anonyme, est l’œuvre de François Soulès et a été rééditée en 1798 par Maradan et en 1830 par Lecomte et Pougin avant d’être adaptée par Narcisse Fournier en 1868 et non en 1880.

Jérémie Grangé rappelle justement dans sa préface « la présence écrasante des femmes dans cette production ». Les fictions gothiques exercent, à l’époque, un grand attrait sur les femmes parce que le gothique s’avère être un mode qui permet l’expression de leurs propres fantasmes, qui leur offre un répit des frustrations de leur quotidien. Le gothique met en scène des héroïnes persécutées qui prennent leur destin en main, vivant des aventures périlleuses, jetées en prison, dépouillées de leurs biens, obligées de courir les routes pour échapper à la tyrannie d’une figure paternelle. L’héroïne gothique est, toutes proportions gardées, l’équivalent féminin du héros picaresque. En fin de compte, loin d’être une victime passive de l’autorité masculine, elle est agent de son destin et le gothique se caractérise par le dépassement du rôle traditionnel de l’héroïne. C’est une littérature d’évasion, critiquant les structures patriarcales de domination masculine et rêvant d’un univers pastoral idéalisé de prééminence féminine. Accordant une voix à celles qui sont culturellement réduites au silence, le gothique peut être qualifié de révolutionnaire. Il est significatif que le héros radcliffien est « largement féminisé » : il est, de fait, dans les cinq romans de Radcliffe, écarté très vite, soit jeté en prison, soit blessé physiquement, et se retrouve donc affaibli, impuissant, émasculé en un mot. On peut lire les romans de Radcliffe comme des tentatives de défier les structures patriarcales et de subvertir l’idéologie qui veut que la femme soit docile et délicate.

Voici donc, enfin disponible, une version toute neuve, complète, d'un des textes les plus délicieux que la « magnifique enchanteresse » ait produits. La traduction de The Romance of the Forest d’Ann Radcliffe, texte malheureusement tombé dans l’oubli, par Jérémie Grangé, constitue un outil précieux aussi bien pour le chercheur que pour le lecteur profane. Le premier y trouvera de quoi satisfaire son appétit de connaissance d’un genre littéraire fascinant et le second goûtera le frisson délicieux de se plonger dans des aventures rocambolesques, menées à un train d’enfer.

 

 

 

 

 

 

 

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