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Les Ruses de l'ignorance

 

La Contribution des femmes à l'avènement de la science moderne en Angleterre

 

Sandrine Parageau

 

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010

Broché. 359 pp. ISBN 978-2-87854-484-8. 23€

 

Recension de Guyonne Leduc

Université Charles de Gaulle–Lille 3

 

 

Disciple de Line Cottegnies—initiatrice, en France, des études sur Margaret Cavendish—, Sandrine Parageau approfondit les recherches sur la duchesse de Newcastle (1626-1676) et les complète par celles sur Anne, vicomtesse Conway (1631-1679). L'auteur s'appuie sur leurs traités de philosophie naturelle et sur leurs correspondances respectives entre 1650 et 1680 dans cette première analyse comparative française visant à mettre en valeur « La Contribution des femmes à l'avènement de la science moderne en Angleterre », ainsi que l'explicite le sous-titre malheureusement absent de la couverture de l'ouvrage.

L'Introduction [9-21], modèle du genre, présente ces deux aristocrates, qui ne se sont sans doute jamais rencontrées [11] mais qui partageaient relations et correspondants, puis brosse le contexte intellectuel, expose les hypothèses envisagées ainsi que la méthode utilisée (histoire des femmes, histoire intellectuelle...). Un état des lieux de la recherche permet de mesurer l'originalité de la présente étude.

L'ouvrage se compose de trois parties (précédées, chacune, d'une courte introduction), divisées en trois chapitres, chacune. La première Partie (« La Prédilection des femmes pour la philosophie de la nature : Les Facteurs socio-historiques ») examine les modalités de l'accès des femmes au savoir, au début de l'époque moderne en Angleterre. Le Chapitre 1, consacré à  « Cavendish, [à] Conway et [à] l'éducation des femmes » [27-45], met en contexte leur autodidaxie avant que le chapitre 2, intitulé « Le Rôle de la sociabilité savante dans l'accès au savoir de Cavendish et de Conway » [47-79], n'approfondisse leur appartenance à la « communauté des lettrés » [48] : « salons [littéraires] et cercles [philosophiques] » [50] constituent alors des « réseaux intellectuels complexes » [52] et transnationaux. Ce chapitre s'attache, en particulier, aux « cercles Newcastle et Conway » [54] ainsi qu'au principal moyen d'échange in absentia, les correspondances. Pour compléter l'évocation du contexte, le chapitre 3 démontre comment  « Le Statut de la philosophie au XVIIe siècle » [81-106] rend la philosophie naturelle accessible aux femmes. Après avoir noté l'intérêt de Margaret Cavendish et d'Anne Conway pour Dieu et pour la Création, ce chapitre s'appesantit sur la philosophie de Bacon et de Descartes, en n'omettant pas de faire le point sur la question du cartésianisme et du préféminisme. 

L'arrière-plan étant mis en place, la deuxième partie est consacrée aux « Modalités du discours scientifique de Margaret Cavendish et d'Anne Conway : Une Pensée autodidacte au service de l'ordre ». Autodidaxie, méthode [ordo et methodus] et dialogisme chez les deux « polygraphes » [110] sont l'objet d'une analyse tout en finesse dans le chapitre 4, « L'Ordre du discours de Cavendish et de Conway » [113-135], après une réflexion sur la démarche du bricoleur, analysée par Claude Lévi-Strauss et retravaillée par Willem Frijhoff [109-111]. L'érudition de Sandrine Parageau s'avère tout aussi diversifié et sans faille dans le chapitre 5 où elle se livre à un examen très précis et fouillé de « L'Éclectisme ou la coïncidence des opposés » [137-176]. Ce courant de pensée, qui peut résulter du scepticisme, dépend, chez les deux femmes, de leur accès au savoir. Se fondant sur le socle du chapitre précédent, qui se conclut sur le lien entre philosophie et religion chez Anne Conway et sur leur séparation chez Margaret Cavendish, le chapitre 6, « Cavendish et Conway à la recherche de l'harmonie perdue » [177-205], met en relief l'élaboration, par chacune des deux femmes, de « théories philosophiques qui illustrent [l']harmonie universelle » [177], « l'élaboration d'une 'science de l'ordre ' » [178], préservation de l'ordre religieux chez Anne Conway, de l'ordre politique et social chez Margaret Cavendish, cet ordre pouvant être «occulte », comme l'explique l'auteur ; le développement sur la richesse du procédé de l'analogie à cette période est tout à fait pertinent. La conclusion du chapitre (et de la partie), qui dialogue avec deux passages du Sexe du savoir de Michèle Le Dœuff, illustre bien l'une des thèses de l'ouvrage : pour les femmes (philosophes), la forme d'accès au savoir est beaucoup plus déterminante que le sexe.

Dans la troisième partie—« Contre le désenchantement de la nature : La Réponse de Cavendish et de Conway aux 'nouvelles philosophies' »—, l'auteur cherche à expliquer l'origine des similitudes entre les philosophies vitalistes de ces deux aristocrates ; pour cela, Sandrine Parageau envisage une démarche culturaliste et une autre, essentialiste qu'elle repousse [209]. Dans le chapitre 7, « Cavendish et Conway face aux philosophies contemporaines : Leur position dans le débat » [211-250], l'auteur précise la position des deux femmes par rapport aux courants philosophiques. Si elles adoptent et adaptent l'atomisme [211], « leur conception vitaliste de la nature » [223] les fait s'opposer aux théories mécanistes de Descartes et de Hobbes ; quant à leur réaction face au platonisme de Cambridge, qui inspire nombre de femmes philosophes à l'époque, elle est « complexe » [232] et celle devant la philosophie expérimentale est empreinte de circonspection. Le chapitre 8, « Les Représentations de la nature dans les philosophies de Cavendish et de Conway » [251-276], analyse en détail l'élaboration des doctrines philosophiques des deux femmes, notamment en ce qui concerne l'image de la nature et la composition de la matière. L'interrogation contenue dans le titre du chapitre 9, « Des philosophies vitalistes ? » [277-311], conduit à l'examen des nuances de leur vitalisme, ici remis en contexte, puis à celui de leur conception de la nature de l'âme. Une évocation de la réception des œuvres philosophiques des deux femmes clôt le chapitre. Dans une courte conclusion, qui est aussi celle de cette troisième partie, l'auteur reprend les trois hypothèses énoncées pour justifier la similitude des philosophies respectives de Margaret Cavendish et d'Anne Conway : les « formes d'accès au savoir » [310], le contexte intellectuel (vitalisme en réponse au mécanisme) et « le lien entre la nature et la femme au XVIIe siècle » [310]. Concise et claire, la conclusion générale [313-317] est aussi un modèle du genre.

Seul regret dans cet ouvrage issu d'une thèse de doctorat qui relève de la meilleure tradition universitaire : l'application, inélégante, à la langue française de l'habitude anglo-saxonne de ne pas indiquer le prénom des femmes, y compris dans le titre de la troisième partie alors qu'il figure dans celui de la deuxième. Une précieuse bibliographie hiérarchisée qui différencie sources primaires et sources secondaires [319-346], un index nominum [347-350] et un index rerum [351-354] complètent ce volume d'excellente qualité.

 

 

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