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De la culture rock

 

Claude Chastagner

 

Paris : Presses Universitaires de France, 2011

Broché, 290 pages. ISBN 978-2-13-058927-3. 23€

 

Recension de Georges-Claude Guilbert

Université François Rabelais–Tours

 

 

 

On savait depuis La Loi du rock (1998) que Claude Chastagner était un grand lecteur de René Girard. De la culture rock en est un peu moins pénétré de bout en bout, même si sa présence demeure forte, avec sept ouvrages figurant dans la bibliographie. Chastagner a convoqué dans ladite bibliographie tous les critiques qui ont écrit des choses intelligentes (ou pas) sur la culture rock (y compris naturellement John Fiske, Dick Hebdige et Simon Frith). D’emblée il prend le contrepied de ce qu’il nomme « la critique postmoderne » [43, 45, 157, 216], précisant parfois « américaine » [241], ou « les postmodernistes » [19, 20]. Il évoque le « discours […] journalistique postmoderne » [204], le « nihilisme postmoderne » [242] et le « pessimisme postmoderne » [256]. J’aurais peut-être davantage précisé, à sa place. Moi qui ai tendance à me ranger dans le camp des postmodernes, je ne me reconnais pas dans un des reproches principaux que Chastagner leur fait : je ne pense pas, à la différence de certains commentateurs culturels, que le rock a été entièrement « récupéré » depuis longtemps (du moins après les années soixante), sans espoir de retour… Il est vrai toutefois que ce discours est largement répandu, et l’on sait gré à Chastagner de dépoussiérer un peu la critique, même s’il a parfois tendance à l’excès dans ses accusations ; les critiques auxquels il pense ne sont peut-être tout de même pas aussi monolithiques ni aussi tristes que cela.

En exergue, une citation de Madonna qui chante « Music makes the bourgeoisie and the rebel come together ». Cette citation me réjouit, dans la mesure où j’ai passé une partie de ma carrière à démontrer que précisément, chez de telles artistes, la subversion peut coexister avec la plus extrême forme de capitalisme. Or c’est là l’originalité rafraîchissante de cet ouvrage, « une autre lecture de la culture rock » [20] : Chastagner, contrairement à de nombreux universitaires de notre génération, nourris de rock dans leur jeunesse, ne fait pas preuve non plus de naïveté nostalgique, fantasmant la survivance de rebelles complets, héroïques rôles modèles de quelque jeunesse en rupture avec quelque ordre social (tout en observant certains créateurs tout de même largement hors système, tel Frank Zappa). Sa problématique, captivante, est la suivante : et si la culture rock et le capitalisme pouvaient fonctionner parfaitement ensemble, se nourrissant l’un de l’autre, dans un contexte synergique stimulant plutôt qu’étouffant ? « Il nous faut comprendre les rouages qui lient le rock au système capitaliste. Comment fonctionne l’économie de la culture populaire ? » [155]

On a beaucoup reparlé du « Club des 27 » durant l’été 2011, après le désolant décès de la chanteuse Amy Winehouse. Le bluesman Robert Johnson était le premier, mais il a été suivi d’un grand nombre de personnes incarnant la culture rock, tous morts à 27 ans : Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain… D’autres, tout aussi pénétrés de l’esprit du rock, sont devenus enseignants à 27 ans, mort symbolique si jamais il en fut. Chastagner refuse visiblement de se laisser aller à penser que l’overdose serait la seule issue cohérente pour le vrai rocker puriste. Il écrit que « les universitaires qui s’intéressent au rock sont pour la plupart autant observateurs que participants » [41] ; je confirme. Cependant, certains accomplissent plus d’efforts que d’autres pour garder la tête froide et produire des écrits dépassionnés, même en réécoutant « Rock ‘n’ Roll Animal », qui a changé leur vie, et même si parfois l’expression proverbiale « those who can, do, and those who can’t, teach » leur paraît atrocement fondée. Comme l’écrit cruellement Chastagner :

 

En corroborant ainsi l’aura de révolte qui entoure leur musique préférée, les chercheurs en recueillent quelques valorisantes miettes pour eux-mêmes. L’universitaire, au prestige quelque peu entaché d’une fâcheuse réputation conservatrice, peut alors se prévaloir d’un anticonformisme rebelle bien plus flatteur. [42]

Faisant œuvre d’historien autant que de critique, sans jamais oublier certains des « fondamentaux » des Cultural Studies, par rapport auxquels nous sommes bien obligés de continuer à nous situer, Chastagner, Professeur de civilisation américaine à Montpellier III, analyse figures et tendances du rock des années cinquante et soixante (mais aussi jusqu’à aujourd’hui et sans oublier le punk), les oppositions marge et mainstream, n’oubliant jamais que « le fondement subversif et transgressif du rock est au cœur de la séduction qu’il exerce » [18]. Il est conscient du côté machiste de certaines « révoltes » adolescentes ou post-adolescentes, ayant observé que dans certains contextes « la rébellion est avant tout l’affirmation de [la] masculinité » [68]. Souvenons-nous de la façon dont les mâles hippies ont souvent exploité leurs consœurs sournoisement, prétextant la révolution hippie / sexuelle et l’amour libre pour simplement multiplier les conquêtes sans se soucier des conséquences. Nombre de femmes se sont regardées dans le miroir un matin des années soixante-dix et ont subitement réalisé qu’elles s’étaient « fait avoir », en fait de féminisme hippie. Chastagner ne craint pas non plus de mentionner la « tarte à la crème » de la culture rock, la notion d’authenticité, qui « ne peut se régler facilement » [75]…

On sera peut-être moins convaincu par certains courts passages, se demandant pourquoi Pascal Quignard est cité, par exemple [86], ou pire, ce qui peut bien justifier une allusion à une chanson de Jean-Jacques Goldman [92] ; ou bien on trouvera que la notion du processus d’identification arrive peut-être un peu tard [90] ; ou encore on regrettera l’absence de développements conséquents sur Malcolm McLaren et le voguing, ou les glissements occasionnels du rock vers la pop sans avertissement. Mais l’on appréciera le chapitre sur les guitares et celui sur le Pop Art et ses ambiguïtés constitutives (notamment la rencontre entre le Velvet Underground et Andy Warhol), deux sujets que Chastagner connaît fort bien.

Chastagner écrit : « C’est précisément parce que Iggy Pop et U2 incarnent le credo anticapitaliste de la culture rock et l’esprit de révolte adolescent que le capitalisme les paie si cher » [166]. La phrase est remarquable de justesse, même si je n’aurais jamais personnellement mis Iggy Pop et U2 sur le même plan. Il écrit aussi, et cela me fournira la conclusion de cette recension : « Il faut dépasser l’opposition manichéenne entre système capitaliste et culture rock ». C’est là ce que cet ouvrage permet de faire, de façon très convaincante et dans un style enviable, sur 290 pages.

 

 

 

 

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