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Les trois vies des Tueurs

Siodmak, Siegel et la fiction

 

Serge Chauvin

 

Pertuis : Rouge Profond, 2010. 190 p. ISBN 978-2-915083-43-9. 20 €

 

Recension de Delphine Letort

Université du Maine–Le Mans

 

 

 

De la nouvelle d’Ernest Hemingway (Les Tueurs, 1927) aux films de Robert Siodmak (Les Tueurs, 1946) et de Don Siegel (À bout portant, 1964), l’ouvrage de Serge Chauvin entremêle de manière judicieuse l’interprétation des trois récits, qui se complètent sans jamais épuiser le sens du texte originel. L’énigme du récit fondateur d’Hemingway se creuse au fil des réécritures proposées comme le suggère la lecture proposée par l’auteur, qui nous invite à partager un regard à la fois fasciné et informé sur l’histoire du Suédois.

L’auteur s’attache d’abord à souligner les procédés mis en œuvre par Siodmak dans le cadre de l’adaptation cinématographique de 1946. Il envisage les contraintes internes au texte d’Hemingway, liées à une écriture lacunaire, « sans commentaire ni psychologie » [15], puis les contraintes externes rendues visibles par l’autocensure pratiquée par les studios. Serge Chauvin s’efforce de remarquer les écarts entre le texte et le film pour signaler les glissements symboliques, énonciatifs, langagiers, qui accompagnent la transposition de la nouvelle à l’écran. Iconographie des personnages, mise en scène théâtrale, stylisation de l’éclairage, abondance de détails véristes transforment le récit dépouillé d’Hemingway vers un nécessaire étoffement de l’intrigue et des personnages.

L’adaptation de la nouvelle, qui se clôt sur le meurtre mystérieux d’un homme résigné (« I got in wrong » affirme le Suédois [61]), conduit les scénaristes (Richard Brooks, Anthony Veiller, John Huston) à réinventer l’histoire autour de l’intrigue criminelle. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Serge Chauvin revisite Les Tueurs comme une œuvre emblématique du film noir, dont elle exhibe les figures archétypiques : les gangsters (Al et Max), la femme fatale (Kitty), la victime (Pete Lunn) dramatisent l’intrigue criminelle. L’auteur mène sa propre enquête à travers les flashbacks du film qui, selon lui, expriment une « volonté de rétablir une histoire complète, un profond désir de fiction ». L’originalité de l’analyse proposée consiste à démontrer que le film rejoint l’esprit de la nouvelle, qu’il en prolonge le mystère grâce à des ajouts dans le scénario (le symbole du mouchoir, le passé de boxeur du Suédois). Les Tueurs serait truffé « d’appels à fiction », autant d’éléments qui sollicitent l’imagination du spectateur en lui suggérant d’autres développements possibles, l’entraînant dans une « rêverie de spectateur » [11].

Si Don Siegel reprend le schéma narratif et la structure dramatique du film de Siodmak, À bout portant est plus qu’un simple remake. La réflexion de Serge Chauvin s’appuie sur une comparaison minutieuse entre les deux films, qui ouvre un jeu ludique de reconnaissance des images – fussent-elles renversées par la clarté qui illumine le film de Siegel et succède à l’ambiance nocturne du film noir. L’analyse met en lumière les glissements de valeurs qui affectent la caractérisation des personnages filmés en couleur et exacerbent la représentation de la violence physique. Les flashbacks décrivent Johnny North comme un héros devenu victime par accident tandis que Sheila Farr incarne une femme fatale déchirée par des sentiments contraires et dont le comportement oscille entre « simulation et spontanéité » [132]. Le rythme effréné du film, parfaitement symbolisé par le motif de la course automobile dans laquelle se lance Johnny North, atteste d’une « modernisation » des formes de la fiction [118]. À la passivité de Pete Lunn dans Les Tueurs, Siegel oppose la frénésie de Johnny North, dont le meurtre commandité intrigue le gangster Charlie Strom. L’énigme du Suédois se déplace vers le personnage de Charlie, décidé à mener lui-même l’enquête avant de se retirer du monde criminel. Il incarne le double du Suédois, tenté par un dernier gros coup, mais également mû par un sentiment insaisissable.

La dernière partie de l’ouvrage explore les lignes de fuite qui portent « la promesse de possibles et de secrets sans fin » [177], suggérant que le récit d’Hemingway se réécrit à chaque visionnage dans les interstices de la fiction. Les liens intertextuels que l’auteur tisse avec la filmographie des acteurs et des réalisateurs enrichissent la lecture des films a posteriori tandis que les flashbacks favorisent l’autonomisation de certains plans ou séquences, suggérant d’autres possibles. L’ouvrage est illustré par autant de photogrammes qui illustrent les différents horizons de la fiction, représentés par un espace en hors champs qui attire l’œil des rêveurs de Siodmak comme celui des amants de Siegel [CLX].

 

 

 

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