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Thomas Hardy

Figures de l’aliénation

 

 Thierry Goater

 

 Rennes : Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2010

Broché, 373 p. ISBN 978-2-7535-1218-4. 18 €

 

 Recension de Stéphanie Bernard 

Université de Rouen

 

 

Auteur de romans, dont Tess of the D’Urbervilles (1891) et Jude the Obscure (1895) sont sans doute à la fois les plus sombres et les plus célèbres exemples, de nouvelles, d’essais, mais aussi d’innombrables poèmes et même d’une épopée dramatique, Thomas Hardy est souvent considéré comme un écrivain inclassable et pourvoyeur d’une vision excessivement pessimiste de l’homme par nombre de lecteurs français. Cela semble vrai également dans le cadre de la littérature anglaise qui le plaça longtemps en marge du canon.

L’ouvrage de Thierry Goater, agrégé d’anglais et maître de conférences à l’université de Rennes 2, a donc pour premier mérite de mettre Thomas Hardy à l’honneur et d’offrir une réflexion accessible et approfondie sur son œuvre. La publication de l’ouvrage coïncide par ailleurs et fort heureusement avec la présence d’un roman de Hardy au programme de l’agrégation d’anglais : Far from the Madding Crowd, publié en 1874.

Le corpus retenu correspond aux textes regroupés en 1912 par Hardy, lors de la publication de la Wessex Edition de ses œuvres, sous l’appellation « Novels of Character and Environment ». Ces « Romans de caractère et d’environnement » incluent les trois récits cités plus haut, auxquels s’ajoutent Under The Greenwood Tree, The Return of the Native, The Mayor of Casterbridge et The Woodlanders, ainsi que deux recueils de nouvelles. C’est donc Hardy auteur de fiction qui est ici considéré.

Thierry Goater s’intéresse aux figures—au sens de « représentation comme forme et comme expression » [15]—de l’aliénation dans l’œuvre de Thomas Hardy. L’aliénation peut être définie tantôt comme une force extérieure à laquelle est soumis le sujet qui souffre alors d’une « étrangeté au monde » [16] ou à lui-même, tantôt comme une force intérieure qui le divise et menace son identité. L’aliénation peut également être le fruit d’une perspective narrative cultivant la polyphonie et donnant naissance à un « texte babélique » [338] dans un « monde diégétique morcelé » [339]. 

Le propos est clair et la pensée limpide. La contrepartie d’une telle clarté est peut-être un manque de prise de risque dans l’analyse. Présenter Thomas Hardy comme l’auteur de textes où les personnages s’aliènent et se perdent, sans espoir d’une unité retrouvée, est une image quelque peu attendue—qui cependant nous permet d’explorer les méandres d’une œuvre difficilement classable. On pourra peut-être aussi regretter l’absence d’une évocation de la poésie, but ultime de cet auteur et influence toujours perceptible dans son travail d’écriture—évocation qui aurait permis de mettre davantage en lumière le style et la langue de Hardy. Les références bibliographiques, enfin, renvoient rarement à des ouvrages récents. 

Une dernière remarque en demi-teinte portera sur le choix de certains concepts. Prenons par exemple le terme d’« extranéation », titre de la première partie, qui s’inspire du concept d’« extranéité » présenté par Menachem Rosner en 1974. L’« extranéité » désigne le sentiment qui peut dériver d’un processus d’aliénation. Afin de désigner « le processus lui-même » [19] par lequel s’accomplit l’aliénation, Thierry Goater propose le terme d’« extranéation ». Si l’insistance sur la distinction entre le sens passif et le sens actif du processus d’aliénation est pertinente, le terme d’« extranéation » n’apporte pas en soi d’éclairage essentiel sur les notions d’« exclusion et exil » discutés dans cette première partie.

Il est à noter que l’étude offre un panorama détaillé des œuvres du corpus choisi. La première partie permet ainsi de se plonger dans le contexte social et religieux des différents textes, faisant apparaître les mutations d’un monde où l’homme hardyen se perd. La seconde partie montre qu’à cet exil forcé des personnages dans l’espace social répond un exil intérieur, lorsque l’homme devient objet plutôt que sujet : fatalisme populaire et destin familial, coutumes et superstitions, éducation et progrès sont autant de facteurs de réification du sujet. Mais c’est aussi dans la relation à l’autre, dans un rapport amoureux corrompu où le désir fait violence, que s’accomplit la chosification et la fétichisation de l’objet du désir.

La troisième partie dépeint un sujet hardyen divisé. Confronté au désir de l’autre, il perd son identité propre dans une identification à cet autre qui lui semble être un double idéal, mais qui peut devenir un double encombrant. Le sujet hardyen s’égare dans le regard de l’autre qui l’entraîne dans un « vertige spéculaire et spectaculaire » [216]. Cet être fragmenté sera balloté dans la diégèse, incapable de se fixer, à l’image de Sue dans Jude the Obscure qui aime tant les gares, lieux de passage et de fuite.

Car les mouvements incessants et les maints déplacements des personnages sont la marque de ces êtres fuyants, vivant dans le moment et l’émotion, ne pouvant se satisfaire de la permanence du désir. Certains se livrent même au fantasme d’un « corps-à-texte » [239] pour ne pas faillir dans un corps-à-corps toujours destructeur chez Hardy.

Le dernier facteur d’aliénation suggéré par Thierry Goater est à trouver dans la narration elle-même, au travers de laquelle l’interdit parvient à s’écrire—à s’inter-dire. La richesse polyphonique des textes avec notamment l’intertexte biblique, la subversion des codes génériques faisant se côtoyer tragique, comique, romantisme et même expressionisme, l’instabilité du point de vue dans la narration sont autant d’aspects de l’écriture hardyenne, qui constituent une « esthétique de l’hésitation » [318], les figures d’aliénation et de fragmentation étant le cœur de l’œuvre.

L’ouvrage de Thierry Goater propose donc une analyse fouillée et panoramique des « Romans de caractère et d’environnement » de Thomas Hardy. Son lecteur est invité à s’ouvrir à la question de la perception tant dans la diégèse qu’au niveau de la narration et de la réception du texte, et à recevoir cette œuvre polyphonique et polysémique comme un « texte de plaisir » autant qu’un « texte de jouissance » [349]. L’ambivalence subversive de l’écriture hardyenne est donc bien mise à l’honneur, et c’est sans doute là la vertu première de cette étude des figures de l’aliénation chez Hardy.

 

 

 

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