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L’ Autobiographie de Thomas De Quincey, une Anatomie de la douleur

Confessions d’un mangeur d’opium anglais (1821 & 1856)

Suspiria de Profundis (1845)

Esquisses autobiographiques (1853)

 

Françoise Dupeyron-Lafay

 

Paris : Michel Houdiard, 2011

Broché, 384 p. ISBN  978-2-35692-041-6. 25€

 

Recension de Max Duperray

Université de Provence

 

 

C’est une heureuse initiative que celle de Françoise Dupeyron-Lafay d’avoir rédigé un essai rassemblant les textes autobiographiques de Thomas De Quincey. On s’en tient trop souvent en effet aux célèbres Confessions, au détriment de beaucoup d’autres textes qui prennent place dans une œuvre déployée sur vingt et un volumes. La lecture attentive de Suspiria de Profundis au moins, véritable « Ars Poetica » du mangeur d’opium, est un éclairage indispensable pour comprendre les sources des textes fébrilement composés pour le London Magazine en 1821.

D’entrée de jeu, Françoise Dupeyron situe l’auteur dans la confrérie des opiomanes sous l’égide de la mélancolie. De Quincey continuateur de Burton (dont le titre, The Anatomy of Melancholy, est pastiché par le sous-titre choisi pour cet essai) et annonciateur de Nerval ? Se tisse, à partir de là, le réseau complexe d’une configuration culturelle proliférante où les contemporains romantiques côtoient Milton, Sir Thomas Browne ou la tragédie grecque, Eschyle ou Sophocle, sans oublier l’importance des souvenirs bibliques, sous l’influence de la mère de l'écrivain surtout. C’est le socle référentiel qui sous-tend l’étude de l’imaginaire conduite ici avec minutie et conviction : la force du modèle grec, et les avatars de la relation malaisée avec les femmes, entre Gorgone et Madone, jusqu’aux personnages évanescents des fillettes promises à une disparition précoce ou la symbolique perceptible dans la personnification d’Oxford Street, la marâtre prédatrice. Tout un pan de l’étude s’arrête judicieusement sur « la matrice affective et poétique de l’enfance ». Le livre reconstitue d’ailleurs en grande partie les événements majeurs de la vie, les deuils qui la marquent, le fondement d’une douleur existentielle diffuse et d’une culpabilité pathologique—dont les figurations sont revisitées au cours de ce travail—, éléments qui ne se livrent pas directement, mais se perçoivent ici et là, comme si une pudeur retenait la main de l’écrivain.

Cette introspection obsessionnelle dans une œuvre qui s’intéresse au mécanisme de la formation des images annonce, au début du XIXe siècle, la théorisation de l’inconscient que Freud introduira à la fin. L’importance centrale de l’involute, une théorie elle-même imagée, rend compte de l’archéologie de l’imaginaire autant que la pensée florale et le fameux caducée dont il est bien montré qu’il se situe au cœur d’une contradiction entre l’emblème de vie et la connotation de la maladie.

De Quincey a eu à l’égard de l’autobiographie une approche plus anxieuse qu’envers toute autre chose. En témoigne la réécriture laborieuse des Confessions en 1856 à laquelle F. Dupeyron se réfère et qu’elle a raison de ne pas traiter en tant que telle tant la logorrhée explicative ruine le tableau. On notera de même l’excroissance envahissante des notes dans les Esquisses « symptôme d’un profond désarroi » [311]. F. Dupeyron fait un lien utile entre le psychologisme : la hantise, et sa traduction scripturale : le palimpseste. Elle cerne, par des formules exactes, la spécificité du sujet en évoquant par exemple « les architectures de l’inexorable » ou « les échos de l’irrévocable » qui rendent bien la qualité de l’emprise dans la poétique quinceyenne.

Il est d’ailleurs fait convenablement mention de toute la stratégie du déni : « tergiversation, faux-fuyants et déni » [50], le jeu des masques et des dérobades Dans ce cadre, peut-être pourrait-on accentuer davantage la place de l’intertextualité, le citationnel, voire le plagiat (évoqué p. 67) et le doute émis sur l’authenticité : l’autoportrait est à double entrée, le pastiche de la méditation à la Wordsworth, le tropisme du paraître de la part de celui qui avait accolé une particule à son nom, d’une part et l’autodénigrement facétieux, d’autre part. C’est, en bref, la pose héroïque du héros (« the hero of the piece ») qui se regarde philosopher ou souffrir, tout en gardant la distance salutaire à l’écriture. D’où le ton quelque peu sardonique et l’étiquette de « Romantic ironist » reprise par Baudelaire, qui disait que le vocable « ironist » était celui qui lui convenait le mieux. Et l’on touche là à la contradiction qui fonde la célèbre doctrine de la « puissance » (« the literature of power ») au cœur de laquelle paraît le fascinant hiéroglyphe. Le livre fait d’ailleurs la part belle à ce paramètre, cette contradiction permanente qui habite les textes : « l’aléatoire déterminé » [chap. V], et souligne l’humour délétère en conclusion. Concurremment à une psychanalyse de la douleur, il convient de mesurer en effet l’héritage rhétorique d’un classicisme latin mâtiné de romantisme, entre invocation, proclamation, spéculation, sentimentalité et ironie.

Le sujet est ici, il est vrai, la douleur et ses remèdes aussi illusoires soient-ils, mais fondamentaux puisqu’ils incluent la magie de la « prose passionnée » trouvant son point d’orgue dans la finale de Suspiria « Savannah-la-Mar ». Cette orientation a permis d’écrire d’excellents chapitres sur les textes périphériques aux Confessions, comme « The Apparition of the Brocken ».

Le livre de Françoise Dupeyron est une évaluation importante de la place du désir à l’œuvre et fournit un élément utile à ajouter à une bibliographie pour un lectorat francophone en particulier. Elle dresse un portrait fouillé, remarquablement documenté, du Romantique dépressif. Très bien structuré, l’ouvrage offre un contact vivant avec les textes, malgré sa grande érudition, commençant par mesurer d’abord le caractère déroutant de la première lecture des Confessions avant d’y revenir après avoir fait le détour par les souvenirs d’enfance et la réflexion sur la création littéraire contextualisée. Ce retour sera marqué par l’étude en profondeur des formes appliquées de l’imaginaire, le bestiaire symbolique ou les images de l’enfermement paradoxal—« enfermé dehors », ce symptôme carcéral qu’illustrent si bien les gravures, souvent contemplées, du Piranèse.

On trouvera là un témoignage argumenté et éclairant sur une ontologie d’exception, qui, comme son modèle, marie l’intellectualisme d’un décryptage à la sensibilité d’une lecture.

 

 

 

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