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100% compositeurs de bandes originales de films
Stéphane Lerouge, Sophie Loubière, Alain Pierron
Paris : MBC, 2002.
27 euros, 114 pages, ISBN 2-912999-04-9.

Nicolas Magenham
Université de Paris X - Nanterre


Cet ouvrage est le dernier-né d'une collection dont l'ambition est de publier un livre sur la musique tous les deux mois environ. Il a été co-écrit par deux spécialistes de la musique de film, Stéphane Lerouge et Sophie Loubière, ainsi que par Alain Pierron—la contribution de ce dernier se limitant à un article sur la synchronisation. Le livre se décompose en deux parties distinctes, la plus volumineuse consistant en un « carnet de notes des compositeurs », soit une liste quasi-exhaustive de compositeurs français, accompagnée de leur CV. L'autre partie—qui nous occupera ici—est composée d'articles et d'interviews et porte sur la situation actuelle (ou parfois passée) de la musique de film française. L'un des aspects les plus intéressants de cette partie a trait aux rapports qu'entretient la musique de film française avec la musique du cinéma de langue anglaise, et en particulier avec Hollywood. Qu'elle soit un objet de rejet ou d'attraction (voire les deux à la fois), qu'elle soit considérée comme imbattable en matière de professionnalisme ou comme un produit formaté, la musique de film hollywoodienne est un sujet récurrent dans les interviews des compositeurs français, et d'une manière générale, de tous ceux qui travaillent dans le domaine de la musique pour l'image en France. Le besoin irrépressible des Français de se positionner par rapport à Hollywood apparaît tout au long de ce livre : la musique de film hollywoodienne est le point de repère duquel on tente de se rapprocher ou au contraire de s'éloigner.

De Maurice Jarre à Michel Colombier, nombreux sont les compositeurs français qui ont répondu (et qui répondent encore) aux sirènes d'Hollywood, s'y exilant occasionnellement ou définitivement. En plus de voir leurs honoraires augmenter, les compositeurs français trouvent à Hollywood une reconnaissance qui n'a pas d'équivalent sur l'Ancien Continent. Dans une interview accordée à Sophie Loubière, Gabriel Yared raconte sa fascinante expérience californienne. Son exil démarre en fanfare puisqu’il empoche un Oscar pour son travail sur Le Patient Anglais en 1997. Dès lors, les propositions affluent et ses crédits sont multipliés par quatre ; en bref il gagne la confiance la plus précieuse qui soit à Hollywood, celle des décideurs. Mais très vite, Yared connaît le revers de la médaille : il enchaîne les échecs et voit deux de ses partitions refusées. Du coup, les demandes se raréfient. En un mot, l'expérience américaine de Yared est l'illustration parfaite de cette pensée d'Erich von Stroheim : « A Hollywood, on vaut autant que son dernier film. »

Bien que la situation française s'améliore depuis une dizaine d'années, il semble que ce soit avant tout le statut économique de la musique de film à Hollywood qui soit la principale motivation des compositeurs qui choisissent l’exil californien. À cet égard, Stéphane Lerouge rappelle le cas de Georges Delerue, le compositeur emblématique de la Nouvelle Vague, dont le départ pour les Etats-Unis en 1981 fut exclusivement motivé par des raisons financières. « Tant qu'au devis des films français on trouvera « Pour mémoire » face à la ligne « Musique », il n'y a guère d'espoir que la situation change », souligne Delerue. « Aux Etats-Unis, précise-t-il, 2 à 3% du budget total d'un film sont dévolus à la musique ». Pour Delerue (et certainement pour bon nombre de ses collègues émigrés), partir pour Hollywood représente moins la réalisation d'un Rêve américain qu'une façon de protester contre le statut de parent pauvre de la musique de film en France.

En matière de création artistique, c'est la situation inverse. Cette fois c'est le joug des studios hollywoodiens qui est dénoncé et c'est l'école française qui est portée aux nues. Lerouge rappelle tout d'abord ce qui fait la particularité de la French touch : « une plus grande liberté, une plus grande distanciation dans son rapport à l'image, […] son refus d'une formation type, […] son ouverture à tous les outils mais aussi à tous les langages ». En d'autres termes, Lerouge nous offre la description d'une musique anti-conformiste, qui s'opposerait à une musique conformiste, celle du cinéma hollywoodien. On se demande même si cette spécificité française n'est pas née en réaction contre la musique de film hollywoodienne tellement les deux démarches sont différentes. En 1936, Maurice Jaubert, « sorte de père fondateur » (Lerouge), compositeur de L'Atalante notamment, évoquait ses convictions artistiques en prenant position contre l'esthétique hollywoodienne. En dénonçant la musique descriptive systématique et les codifications (rythmiques, instrumentales…) prônées par Hollywood, Jaubert définissait implicitement ce qui allait devenir l'école française : l'explosion des conventions, le refus des normes. Nombreux sont les témoignages de compositeurs français qui, comme Jaubert, évoquent ce qu'ils ne sont pas quand ils parlent de leur travail. Ainsi, le compositeur d'origine roumaine Vladimir Cosma se situe avant tout contre une certaine esthétique lorsqu'on lui demande dans quel courant il s'inscrit : « Contrairement à la démarche hollywoodienne, basée sur une recherche d'efficacité immédiate, ma musique ne cherche pas à appuyer les effets mais plutôt à apporter une dimension émotionnelle, un état supplémentaire ».

Après avoir loué, voire envié, le statut économique qu'Hollywood accorde à la musique de film, les Français expriment maintenant leur méfiance lorsqu’il s'agit de création pure. Les compositeurs interviewés dans le livre décrient le manque d'originalité de la musique de film hollywoodienne, la considérant presque comme un exemple à ne pas suivre. Ainsi, depuis qu'il travaille aux Etats-Unis, Yared assiste ironiquement à un « rétrécissement total » dans la variété de sa propre musique. Cette situation s'explique bien entendu par le formatage imposé par les majors, mais également par le manque de communication entre compositeurs et réalisateurs/décideurs. En 1944, Paul Misraki découvre la pauvreté de cet échange quand la RKO lui propose de faire la musique de Heart Beat, le remake de Battement de cœur (1938), film français dont il avait déjà fait la musique. Misraki apprécie le professionnalisme hollywoodien mais regrette que le compositeur ne soit qu'un employé d'une major, un employé qui dispose de nombreux moyens, certes, mais qui n'a pas le statut d'un créateur ayant une relation étroite avec son metteur en scène.

À la lecture de cet ouvrage, il semble donc qu'Hollywood soit une sorte de cage dorée dans laquelle un artiste pourrait perdre l'inspiration à force de se soumettre à la volonté des décideurs. Ce constat peut s'appliquer à toutes les formes de création artistique, du moins si l'on en croit cette anecdote relatée par Michel Legrand : au début des années soixante-dix, alors qu’il travaille à Hollywood depuis peu, le compositeur des Parapluies de Cherbourg rencontre Edith Piaf qui lui conseille de rentrer en France, ce qu’il fait peu après. Selon elle, un artiste qui part s'installer aux Etats-Unis perd son talent tôt ou tard, et Legrand commençait à s’en rendre compte. Sa carrière américaine se poursuivra, mais d'une façon intermittente.

Cependant, il ne s'agit pas de noircir le tableau. Il est indéniable que la plupart des compositeurs américains ont un incomparable savoir-faire. Certains d'entre eux réussissent même à sortir du moule. Des compositeurs comme Lalo Schifrin ou Henry Mancini ont réussi à imposer un style qui s'écarte des conventions, un style que l'on pourrait qualifier d'européen, ou du moins de non-hollywoodien. Mais au prix de quelles terribles batailles avec les majors ? De même que la musique européenne influence des compositeurs américains, certains de leurs homologues français trouvent parfois leur inspiration dans la musique américaine en général (principalement dans le jazz bien sûr), mais aussi—ce qui peut paraître surprenant après ce que l'on vient de voir—dans la musique hollywoodienne. Tout en conservant la liberté de création propre à leur système, certains compositeurs français lorgnent quelquefois vers le style hollywoodien, pas seulement sous forme de clins d'œil parodiques, mais également en manifestant un véritable attrait pour ce qui leur semble digne d'intérêt dans la musique de l'Age d'Or d'Hollywood, toujours en cours aujourd'hui : style dramatique, force de l'orchestration, une petite dose de mickey-mousing. Cette influence peut s'entendre dans le travail du jeune compositeur français Philippe Rombi. Pour le générique de Oui, mais… d'Yves Lavandier (2001), Rombi fait même le lien entre l'école française et l'école hollywoodienne en composant une valse légère et nostalgique à la Georges Delerue, dont la conclusion est en revanche plus proche d'une musique hollywoodienne.

De plus, il est intéressant de noter que quelques compositeurs français—qui ont déjà une certaine assise dans le milieu de la musique pour l'image—vont faire jouer parfois leurs partitions Outre-Manche par des orchestres qui comptent parmi les plus prisés des « pointures » américaines. Il arrive que ce changement d'interprètes s'accompagne d'un changement d'écriture : lorsque l'on dirige des orchestres qui ont contribué à la construction de mythologies américaines, il peut être tentant de faire évoluer son style vers une esthétique plus hollywoodienne. L'exemple le plus amusant est peut-être celui de Vladimir Cosma qui, depuis 1996, travaille régulièrement avec le London Symphony Orchestra, la formation mythique qui a enregistré la bande son des Star Wars. Le fait de travailler avec cet orchestre l'a amené quelquefois à orienter son écriture vers un style proche d'un John Williams ou d'un John Barry, si bien que quand Gérard Oury lui propose de travailler sur le remake très vieillot du Schpountz de Pagnol (1999), Cosma compose un générique qui rappelle plus la partition de Jurassic Park que celle de Manon des Sources. Alors que l'on s'attend à voir des tyrannosaures surgir dans la garrigue, c'est Smaïn imitant Fernandel qui fait son apparition dans une fourgonnette d'épicier.

Même si l'exemple du film d'Oury montre que le dialogue entre la France et Hollywood n'est pas toujours heureux, il est au moins la preuve que ce dialogue n'est pas systématiquement de nature conflictuelle (esthétiquement parlant). Ce que 100% compositeurs de bandes originales de films met en lumière ici et là, c'est donc la relation d'attirance/répulsion qu'entretient l'école française avec la musique hollywoodienne, l'expression d'un sentiment mélangé d'envie face aux moyens qu'offre Hollywood aux compositeurs et de rejet face à l'obligation de rentrer dans un cadre trop rigide. Ce livre confirme que c'est une fois de plus la machine hollywoodienne qui attire tous les regards sur elle, qu'elle serve de modèle ou de contre-modèle.


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