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Eric Athenot, Walt Whitman : poète-cosmos (Paris : Belin, 2002, 7,60 euros, 126 pages, ISBN 2-7011-3169-3)—Joanny Moulin, Université de Provence, Aix-Marseille I



Ce petit livre de la collection « Voix Américaines » est un modèle de son genre. Il ne s’agit pas d’un travail de recherche universitaire, mais bien plutôt d’une présentation générale de Walt Whitman, destinée à un public français qui ne connaîtrait du grand poète américain que le nom. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver là quelque thèse nouvelle, mais pour qui cherche à s’informer vite et bien, c’est assurément de la belle ouvrage. Clair, concis et efficace d’un bout à l’autre, ce texte est écrit de surcroît dans un beau français stylé, en cinq chapitres qui tiennent tout de notre meilleure rhétorique universitaire. Toutes les citations sont traduites, en utilisant pour les poèmes de Whitman soit la traduction d’André Gide, Jules Laforgue et Valéry Larbaud (1918) soit celle de Jacques Darras (1989-1994).

Au début, l’angliciste endurci est un peu surpris qu’il lui faille quelques fractions de secondes pour identifier l’auteur méconnu de Feuilles d’herbes ou de Roulements de tambour, mais il s’adapte vite et se félicite que Leaves of Grass ou Drum-Taps viennent ainsi s’encrer plus fort dans notre perception de la Weltliteratur. De même, on a le sentiment de déboucher trop tôt sur une bibliographie bien succincte, mais on se ravise aussitôt pour trouver ce choix fort judicieux : l’auteur a tout mis en œuvre pour donner au lecteur l’envie de poursuivre l’étude de Whitman, mais laisse modestement à d’autres travaux le soin d’entrer plus avant dans les détails. Les repères bibliographiques, qui mettent surtout l’accent sur les traductions françaises, se limitent à deux éditions des œuvres du poète en anglais, deux ouvrages collectifs en anglais et deux travaux critiques en français : un article de Gilles Deleuze et le livre désormais classique de Roger Asselineau, L’Evolution de Walt Whitman (1954).

Mais avant d’en arriver là, le périple avait débuté par des repères biographiques rédigés chronologiquement, première approche concentrique. Le parcours historique du grand récit de la vie et de l’œuvre du grand homme débute nécessairement par un rappel de son rapport avec Emerson et la réception difficile du « brûlot poétique » Feuilles d’herbe à ses débuts. Suivent les réflexions imposées sur l’innovation formelle, vers libre, idiome populaire, éveillé régulièrement par des bonheurs de formulation, comme par exemple cette esquisse de Whitman en « véritable poète-cannibale » qui « conçoit en fin de compte les œuvres du passé comme des sous-versions de son chef-d’œuvre ».

On traverse ensuite le contexte victorien des théories de Lamarck et de la phrénologie, à laquelle la poétique whitmanienne emprunta les concepts d’amativité et d’adhésivité, pour voir aussi dans cette poésie « l’équivalent linguistique le plus proche de ce que pratiquaient à son époque des musiciens tels que Richard Wagner ou Anton Bruckner, à savoir une écriture symphonique à l’harmonie complexe et à la mélodie ininterrompue ». On revisite le narcissisme onaniste de Whitman et la lecture qu’il faisait de son homosexualité en métaphore de sa « parole hiérogame » ou bien encore sa « dimension adamique », qui aspire à transcender la pensée dualiste et les « polarités masculin/féminin, humain/non humain ». Mais Athenot, dont le style pour l’occasion mime brièvement la pensée par une alternance plus rapide de rédaction et de citation qui vient rompre la construction discursive, prend ses distances en constatant « la fragilité d’une parole lyrique qui prétend tout chanter et qui s’éparpille aux quatre vents ». Il semble néanmoins davantage convaincu par la pensée politique de Whitman et son projet d’écrire une poésie iconique et monumentale, sa foi tout hegelienne dans le destin de la nation américaine, où l’adhésivité, proposée comme « nouvelle religion américaine », devient vertu démocratique d’un citoyen idéal. C’est dans cette dimension idéologique et nationale que l’œuvre poétique de Whitman aurait sa plus grande pertinence, car elle pourrait se lire « comme un immense texte performatif ».

Emblème du romantisme américain en action, « Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! » résume le mythe lincolnien par lequel Whitman s’auto-proclame poète-prophète et barde national. C’est là que se trouverait la véritable et canonique pertinence de Whitman, sous les oripeaux d’un discours érotique et religieux souvent admiré mais bien moins convaincant. La critique adressée au Whitman grand masturbateur et homosexuel exubérant voudrait un peu servir de paravent à une appréciation somme toute bien adhésive du Whitman-cosmos, messianique et monumental. Si Athenot se défendrait, à n’en pas douter, d’être un whitmaniaque, il n’en reste pas moins que la lecture qu’il en fait relaie beaucoup le discours poétique et l’idéologie de son sujet d’étude. Car enfin, si des échos de la « révolution whitmanienne » se font très clairement entendre jusque chez Crane ou Williams, puis Ginsberg, Ammons et Ashbery, le paysage des idées et des styles mérite une carte bien plus détaillée. Mais, certes, ce n’est pas le propos de ce livre que de s’engager dans ce débat et ç’eût bien été un comble qu’il ne le révélât pas : c’est tout Whitman.


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