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Traduire ou Vouloir garder un peu de la poussière d’or…
Palimpsestes
Hors Série,

Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006.
27€, 381 pages, ISBN 2-87854-360-2.

 

Recensé par Jean Szlamowicz

 

 

Sous-titré « Hommages à Paul Bensimon », qui est le fondateur de la revue (ainsi que du Tract, centre de recherche en traduction et communication transculturelle anglais/français), ce hors-série de la revue Palimpsestes répond à la loi du genre qui est une certaine hétérogénéité thématique, correspondant précisément à la diversité des auteurs qui ont été inspirés par le dédicataire du recueil. C’est donc l’un des rares cas où la dispersion ne soit pas un défaut mais au contraire le fondement même d’une cohérence qu’il appartient au lecteur de définir. C’est peut-être, fort simplement, la reconnaissance du rôle pionnier de Paul Bensimon dans l’établissement des translation studies en France qui structure cet ouvrage, d’où sans doute son rayonnement marqué dans la direction de la littérature (Paul Bensimon est avant tout un spécialiste de la poésie), même si d’autres approches plus conceptuelles sont aussi à l’honneur.

L’ouvrage est divisé en trois parties et, après les résumés des articles et une présentation de chaque auteur, se termine sur une bio-bibliographie de Paul Bensimon.

La partie intitulée « Perspectives » débute par « Le fil à retordre. Réfractaire à toute mise à nu : le fil du texte » de Rose-Marie Vassallo ; c’est un texte que l’on pourrait dire de théorie intuitive, qui se livre au plaisir d’une métaphore inévitablement filée. Michel Morel procède ensuite à un « éloge de la traduction comme acte de lecture », évoquant la profondeur culturelle, énonciative, stylistique qui fonde l’acte de lecture, lui-même fondement de la traduction comme mise au jour de ces couches de sens. Le rapport dialectique entre imitation et invention, entre expression individuelle et donné collectif, est à cet égard la pierre angulaire de son analyse du conte chez Lewis Carroll, Salman Rushdie et John Masefield. Michael Oustinoff se fait le défenseur du parcours de Paul Bensimon visant à établir la traduction comme objet autonome, ce qui implique une « textualité » propre à la traduction. C’est ainsi que « l’œuvre n’est pas seulement contenue dans l’original, mais aussi dans les différentes versions qui en sont produites » [40]. C’est certes indiscutable sur le plan pragmatique (encore que relatif à l’histoire des œuvres, sur lesquelles la traduction a un impact variable), mais pas sur le plan ontologique et encore moins sur le plan de l’ontogenèse. Son analyse de traduction du Vol de nuit de St Exupéry s’ouvre sur un plaidoyer pour une profondeur de la traductologie comme recherche.
Lance Hewson pose le concept de « creativity in translation » non comme valeur-postulat mais comme question car toute traduction est avant tout écriture (rewriting as writing, pourrait-on dire). L’auteur évoque le plan pragmatique avec pertinence : la créativité ne se joue pas de la même manière selon les types de textes et les cadres professionnels. L. Hewson évoque aussi le rapport entre les « ‘automatic’ solutions » et les hapax incessants qui exigent du traducteur une créativité face à l’inédit. Ses exemples multiples apportent un éclairage sur les notions de nouveauté et d’équivalence (« all we mean by ‘‘new’’ is ‘‘different’’ while being equivalent »).
Robert Ellrodt s’interroge ensuite sur la question de traduire la poésie, qui est justement au cœur de la pratique de Paul Bensimon. Face au problème théorique de « l’essentielle oralité du verbe poétique » — autant dire face à sa lettre, à son iconicité comme corporéité intransposable — il explore les contraintes de strophes, rimes et de configurations rythmiques, procédant à des choix au cas par cas, grâce à l’intuition du texte et de l’effet poétique. Le rapport entre rime et rythme comme figures du retour est résolu dans la double notion de prévisibilité/écart [72]. Sans chercher l’exactitude millimétrée des principes théoriques, R. Ellrodt préfère prouver le mouvement par la marche, recherchant avant tout en praticien la similitude (« le compromis dans la recherche d’un effet poétique »). Sur une question identique, et fort du fait que « le texte poétique est un objet esthétique au statut particulier », Jacky Martin propose une « traduction éclatée » d’un poème d’Elizabeth Bishop (« pourquoi et comment ne pas traduire la poésie ») : c’est une sorte d’écriture-glose qui confirme d’ailleurs l’intuition de M. Morel de la traduction comme lecture-écriture. J. Martin propose d’« asseoir l’acte de traduction sur la pratique systématique de la paraphrase ». Cet éloignement est en fait un rapprochement car, de fait, la traduction est-elle autre chose qu’une paraphrase ? Cette approche affronte l’obstacle fondamental qu’est le texte poétique envisagé comme « objet d’art inscrit en langue » et la traduction comme recréation avec un autre matériau. C’est ce que le pianiste Thelonious Monk exprimait quand il disait « it’s about as easy to talk about music as it is to dance about architecture ». Récusant sourciers et ciblistes comme extrémistes figés, J. Martin propose une lecture qui déploie un potentiel de traductions inaccomplies et d’autant plus séduisantes. Poursuivant cette exploration des possibles ouverts à la traduction, Jany Berretti milite pour une « traduction expérimentale », exploration explicative, interprétation attentive aux sons comme au sens, à la syntaxe, à la métrique. Placé sous le signe de l’Oulipo, l’horizon de ce type de traduction reste un peu indéfini, voire aboutit à une conception discutable de la traduction comme prétexte créatif (« car il ne s’agit pas de constater que tout est intraduisible, mais de donner une autre signification à traduire »).
Michel Ballard revient sur la notion même de procédé de traduction popularisée par Vinay et Darbelnet. Ses critiques, quantitatives et qualitatives, se ramènent à un constat d’incohérence théorique (« une absence d’élaboration de la théorie »). De fait, Vinay et Darbelnet ne sont en rien des théoriciens et leur ouvrage de « stylistique comparée » est constamment fautif sur le plan de la description linguistique (et même stylistique). On pourra d’ailleurs se demander pourquoi leur ouvrage reste aujourd’hui autant en vogue et, il faut noter le paradoxe, aussi utile pédagogiquement. Peut-être justement parce qu’il repose sur une intuition accessible, tremplin à une élaboration et une description plus systématiques (comme par exemple l’Approche linguistique des Problèmes de traduction d’Hélène Chuquet et Michel Paillard). Le reproche justifié de « pauvreté conceptuelle » permet à M. Ballard de dépasser ces limites pour « explorer une systématique de l’équivalence ».
Jean-René Ladmiral évoque la personnalité de Paul Bensimon, puis reprend ses « esquisses conceptuelles » dans la perspective de la « rationalité cibliste », préférée à « l’illusion littéraliste des traductions sourcières ». Mettant en jeu la réception non comme « sociologie a posteriori » mais comme appel à la subjectivité inhérente au processus de lecture, il oppose interprétation sémantique de base et interprétation-commentaire. Le rapport existant avec ce fondement herméneutique du traduire débouche sur la notion de « théologie de la traduction » où l’on distingue « ceux qui fétichisent et sacralisent le texte source et ceux qui en assument la finitude ». J-R. Ladmiral voit ainsi à l’œuvre dans la tradition traductologique « un impensé religieux » qui renvoie aux fondements de notre civilisation et de son rapport au Texte sacré (lecture séduisante, confirmée par la pratique de commentaire-discussion-traduction qui est celle du Talmud, qui fait de la Tora non un intouchable littéral mais l’occasion de constants retours, révisions, développements). Il propose alors une Esthétique de la traduction arc-boutée de manière ouvertement cibliste sur le concept d’« effet » : « ce qu’on traduit, ce sont les effets qu’induit le texte, c’est-à-dire ce que je reçois de lui ». Cela implique de « resubjectiver notre rapport au texte ». Ce texte riche de multiples propositions et allusions théoriques doit se lire en résonance avec les autres écrits et développements de l’auteur.

Cette première partie est relayée ensuite par un « Interlude littéraire » où Christine Raguet livre une belle traduction de « Gourd », calligramme d’Olive Senior ; Jean Sevry offre 6 poèmes de son cru ; Anne Mounic 2 poèmes tirés de Quand pâlissent les lilas et d’autres textes traduits en français et dans leur version anglaise tirés de Passages (ainsi que l’illustration du volume figurant en couverture) ; et Jean-Pierre Richard un texte de fiction intitulé « Vivants fossiles ». Cet interlude de pratique d’écriture est à la fois rafraîchissant et touchant, donnant de la chair à un ouvrage de réflexion.

Cette tension vers la pratique d’écriture est confirmée par la dernière partie consacrée aux « Eclairages », qui sont davantage des études de cas là où la première partie avait des objectifs plus généraux. Béatrice Vautherin se livre ainsi à une étude lexicométrique précise, à la fois statistique et poétique, de la traduction par P. Bensimon de « The Ballad of Reading Gaol ». Annie Brisset met en parallèle « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin et la préface de Gérard de Cortanze à sa traduction de l’« Altazor » du poète créationniste Vicente Huidobro dont le texte pose des problèmes particuliers dans le cadre d’une écriture futuro-dadaïste revue par le prisme d’un moment spécifique de sa réception qui théorise sa pratique de métatraduction dans un cadre peut-être aujourd’hui daté (la revue Change, le transformationnisme post-chomskyen, l’avant-garde oulipienne, etc.). Dans une lecture littéraire pertinente, Christine Pagnoulle s’intéresse au « New Babel » du poète contemporain Leonard Schwartz (traitant de l’après 11-septembre et de la réplique américaine), texte foisonnant de possibilités linguistiques bien envisagées par la traductrice, mais où la thématique de la confusion court le risque d’un lyrisme naïf et grandiloquent, porteur d’une émotion au pacifisme finalement apolitique. Sylvère Monod pose le cas épineux de l’utilisation par De Quincey dans The Last Days of Imanuel Kant d’une source en allemand (le Immanuel Kant in seinen letzen Lebensjahren de E.A.C. Wasianski) qui sert de trame à son propre texte et qu’il traduit par ailleurs de manière lourde, voire fautive — texte que le traducteur français ne peut pas laisser de côté pour estimer le travail d’écriture propre effectué par De Quincey. Avec « À la recherche du titre perdu », Marie-Françoise Cachin s’intéresse aux traductions de titres d’œuvre et aux transformations adaptatives qui conditionnent leur réception : c’est bien un souci culturel et non stylistique qui préside à de tels choix, variables selon les époques, et reposant sur de multiples paramètres éditoriaux où dominent les fonctions de désignation, d’indication de contenu et de séduction. Dans la continuité de ce texte, Catherine Delesse étudie les noms propres de la bande dessinée Astérix : la contrainte stylistique (exigence de solutions humoristiques) rencontre l’implicite culturel (références obliques ou caricaturales à transposer), ce qui génère des écarts où la notion d’adaptation rencontre nécessairement celle de traduction. Isabelle Génin étudie la traduction par Marc Cholodenko de Carpenter’s Gothic de William Gaddis dont la dimension littéraliste, satisfaisante dans certains cas où l’indétermination constitue un moteur stylistique, est une limite gênante dans d’autres cas (discours direct emprunté, contresens…). Joan Bertrand s’attaque enfin à la traduction des « non idiomatic phrasal verbs », faisant le constat d’une richesse stylistique trop souvent aplatie en français (« flatten the impact of strangeness and surprise »). Il nous semble qu’on pourrait de manière féconde envisager la souplesse de fonctionnement des particules adverbiales (en fait liée à l’imbrication des opérations à l’œuvre : la résultante sémantique étant le fruit de fonctions aspectuelles, stylistiques et syntaxiques) non sous l’angle de la perte, mais comme signe de possibilités ouvertes pour le traducteur qui, faute de structure similaire en français, doit se sentir libre d’audace et non esclave de fonctionnements syntaxico-stylistiques qui ne sont pas reproductibles de manière littérale.

Si les articles de ce recueil portent un regard centré sur la traduction dans un cadre esthétique (à l’exclusion volontaire d’autres domaines), le choix de ce cadre n’est pas une limitation dirimante mais peut être vu au contraire comme une matrice permettant d’envisager aussi d’autres types de textes. En effet, on remarque que ces articles ont finalement en commun de refuser une approche réduite, microstructurale, de la traduction pour s’intéresser à la globalité du texte, envisagé comme totalité organique, ancré dans une langue et une culture. C’est ce que nous avons proposé, ailleurs, d’envisager (d’après la terminologie de Henri Bergson et Vladimir Jankélévitch) selon la problématique de l’organe-obstacle : la lettre du texte est à la fois une positivité et une fermeture. La traduction révèle ces contraintes imposées par la Lettre qui est à la fois le moyen de l’expression et le cadre-limite dans lequel elle se donne. C’est vrai de tout texte, qu’il soit technique ou littéraire, réflexif ou narratif : il n’est pas de texte qui puisse se donner sans entrer en résonance avec la culture qui le produit. La traduction n’est pas alors autre chose que la prise en compte du rapport entre la langue et la culture comme organe-obstacle qu’elle se fixe pour objectif de transposer dans le cadre d’un autre organe-obstacle, réclamant du traducteur une attention interprétative aiguë, subjective, attentive à la dentelle énonciative et sémantique et consciente du poids éthique de son rôle de médiateur entre les cultures.

 

 

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