Stephen Crane, Les couleurs de l’angoisse
Yves Carlet
Paris : Belin, Collection « Voix américaines », 2002.
128 pages, 7,6 euros, ISBN 2-7011-2588-X.

Anne Wicke
Université de Rouen



Cet ouvrage, appartenant à une collection maintenant bien connue, épouse parfaitement le format envisagé pour cette série : il s’agit de présenter, de la manière la plus concise et cependant la plus approfondie possible, un écrivain américain de première importance. On a coutume d’apposer à Stephen Crane, qui est ici l’objet de ce travail, l’étiquette « naturaliste ». Comme le fait très justement remarquer Yves Carlet, l’œuvre de cet écrivain mort à 28 ans de la tuberculose ne se prête pas aussi facilement à une classification monolithique. S’il est évident que l’on ne peut faire l’impasse sur l’héritage des grands réalistes, comme Howells ou Garland, ou sur la quête d’authenticité, sur l’analyse des comportements humains et sur la dénonciation des dysfonctionnements sociaux propres au naturalisme, la cohérence et l’importance de cette œuvre sont plutôt à chercher du côté d’un décalage constant par rapport à ces grands courants, du côté de ce que Yves Carlet qualifie de « parcours plus sinueux, plus pervers d’une écriture » qui entend interroger les grands mythes sur lesquels s’est édifiée la nation et la culture américaines.

C’est donc à cette recherche que l’auteur de cet ouvrage nous invite en trois grands chapitres organisés autour d’un fil directeur assurant la cohésion d’une œuvre qui a pourtant souvent frappé par son hétérogénéité, tant dans les genres que dans les sujets abordés : l’attachement de Crane à décrire une conscience individuelle confrontée à des situations extrêmes. Le premier chapitre (« L’Est : du croquis au roman ») se penche sur les écrits de Crane consacrés au sous-prolétariat new-yorkais, et montre combien est poreuse la frontière entre les textes journalistiques, dans lesquels se devine la plume du romancier (on pense ici à « An Experiment in Misery »), et le premier roman, Maggie : A Girl of the Streets (1893), d’ailleurs composé avant nombre d’articles et d’esquisses. La présentation d’Yves Carlet est riche de remarques éclairantes nous permettant de mieux goûter la « saveur inimitable » de l’univers de Crane : le choix de moments paroxystiques, l’étude de la montée de l’angoisse, les associations incongrues, le travail sur les codes picturaux ou « proto-filmiques », la dimension parodique. Dans ce chapitre est bien sûr également examinée la relation entretenue par Crane avec l’orthodoxie naturaliste : il s’est exprimé sur cette question à plusieurs reprises, soulignant chaque fois son attachement à l’honnêteté, l’homme n’étant pour lui pas responsable de sa vision — nécessairement imparfaite —, mais seulement de « sa capacité à être intrinsèquement honnête ». Si Crane va s’attacher, dans Maggie, à dépeindre des individus broyés par l’environnement, épousant là un des grands axes du projet naturaliste, le roman subit imperceptiblement une sorte de glissement qui l’entraîne vers le parodique (Crane dénonçant alors le conformisme d’une bourgeoisie bien-pensante) et l’universel (Maggie devenant alors victime, comme les autres personnages, comme tout être humain pourrait-on dire, de sa propension à s’illusionner sur elle-même comme sur les autres).

Le second chapitre (« L’Ouest : Crane et la Frontière ») s’ouvre sur les premiers textes de fiction de Crane, souvent négligés par la critique, de courts récits dans lesquels Crane explore la « forme brève » tout en s’engageant dans une sorte de retour aux sources de l’Amérique. Yves Carlet voit dans ces textes « un laboratoire où s’élaborent diverses stratégies narratives ». On y retrouve également certains motifs obsédants de l’œuvre : la situation limite (ici l’immersion dans la wilderness américaine), la tension entre l’expérience terrifiante et le mode comique adopté pour la conter, l’étude clinique de l’angoisse et de la peur. Vient ensuite une présentation de nouvelles plus connues, comme « The Blue Hotel », ou « The Bride Comes to Yellow Sky », dans lesquels Crane utilise et dévoie ces clichés et ces schémas propres aux récits de l’Ouest et aux dime novels de son temps, qui donneront par la suite naissance aux stéréotypes des westerns hollywoodiens.

Le troisième chapitre de l’ouvrage (« La guerre : l’impossible retour ») est consacré à ce qui est généralement reconnu comme le chef d’œuvre de Crane, The Red Badge of Courage (1895). Chacun sait que Crane a décrit dans ce roman une guerre, la Guerre de Sécession, qu’il n’a pu connaître, puisqu’il est né plusieurs années après la fin du conflit. Avec ce roman, il entendait brosser, selon ses propres termes, « un portrait psychologique de la peur », une étude de la peur de la peur, en fait. Yves Carlet pose la question de savoir s’il s’agit réellement d’un roman naturaliste, marqué par un certain « déterminisme pessimiste », par une vision de la nature et du monde comme hostiles à l’individu, pour répondre en soulignant que les différents éléments naturalistes ne sont en fait utilisés que pour être « problématisés » et mis au service de l’ironie. Tout comme Maggie, le protagoniste de ce roman n’est pas tant un rouage mis en pièces par des forces collectives incontrôlables qu’un sujet en proie à l’illusion, placé dans l’incapacité totale de trouver sens et harmonie dans un univers chaotique et terrifiant. Dans ce chapitre, Yves Carlet parvient, en quelques pages à nous livrer une analyse remarquable de l’écriture de Crane, dont il souligne la richesse et la modernité : utilisation de techniques « proto-cinématographiques », jeu sur les variations de cadres, sur la profondeur de champ, profusion de scènes et de tableaux qui sont autant d’instantanés faisant réellement de Crane « le peintre du mouvement ». Il affine, enfin, la notion d’impressionnisme souvent associée à Crane pour montrer combien cet impressionnisme vire fréquemment à « l’expressionnisme abstrait ».


La conclusion de l’ouvrage, après un bref survol des poèmes, se penche sur ce qui est sûrement un des plus beaux textes de Crane « The Open Boat », une longue nouvelle inspirée par un fait réel, le naufrage du Commodore, en 1897, et les trois jours et trois nuits passés en mer dans un canot de sauvetage qui ont suivi ce naufrage. Yves Carlet y lit un « véritable art poétique », jouant de la tension entre le réalisme et le désir de rendre compte des impressions ressenties par des personnages placés une fois de plus en situation de crise, et constituant un tour de force d’où l’ironie n’est jamais totalement absente. Cette fois encore, on ne peut que saluer la finesse d’une analyse qui sait, en si peu de pages, rendre si bien compte d’un œuvre aussi complexe.

Cercles©2002