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Paris et Londres au XIXe siècle,
Représentations dans les guides et récits de voyage
Claire Hancock

Paris : CNRS Editions, 2003
37€, 358 p., ISBN 2-271-06132-6

Reviewed by Jacques Carré

 

Les guides et récits de voyage du XIXe siècle ont joué un rôle majeur dans la définition de l’image des villes, et surtout des grandes capitales, dont l’immensité échappait nécessairement à l’observation des visiteurs étrangers. Certes, comme le reconnaît l’auteur, ce sont des textes « modestes, de peu d’envergure, mais communs et de large diffusion » [296], mais au delà de leurs descriptions souvent plates et ennuyeuses des lieux et des monuments, ils s’animent volontiers à l’évocation de leurs habitants et de leur mode de vie. Claire Hancock les analyse brillamment dans cet ouvrage, avec l’œil d’une géographe attentive aux formes et aux structures des villes, mais aussi avec celui d’une historienne soucieuse d’identifier des constantes et des évolutions dans le regard porté par les visiteurs sur les deux métropoles rivales. Son corpus comprend les guides et récits de voyage sur Londres et Paris rédigés par des auteurs français et britanniques. Comme l’atteste sa très riche bibliographie chronologique des sources [317-50], elle a dépouillé des centaines de textes souvent ingrats et répétitifs, notant au passage que les récits de voyages sont beaucoup plus nombreux que les guides dans la première moitié du siècle, alors que la proportion s’inverse ensuite.

L’ouvrage, qui est divisé en trois chapitres substantiels, permet de comprendre comment la perception de Londres et de Paris a été surdéterminée par les préjugés nationaux qu’apportaient avec eux les visiteurs de l’autre rive de la Manche, et qui sous-tendent leur discours descriptif.

Le premier chapitre s’ouvre par une analyse de la composition des guides français et anglais des deux capitales, illustrée par un excellent choix de plans et de gravures. Puis l’auteur s’attache à montrer l’extrême sélectivité topographique des rédacteurs de guide, qui ignorent certains quartiers jugés sans intérêt ou infréquentables, et dessinent ainsi une géographie du touriste tout à fait déséquilibrée et partiale. Ainsi, le West End de Londres accapare l’attention de beaucoup de rédacteurs de guides français, tandis que les Britanniques s’intéressent surtout à la rive droite de Paris. Ce que cherche le voyageur du XIXe siècle, ce ne sont pas des nuances, mais des idées claires : les textes qui lui sont destinés l’aident à s’orienter, à trouver les panoramas et les hauts-lieux qui sont censés résumer chaque capitale, à porter des jugements parfois sans appel sur les édifices et les habitants. Ainsi les grands boulevards parisiens apparaissent-ils souvent aux Anglais comme le paradigme d’une capitale qu’ils aiment considérer comme la ville des plaisirs, Londres étant symétriquement perçue par les Français comme un immense et laborieux emporium, plein de gens affairés et moroses. Les récits de voyage, en revanche, ont souvent le mérite de proposer des aperçus plus précis et souvent plus nuancés, reflétant bien sûr les personnalités variées des voyageurs.

Le deuxième chapitre, le plus original sans doute, propose une riche étude de la perception des espaces publics et privés dans les deux villes. Les voyageurs de chaque pays, bardés de leurs certitudes nationales, se montrent volontiers critiques ou méprisants au spectacle de la différence. Les Anglais s’offusquent de la mixité sociale que présentent les grands immeubles parisiens, tandis que les Français déplorent l’absence de monumentalité du centre de Londres et la monotonie des quartiers résidentiels. Ces derniers s’étendent en revanche sur le confort caché du home, tandis que les Anglais laissent entendre que les Parisiens préfèrent vivre dehors et sont avant tout soucieux de paraître. L’auteur montre bien comment les descriptions des villes sont sous-tendues par des jugements moraux et des appréciations toutes faites sur le caractère national. À la superficialité bavarde du Parisien sont couramment opposées les vertus domestiques cachées du Londonien. Le café parisien et le club londonien semblent résumer des tempéraments opposés. La gestion même de l’espace public est perçue comme le reflet de valeurs sociales. Ainsi, le square londonien clos et réservé aux résidents symboliserait le triomphe de la ségrégation sociale, tandis que les vastes parcs parisiens ouverts à tous rappelleraient les idéaux révolutionnaires : « Au modèle de la modernité urbaine fondé sur le cloisonnement et l’exclusivité des lieux, leur attribution à un sexe ou à une classe, Paris oppose le sien, qui prétend au libre accès et à la mixité » [180].

Le troisième chapitre porte sur « les images nationales des capitales ». Il met d’abord en valeur une caractéristique générale des auteurs lorsqu’ils parlent de leur propre capitale : l’optimisme, qu’illustre, par exemple, l’absence d’allusions aux problèmes économiques et sociaux pourtant mis en évidence à l’époque par des rapports parlementaires. Un des avantages les plus appréciables des guides, pour les historiens, est leur mention des nouvelles rues, des nouveaux quartiers, des nouveaux modes de transport, bref leur modernité toujours vantée. La multiplicité des éditions réactualise ces précieuses indications. À propos des jugements de valeur portés par les auteurs des deux nations, C. Hancock note une certaine modestie des Britanniques dans l’évaluation des mérites de Londres, s’opposant à un certain triomphalisme français. La différence de statut des deux capitales par rapport à leur territoire est bien sûr apparente dans les guides, des deux côtés de la Manche, même si les deux villes ont des prétentions à être capitale du monde. Les comparaisons faites dans les guides avec les capitales antiques sont attendues — Paris se voyant en Athènes, par opposition à la nouvelle Rome que serait Londres, et les deux étant qualifiées de Babylone des temps modernes. Dans une vigoureuse conclusion, l’auteur revient sur les problèmes théoriques que soulèvent ces représentations à la fois si stéréotypées et si révélatrices, pour qui sait les lire. Elle reconnaît leurs limites, tout en soulignant que guides et récits de voyages illustrent « des façons de voir qui sont des façons de penser » [296].

À tous ceux qui s’intéressent aux villes du XIXe siècle, qu’ils soient géographes, historiens ou littéraires, on ne peut que recommander la lecture de ce bel ouvrage. Ses analyses fines et nuancées sont soutenues par de très nombreuses citations (trop nombreuses, parfois, au risque de fragmenter l’argumentation). L’ouvrage, doté d’un index des noms de lieux, est en outre enrichi de nombreuses cartes, plans, schémas et vues extraites des sources étudiées.

 



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