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Gérard Hugues, Une Théorie de l’Etat esclavagiste. John Caldwell Calhoun (Aix-en-Provence : Publication de l’Université de Provence, 2004, 20,00€, 199 pages, ISBN 2-85399-575-5)—Rahma Jerad, Université Paris VII - Denis Diderot                                                               

 

Jean-Philippe Feldman, La Bataille américaine du fédéralisme, John C. Calhoun et l’annulation, 1828-1833 (Paris : Presses Universitaires de France, 2004, 30,00€, 294 pages, ISBN 2-13-052403-6)—Rahma Jerad, Université Paris VII - Denis Diderot

 

Lorsqu’on aborde le thème de l’histoire du Sud, de l’idéologie et de la rhétorique sudiste, la figure de John Caldwell Calhoun, grand homme politique sudiste et vice-président des Etats-Unis dont la carrière s’étend de 1810 à 1850, s’impose d’emblée comme une évidence. Il n’est que de consulter la bibliographie le concernant pour se rendre compte que depuis la fin du dix-neuvième siècle il a été publié pas moins de 12 biographies de Calhoun, français et anglais confondus. De plus il s’avère qu’en 2004 Jean-Philippe Feldman a publié aux presses universitaires de France, un ouvrage intitulé La Bataille américaine du fédéralisme : John C. Calhoun et l’annulation, 1828-1833, et dont le compte-rendu se trouve à la suite de celui-ci. Néanmoins, dans l’avant-propos Gérard Hugues, professeur à l’Université de Nice, ne manque pas d’anticiper les interrogations éventuelles des lecteurs concernant les raisons qui l’ont poussé à écrire cet ouvrage. Il explique que bien que John C. Calhoun incarne aux yeux des historiens « [un] sectarisme étriqué, [un] racisme militant et [une] pensée outrageusement réactionnaire » [5], le message qu’il a tenté de faire passer fut incompris, mal jugé, réduit. Bref, sa pensée fut trahie alors qu’elle émanait d’un homme d’une grande honnêteté intellectuelle qui, tout au long de sa vie, a cultivé un idéal républicain qu’il n’a certes jamais atteint mais qui fait tout l’intérêt de cette grande figure du Sud. L’auteur voudrait montrer que loin des étiquettes qu’on lui a collées, Calhoun était un homme de pensée qui avait une vision politique originale, du moins en rupture avec les théories politiques de son temps. Finalement, on a l’impression que cet ouvrage a pour but de tenter de montrer toute l’ampleur intellectuelle d’un homme longtemps décrié par tous les tenants du politiquement correct, sans pour autant minimiser ni excuser ses préjugés, notamment raciaux, qui sont des éléments fondamentaux pour comprendre sa pensée.

Avant de commencer l’analyse de sa pensée, Gérard Hugues présente brièvement, mais sans être schématique, les faits les plus marquants de la vie et de la carrière de John C. Calhoun dans le contexte plus large de l’histoire des Etats-Unis. Cette biographie mérite qu’on en trace ici les grandes lignes.

Pour commencer, Calhoun n’appartenait pas à une de ces grandes familles du Sud dites « aristocratiques ». Lui qui deviendra l’un des plus fervents défenseurs de la cause des grands planteurs n’était pas « un homme du sérail ». Quant à sa formation, Calhoun reçut une éducation académique de courte durée. La mort de son père le laisse en effet à la tête d’une exploitation de 31 esclaves dès l’âge de 14 ans. Son goût marqué pour l’étude lui permet pourtant de réussir l’examen d’entrée à Yale, dont il sortira diplômé en 1804. Puis il entreprend des études de droit à l’école de Litchfield (Connecticut) d’où il sort convaincu que le Nord et le Sud sont séparés par un large fossé et que les Sudistes doivent tout faire pour préserver leurs valeurs et leur mode de vie particuliers. Gérard Hugues en conclut que c’est sans doute de cette époque que datent les premiers éléments de sa théorie de la nullification.

Puis, en 1807 il réussit à s’emparer du siège que son père avait jadis occupé à la législature de l’Etat de Caroline du Sud. En 1810, grâce à ses qualités d’analyse, à sa rigueur intellectuelle et ses opinions nationalistes il est triomphalement élu au 12e Congrès. Nommé à la Commission des Affaires Etrangères, il tente de convaincre le président Madison de se lancer dans une guerre contre les Britanniques. Le 1er juin 1812, Madison se prononce en faveur de la guerre au grand soulagement de Calhoun. Le conflit le pousse à stigmatiser l’antimilitarisme des Républicains, et à prôner le réarmement et le vote de crédits afin de doter les Etats-Unis d’une défense qui en soit digne.  

Le successeur de Madison à la présidence, James Monroe, offre à John C. Calhoun le poste difficile de Secrétaire du Département à la Défense où il devra faire face à des questions cruciales. Il doit rétablir l’autorité du politique dans un département où les militaires avaient pris le dessus et où Andrew Jackson, devenu un héros national après la bataille de la Nouvelle Orléans (1815), occupe le haut du pavé. D’ailleurs le conflit éclate en 1818 entre Calhoun et Jackson, à l’occasion de l’intervention de Jackson en Floride, quand ce dernier outrepasse sa mission en violant le territoire sous souveraineté espagnole. Sa deuxième mission importante est de réorganiser l’armée. Il se heurte de nouveau à l’hostilité du Congrès qui vote en 1821 un projet de loi destiné à réduire les crédits militaires. Mais la question la plus problématique pour le Secrétaire à la Défense est celle de l’admission du Missouri dans l’Union. En tant que sudiste et propriétaire d’esclaves, Calhoun était en faveur de l’esclavage et de son maintien dans le Sud, mais il refusait de se prononcer sur la question du Missouri car cela aurait pu nuire à sa carrière. Finalement, le Compromis du Missouri permit d’éviter de « soulever les questions morales et constitutionnelles » [21] dangereuses pour l’Union, mais Calhoun est conscient que cette stratégie d’évitement ne pourra durer éternellement et que la question de l’esclavage peut conduire à l’éclatement de l’Union.

Malgré des fonctions ministérielles importantes, Calhoun a pour véritable ambition d’accéder à la présidence des Etats-Unis. Il présente donc sa candidature en 1824. Mais malgré sa ténacité, il est écarté de la course à la présidence et doit se contenter du poste de Vice-président aux cotés de John Quincy Adams. Ces années à la vice-présidence lui apportent « la conviction que le fossé entre Nord et Sud ne pourra plus se combler » [24]. Il pense que le Sud est étouffé par le protectionnisme des nordistes et que son agriculture est sacrifiée à l’industrie. Mais alors qu’il avait refusé de prendre parti pour le Sud au moment des débats sur le Missouri, Calhoun affichera clairement ses convictions en 1824, à l’occasion du vote pour les taxes sur la laine. Si d’aucuns avaient vu dans l’attitude de Calhoun une trahison, en réalité, insiste Gérard Hugues, il ne faisait que rendre publique une ancienne et profonde conviction, à savoir que l’Union est un contrat entre Etats où chacun a le droit de préserver ses droits dont il peut demander le respect le plus strict. En 1828, il réitère ses objections à l’occasion du vote du tarif dit des Abominations, qu’il considère comme une menace irrémédiable à l’unité nationale au nom des intérêts nordistes.

Ses positions sont rendues officiellement publiques à l’occasion du rapport qu’il publie en décembre 1828, intitulé Exposition and Protest. Ce texte acquiert immédiatement le statut de document officiel car il est censé refléter l’opinion générale de l’assemblée de Caroline du Sud. Ce document dénonce le tarif des Abominations et la partialité des Etats du Nord qui mettent le Sud en esclavage. Calhoun y intègre aussi un système de défense général qui aurait pu être invoqué par les Sudistes en d’autres circonstances périlleuses. Il en appelle aux principes des Pères Fondateurs qui intégrèrent à la Constitution des garanties pour préserver les droits de la minorité. Il montre que ce « Tarif des Abominations » est anticonstitutionnel car le Congrès a outrepassé les droits qui lui ont été conférés par la Constitution en donnant la préséance à une région aux dépens d’une autre. Selon Calhoun, le litige qui oppose la Caroline du Sud et l’Etat fédéral ne peut être tranché par les institutions existantes. Il ne peut être réglé que par une instance qui émane directement du peuple. « [Il] brandit le droit des Etats de s’interposer […] à une législation qui frappe au cœur de la ‘‘nation sudiste’’ » [34].

Cette crise de la nullification a eu de multiples conséquences pour Calhoun. D’abord elle a mis fin à ses chances d’accéder à la présidence des Etats-Unis. De plus, en révélant son rôle actif auprès des « nullificateurs » elle l’a placé en conflit ouvert avec Andrew Jackson, alors président, tout en lui conférant le statut de héros de la « nation sudiste ». Le débat se poursuit en 1831. Calhoun rédige un document qui expose les principes de la nullification sans agiter toutefois le spectre de sécession. Ce texte, connu sous le titre de Adresse à Fort Hill, expose sa théorie de « la majorité concurrente » et propose une nouvelle analyse du pacte fédéral, en rupture avec l’analyse de Madison et Hamilton. La différence réside dans l’analyse de la souveraineté : selon Calhoun la légitimité du gouvernement fédéral « dérive de la volonté des peuples des Etats, […] constitués en tant qu’entités souveraines et indépendantes » [37] et non du peuple américain dans son ensemble. Après la publication de ce texte, Calhoun démissionne de son poste de Vice-président et retrouve son siège de sénateur à Washington, d’où il reprend  la lutte contre le Président Jackson. Celui-ci met en place une nouvelle législation qui vise à accorder à l’Etat fédéral des pouvoirs accrus si un Etat refuse de payer des impôts au Trésor. Cette mesure visait surtout la Caroline du Sud  et les « nullificateurs ». Le 15 et 16 février 1833, Calhoun fait « le discours le plus brillant de sa carrière d’orateur » [40] où il met en garde son auditoire sur les risques d’une « tyrannie jacksonienne analogue à celle des despotes romains » [41]. Mais ce discours semble avoir surtout été une manière de gagner du temps pour que les « nullificateurs » sortent honorablement de la crise. Finalement, il réussit à convaincre l’assemblée de Caroline du Sud de renoncer à la nullification et de ne pas s’engager dans la voie de la sécession. Néanmoins, pour Calhoun, il est clair que le conflit Nord - Sud est loin d’être réglé.

Les années 1836 à 1840 sont marquées par un creux dans la carrière politique de Calhoun. Il porte désormais un regard amer sur les institutions américaines qui se sont dégradées sous l’effet de la corruption et de l’esprit de parti. Il devient urgent, selon lui, de rétablir les valeurs de la république. Aussi, au cours des années 1840, il se lance dans la rédaction de la Dissertation sur le Gouvernement où il élabore une réflexion sur le droit de résistance des Etats. En 1844, il se porte de nouveau candidat aux élections présidentielles, mais c’est James K. Polk qui obtient l’investiture du Parti Démocrate, et qui sera élu Président.

En février 1844, avant la prise de fonction de Polk, Calhoun accède au poste de Secrétaire d’Etat. Au cours de sa brève présence au Département d’Etat, il joue un rôle primordial dans l’élaboration et la signature du traité qui permettra au Texas d’être annexé à l’Union. C’est une immense victoire pour Calhoun qui voyait en l’entrée du Texas à l’Union un moyen de renforcer les intérêts du Sud et la cause esclavagiste au sein de l’Union.    

Après la prise de fonction de Polk, Calhoun est écarté de la Maison Blanche. Il désapprouve l’attitude belliqueuse de Polk qui se traduit par une annexion forcée de l’Oregon aux Etats-Unis au risque de provoquer un conflit avec les Britanniques. Il refuse aussi de voter au Sénat la déclaration de guerre contre le Mexique, notamment parce qu’il pense que l’élargissement de l’Union risque de conduire au despotisme. Il adopte aussi un attentisme stratégique s’agissant du Wilmot Proviso persuadé qu’il allait créer une union sacrée qui aboutirait à la formation d’un parti unique dans le Sud. Lorsqu’il exprime son pacifisme, il est aussitôt ostracisé par ses amis politiques et par son parti.

Durant les dernières années de sa vie, malade et affaibli, il poursuit tout de même la bataille pour le Sud et contre le Nord. Il termine aussi la rédaction de sa Dissertation sur le Gouvernement. A la fin, malgré son acharnement à vouloir préserver l’Union, il avait perdu tout espoir, convaincu que la sécession était inévitable.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Gérard Hugues fait un état des lieux du contexte idéologique sudiste dans lequel Calhoun évolue, afin de comprendre l’homme, sa pensée ainsi que les raisons pour lesquelles il s’impose comme « la plus grande figure du Sud » [56]. Pour Gérard Hugues, si Calhoun avait beaucoup de charisme personnel, il ne fut pourtant pas un penseur original. Ce qui a fait sa force c’est d’avoir donné corps à une idéologie partagée par les Sudistes et qui, jusqu’à lors, n’avait pas trouvé de porte-parole aussi brillant.

L’un des traits les plus saillants du personnage est son engouement pour la rhétorique. Ce goût pour l’art oratoire montre que Calhoun s’inscrivait complètement dans la culture sudiste où la rhétorique a toujours joui d’un très grand prestige. Calhoun était aussi très attaché à la notion de code d’honneur, autre trait saillant de la culture sudiste. Cette notion d’honneur, de source aristocratique, était souvent associée, dans le discours des idéologues sudistes, à la valeur républicaine de vertu. Pour Gérard Hugues, Calhoun a réussi à faire la synthèse de ces deux notions logiquement opposées. En effet, d’une part l’action politique est considérée par Calhoun et ses pairs comme une déchéance car elle pousse le « planteur – homme politique » à descendre de son piédestal pour s’abaisser au niveau du peuple. D’autre part, Calhoun y ajoute son mépris pour les pratiques politiques de son temps car « elles déshonorent le chevalier sudiste qui a souscrit à un code de l’honneur qui l’élève au-dessus du vulgum pecus et lui donne une mission particulière de guide et de modèle. En réaction à ces pratiques déshonorantes, Calhoun développe […] un code de l’action politique fondé sur la vertu et le désintéressement. » [61]

Autre caractéristique de l’idéologie sudiste et de la théorie calhounienne : l’adhésion à la théorie de la « représentation virtuelle » selon laquelle un député ne siège pas pour représenter les intérêts particuliers de sa circonscription mais pour représenter les intérêts de la nation dans son ensemble. Cette théorie, dérivant d’une conception aristocratique du pouvoir, ne pouvait que séduire les Sudistes puisque le principe est que les gouvernants, naturellement supérieurs aux gouvernés, sont capables d’une analyse plus globale de la situation.

Calhoun est aussi emblématique de la culture sudiste dans sa façon d’assimiler le monde de la plantation à celui de l’action politique. En effet, pour lui, l’ordre et la hiérarchie établis sur la plantation sont acceptés car ils découlent d’un ordre naturel (voire divin) qu’il suffit de transposer à la sphère politique pour obtenir un « organisme parfait ». Mais pour parvenir à cette république idéale, il faut avant tout rechercher le consensus qui « constitue la matrice de la pensée calhounienne » [66]. Cette quête aurait été déterminée par son expérience de planteur puisque l’univers de la plantation est régi par la règle du consensus. D’ailleurs Gérard Hugues répète assez souvent que la réflexion de Calhoun trouve d’abord sa source dans son expérience personnelle avant de trouver un enracinement philosophique abstrait.

Toutes ces notions font donc partie de la culture de l’esclavage à laquelle Calhoun adhère complètement et qu’il a porté à un degré inégalé. Si au départ il est réticent à s’exprimer sur un sujet qui lui tient à cœur mais qui est aussi dangereusement polémique il ne fait qu’imiter ses contemporains sudistes, en esquivant le débat et en s’accrochant à l’idée de faire appliquer la Constitution car elle seule a entériné l’esclavage et peut permettre d’éviter le conflit civil. Mais à cause de la montée des abolitionnistes et d’une politique fédérale jugée injuste vis-à-vis du Sud, Calhoun est contraint de sortir de son mutisme et appelle les Sudistes à se défendre. A mesure que le temps passe son discours se radicalise et apporte une contribution de taille au discours sudiste. Car c’est lui qui, au cours d’un discours prononcé le 6 juin 1837, déclare que l’esclavage est un « bien positif » alors qu’auparavant il était considéré par les Sudistes eux-mêmes comme un « mal nécessaire ». Calhoun célèbre donc un Sud mythique, victime du capitalisme moderne et de Nordistes sans scrupules.  

Cette deuxième partie permet de comprendre l’homme et son temps, mais elle est aussi une manière d’introduire le texte de la Dissertation sur le Gouvernement, dont l’auteur propose une traduction à la fin de son ouvrage et à laquelle il consacre une partie, pour en expliquer les objectifs et caractéristiques principales.

Tout d’abord, ce texte a pour but d’établir une nouvelle définition pour une république idéale. La première caractéristique de cette Dissertation est d’être en rupture avec la théorie du gouvernement artificiel, l’héritage lockien et les principes jeffersoniens. L’idée de Calhoun est celle d’un gouvernement de source naturelle, en rupture avec le type de gouvernement en place aux Etats-Unis depuis l’indépendance. C’est en cela, explique Gérard Hugues, que la théorie de Calhoun est révolutionnaire. Ce qui conduit M. Hugues à remettre en question l’attachement réel de Calhoun à la Constitution de 1787. Cet attachement aurait été plus tactique que réel car il constituait un argument de poids dans le rejet de toute tentative d’abolition de l’esclavage. Lorsque son argumentation fut mise en échec à la suite de la crise de la nullification, Calhoun en conclut que le système devait être changé pour en trouver un autre qui respectât les droits de la minorité. La Dissertation trouve donc son origine dans le constat d’échec de la République consensuelle chère aux Pères Fondateurs. Pour Calhoun, la République américaine est fondamentalement duelle, avec un Nord et un Sud opposés. Puisque l’équilibre Nord – Sud a été brisé au profit des nordistes, il ne sert à rien de rester dans le cadre de la Constitution. Il faut aller plus loin.

En outre, Calhoun remet en cause les fondements de la théorie politique de la philosophie de Locke. Il remet en cause la théorie des droits naturels et l’égalité « présumée » entre les hommes qui, selon lui, est à l’origine de l’idéologie abolitionniste. De même, il nie la nature contractuelle du gouvernement. Celui-ci ne peut être que naturel. S’inspirant directement d’Aristote, il affirme que l’homme est par nature un être social, ce qui rend le gouvernement nécessaire. De cet axiome, il aboutit à l’idée de hiérarchie : chacun occupe la place qui lui revient dans la société, une place déterminée par la race. Les hommes s’insèrent ainsi dans un corps social préexistant, un organisme dont la cohésion et l’équilibre sont assurés par une hiérarchie organique, où toutes les parties doivent être solidaires et complémentaires. Cette idée permet à Calhoun de démontrer que l’esclavage légal n’est en réalité que « la reconnaissance juridique d’un fait de nature » [96].

Cependant, que la société soit un organisme naturel ne diminue en rien les dispositions égocentriques de l’homme, facteur essentiel de rupture de l’harmonie sociale. L’existence du gouvernement est donc nécessaire pour contrôler ses prédispositions néfastes et atteindre le but ultime : la société. Là où Calhoun s’écarte définitivement de la théorie du droit naturel, c’est lorsqu’il affirme que l’état social n’existe que dans la mesure où il préserve et améliore la race, sans le moindre doute la race blanche, excluant ainsi les noirs de toute forme de contrat social. Ainsi, l’inégalité entre les hommes, qui était un « pré requis » à sa théorie, se retrouve aussi dans sa conclusion.

Le raisonnement se poursuit pour aboutir à la revendication d’un gouvernement constitutionnel, originalité profonde du système calhounien. Le point de départ est l’affirmation de l’égocentrisme des hommes qui n’épargne pas le gouvernement, le transformant ainsi en lieu de tension, à l’image de la société. Calhoun imagine donc un niveau supérieur au gouvernement, un lieu de contrôle pour que les membres du gouvernement ne soient pas livrés à leurs passions contradictoires. La hiérarchie s’enrichit donc d’un niveau supérieur : la constitution, qui a pour Calhoun une acception plus large qu’à l’accoutumée. Cette constitution n’est pas une série de règles auxquelles le gouvernement doit se conformer. En réalité, elle doit fonctionner comme un organisme où chaque faction peut s’exprimer et faire valoir ses droits sans mettre en péril l’équilibre général. « L’organisme est l’instrument par lequel s’établit un équilibre subtil entre pouvoir et liberté. […] L’organisme est ce qui définit fondamentalement la constitution et les deux termes sont totalement interchangeables » [104].

Cette théorie du gouvernement constitutionnel, ou gouvernement à la majorité concurrente, est une réponse de Calhoun à la situation particulière des Etats-Unis alors divisés entre un Sud agricole et esclavagiste et un Nord industriel et abolitionniste. De sorte que la Dissertation peut être lue « comme un manifeste politico-constitutionnel à usage immédiat et pressant afin que soit écarté le danger sécessionniste » [109]. Ainsi, ce qui définit le gouvernement à majorité concurrente c’est que toute faction doit avoir la faculté d’agréer et le pouvoir de résister. Afin qu’une minorité ne soit pas soumise au despotisme de la majorité numérique elle doit bénéficier du pouvoir de refus. De même, chaque groupe de l’organisme doit avoir droit à une voix dite « concurrente » dans la formation du gouvernement pour pouvoir intervenir dans le processus législatif et exécutif. Mais il s’agit là d’une théorie politique qui ne fut pas mise en application. D’ailleurs M. Hugues clôt cette partie par une énumération des nombreuses difficultés quant à l’application d’un tel gouvernement.

Pour finir, il est important de dire que l’ouvrage de Gérard Hugues est très appréciable pour toute personne qui voudrait se lancer dans une étude approfondie de l’histoire du Sud. C’est en effet un ouvrage très éclairant. D’une part, la structure permet au lecteur de ne pas être jeté en pâture à des concepts abstraits et quelque peu complexes mais d’avoir d’abord une idée générale sur l’homme puis sur le contexte idéologique et historique dans lequel il évolue pour arriver enfin, et de façon plus détaillée à sa pensée, et à un de ses écrits fondamentaux. La partie biographique est à ce propos très bien conçue car elle permet au lecteur d’avoir une vue d’ensemble assez complète sur la vie de Calhoun, sans toutefois accumuler trop de détails encombrants qui n’auraient pas leur place dans un ouvrage de ce genre. De même, la deuxième partie sur les fondements idéologiques de la pensée calhounienne introduit des concepts et caractéristiques importants de l’idéologie sudiste. D’autre part, M. Hugues emploie un  vocabulaire simple, et dénué de jargon compliqué, mais en plus on peut percevoir une progression au fur et à mesure de l’ouvrage qui fait qu’à la lecture de la Dissertation, le lecteur n’a pas le moindre problème de compréhension puisque tout le travail de réflexion et de compréhension a déjà été effectué pour lui. On peut néanmoins déplorer une bibliographie un peu courte, centrée sur les biographies et les ouvrages d’analyse politique, et qui ne fait pas état d’ouvrages importants sur la culture et l’idéologie sudistes, notamment sur le concept important d’honneur, sur le monde de la plantation ou encore sur l’évolution de l’idéologie pro esclavagiste dans les Etats du Sud. On pense par exemple au célèbre The Mind of the South de J.W. Cash (1941) ou encore à l’ouvrage de William Sumner Jenkins, Pro-Slavery Thought in the Old South (1935) et à bien d’autres encore. De même, M. Hugues est un peu vague sur la question de la nullification. Il en explique certes les raisons et les différentes étapes mais on a quelques difficultés à comprendre de quoi il retourne concrètement. C’est bien dommage car il s’agit là d’une étape cruciale dans la carrière de Calhoun et d’un moment important dans l’histoire des Etats-Unis dont on a du mal à saisir les tenants et les aboutissants. En bref, et malgré ces quelques réserves, voici un ouvrage qu’il faudrait conseiller à toute personne qui voudrait se lancer dans l’histoire du Sud en abordant le cœur de la pensée politique des esclavagistes.

Quant à l’ouvrage de Jean-Philippe Feldman, il est tiré d’une thèse en droit soutenue en l’an 2000. Cette étude sur le droit constitutionnel américain examine minutieusement la crise de l’annulation de 1828-1833, dont l’un des personnages centraux fut John Caldwell Calhoun. L’auteur se penche sur une période délicate de l’histoire américaine durant laquelle la nature de l’Union fut longuement débattue au sein de la classe politique américaine. En ces temps de débats autour de l’Union Européenne, de la nature du traité constitutionnel européen et de ses effets sur la souveraineté des Etats membres, voici un ouvrage qui, peut donner des pistes de réflexion à celles et ceux qui s’intéressent à ce sujet brûlant. 

Il est toutefois important de bien insister sur le fait que cet ouvrage s’adresse en tout premier lieu à des spécialistes de droit. Aussi, ce compte-rendu ne saurait avoir la prétention de juger de sa qualité en tant qu’ouvrage de droit mais il étudie l’ouvrage dans sa contribution aux études américaines. Il détaille le déroulement de la crise de l’annulation (ou « nullification ») ainsi que ses effets et ses sources politiques, juridiques, et philosophiques. Il s’intéresse à une période importante, mais relativement courte de l’histoire américaine, tandis que Gérard Hugues adopte un point de vue différent dans la mesure où il se focalise davantage sur le personnage politique qu’était John C. Calhoun et sur sa pensée politique telle qu’elle s’exprimait dans un contexte historique particulier. En d’autres termes, Gérard Hugues ne s’attache pas qu’à la crise de l’annulation mais il étudie aussi  la théorie politique de Calhoun dans son ensemble. Dans cette seconde recension, je m’attacherai plutôt à comparer la façon dont chaque auteur a traité la crise de l’annulation et le rôle qu’a joué John C. Calhoun.

Pour Jean-Philippe Feldman, contrairement à ce que l’on croit en France, la ratification de la Constitution en 1787 fut très controversée, notamment par les Antifédéralistes qui ont toujours défendu la souveraineté du peuple de chaque Etat, et dont l’influence s’est fait sentir dans le mouvement des droits des Etats. Cette doctrine peut être définie comme « le pouvoir de chaque Etat d’exercer son pouvoir propre » (5) au sein de l’Union. Si M. Feldman s’attarde sur les événements de 1787 c’est parce qu’ils furent un moment crucial dans la construction de la théorie de l’Etat. Cette période se caractérise en effet par la nouveauté de la Constitution et la nouveauté du régime qu’elle promeut, à savoir la création d’un gouvernement fédéral. Ce dernier a suscité nombre de controverses quant à sa véritable nature, ainsi que nombre de questions sur les recours possibles des citoyens et des Etats fédérés. Outre le recours au peuple et à la Cour Suprême des Etats-Unis, d’autres recours furent invoqués. C’est à ce moment que John C. Calhoun entre en scène, puisqu’il fut l’instigateur et le théoricien d’un de ces recours : la doctrine de l’annulation. Jean-Philippe Feldman rejoint ici Gérard Hugues lorsqu’il affirme que Calhoun fut un incompris alors qu’en réalité, il « peut être considéré comme l’un des plus grands constitutionalistes de l’histoire américaine (…). On a pu justement souligner qu’il offrait une combinaison rare outre-Atlantique d’homme d’Etat, d’idéologue et de théoricien. » (11)

Le livre de Jean-Philippe Feldman est divisé en deux grandes parties. Dans la première partie, intitulée « John C. Calhoun et la crise de l’annulation », il montre que les éléments annonciateurs de la crise résident tout d’abord dans le radicalisme carolinien qui se reflète particulièrement dans son opposition, devenue traditionnelle, à l’interventionnisme du gouvernement fédéral. Les Caroliniens se sont souvent insurgés contre la levée de tarifs protecteurs parce que ceux-ci avaient pour unique but, selon eux, de soutenir les industries internes, soit le Nord aux dépens du Sud. Dans une tentative d’expliquer ce radicalisme, l’auteur fait appel à diverses théories historiques. Finalement il conclut que ce qui a mené à la crise de l’annulation c’est en réalité une combinaison unique en Caroline du Sud de plusieurs facteurs.

La vulnérabilité aux fluctuations de l’économie cotonnière et à la concurrence, l’incidence de l’esclavage, la majorité noire du bas pays, l’héritage politique unique et la forte présence de Calhoun formaient les conditions de l’annulation. Chaque facteur contribua à rendre possible cette dernière, mais c’est leur force collective qui la rendit réelle en Caroline du Sud, et c’est l’absence de cette conjonction dans les autres Etats qui amena le reste du Sud à ne point se joindre à la défense carolinienne. [28]

L’auteur détaille ensuite l’épisode du tarif protecteur de mai 1828, dit tarif des Abominations. Cet épisode le pousse à s’interroger : quelles sont donc les raisons qui firent passer John C. Calhoun d’un ardent nationaliste dans les années 1810 à un ardent régionaliste dans les années 1820 ? Lui qui avait voté en faveur du tarif de 1816, pour soutenir l’extinction de la dette nationale et protéger les industries naissantes, vote contre la proposition tarifaire de 1828. Jean-Philippe Feldman diffère ici de Gérard Hugues lorsqu’il affirme que « la mutation calhounienne est indiscutable », que son « prime nationalisme » s’est bel et bien transformé en un « rigoureux régionalisme. » (36) Or, c’est précisément cette idée que Gérard Hugues combat dans son ouvrage puisqu’il démontre que Calhoun n’a jamais « retourné sa veste ». Lorsqu’il s’est prononcé contre le tarif des Abominations, il ne faisait que rendre publique une ancienne conviction. Suit alors un compte rendu détaillé du contexte et des procédures politiques qui ont entouré le rapport intitulé Exposition, publié en décembre 1828, et dans lequel Calhoun rend publiques ses convictions. Contrairement à Gérard Hugues, pour qui le texte de Exposition and Protest semble être un seul et même texte, Jean-Philippe Feldman fait une claire distinction entre le texte de l’Exposition, dont il dit qu’il fut l’œuvre de Calhoun, et celui de la Protestation, qui fut officiellement adopté par les deux chambres de Caroline du Sud, contre le système des droits protecteurs. Selon Mr Feldman ce texte est proche de l’esprit de l’Exposition mais il manque de la vigueur et de la profondeur de l’Exposition, sans compter qu’il n’y est fait aucune référence à un quelconque droit d’annulation ou de sécession.

Si la crise de l’annulation voit le jour en Caroline du Sud en 1828, elle apparaît vraiment sur la scène politique nationale en janvier 1830, à l’occasion d’un célèbre débat qui a opposé le sénateur de Caroline de Sud, Robert H. Hayne (discrètement chargé par Calhoun d’exprimer ses propres vues, car lui-même ne pouvait intervenir directement, étant président du Sénat) au sénateur du Massachusetts Daniel Webster. Un chapitre entier est consacré à cette joute verbale qui eut pour effet de poser en termes clairs la question de la nature de l’Union.

M. Feldman explique que Calhoun ne fut jamais un annulateur extrémiste. C’est la montée en puissance du mouvement annulateur en Caroline du Sud qui poussa Calhoun à sortir officiellement de son mutisme. En effet, en 1831-1832, les radicaux dominaient le congrès de cet Etat et menaient une campagne intensive afin que le tarif fût annulé plutôt que de se contenter d’une simple protestation verbale. Calhoun se prononce alors publiquement et officiellement en faveur de l’annulation dans son Adresse à Fort Hill (juillet 1832). Néanmoins il ne se pose pas en annulateur extrémiste. Il cherche au contraire à trouver une solution pacifique et prône des mesures conciliatrices. Il s’impose alors aux yeux de tous comme le théoricien de l’annulation, qu’il a élevée « à la dignité d’un droit constitutionnel. » (73) Le président Jackson s’immisce alors dans la querelle sur la nature de l’Union. Dès 1831, alarmé par la perspective d’une révolte en Caroline du Sud, il tente de l’isoler et se prépare à l’usage de la force.

M. Feldman détaille ensuite les diverses étapes, textes, résolutions et discours qui menèrent à la fin de l’annulation en 1832. Fin novembre 1832, une Convention se réunit en Caroline du Sud, à la fin de laquelle une ordonnance d’annulation est rédigée. Les lois sur les tarifs de 1828 et 1832 sont déclarées nulles et il est proclamé que le corps législatif de Caroline du Sud adopterait toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’application des tarifs à partir du 1er février 1833. L’ordonnance proclame le droit d’annulation et de ce fait le droit de sécession ; et affirme la souveraineté de la Caroline du Sud. Selon l’auteur, c’est le texte le plus radical adopté par un Etat depuis l’origine de la Constitution. La seule échappatoire était ce délai de deux mois, qui laissait la porte ouverte à un compromis avec les autorités fédérales. Jackson répond à cette ordonnance par une longue proclamation datant du 10 décembre 1832. Texte essentiel, cette proclamation veut démontrer l’absurdité des doctrines d’annulation et de sécession, ainsi que leur inexistence juridique et constitutionnelle. Il adopte un ton menaçant en affirmant que la sécession ne se ferait pas pacifiquement. Ces menaces, l’absence de soutien des autres Etats de l’Union, l’offre de médiation de la Virginie entre la Caroline du Sud et Washington, tout cela pousse les Annulateurs en Caroline du Sud à mettre de l’eau dans leur vin.

Cette proclamation menaçante est suivie d’un autre message de Jackson, daté du 16 janvier 1833, communément appelé « la proposition sur la force » car ce dernier demande au Congrès de nouveaux pouvoirs pour empêcher les Annulateurs de mettre leur plan à exécution. Beaucoup considèrent à l’époque que Jackson demandait en fait le pouvoir d’écraser la Caroline du Sud. A cette proposition, Calhoun répond par plusieurs messages fustigeant le despotisme de Jackson. M. Feldman détaille les débats du Congrès qui se déroulèrent suite à l’adresse de  Jackson. Le plus célèbre fut celui qui opposa Calhoun à Daniel Webster en février 1833. C’est le fameux débat dont parle aussi Gérard Hugues et qui consacra le triomphe parlementaire de Calhoun. Mais le Sénat avait déjà accordé à Jackson le droit d’user de la force  et de faire appel à l’armée fédérale. Par ailleurs, des débats se déroulent au Congrès afin de trouver une solution de conciliation au problème du tarif. Ainsi la « proposition sur la force » et les efforts du gouvernement fédéral pour résorber la crise poussent les Annulateurs à reporter la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance d’annulation. Le 21 janvier 1833, cette dernière est suspendue. Cette concession faite par mes Annulateurs était une « procédure stratégique » (132) qui pavait la route à un compromis sur le tarif. Début février 1833, tous les éléments d’un règlement pacifique de la crise étaient assemblés. Le 12 février 1833, Henry Clay présente une proposition sur le tarif de compromis au Sénat ; proposition qui eut l’heur de convenir à Calhoun. Celui-ci vota en sa faveur, de même que la plupart des parlementaires qui pensaient qu’elle était la seule alternative à une situation explosive. Le 1er mars 1833, la proposition sur la force et la proposition de compromis de Clay sont adoptées à une large majorité au Congrès, mettant ainsi fin à une crise longue de cinq années.

A la fin de cette première partie, Mr Feldman tente d’expliquer les raisons pour lesquelles Calhoun, qui avait pris le parti de l’annulation, finit par choisir le compromis. Il se demande aussi qui furent les véritables vainqueurs de la crise. Enfin, il en explique les conséquences. Tout d’abord, cette crise contribua à accroître la conviction que le Nord et le Sud avaient des intérêts radicalement divergents. Par ailleurs, quand la cause du tarif se fut évanouie dans les Etats du Sud et qu’elle fut remplacée par celle de l’esclavage, les Annulateurs furent au premier rang de ceux qui utilisèrent la doctrine de l’annulation afin de défendre et de protéger l’esclavage dans les Etats du Sud. M. Feldman écrit : « Le résultat fut l’émergence d’un intérêt pro esclavagiste puissant et déterminé, si bien que la crise d’annulation créa les concepts et quelques-unes des conditions politiques qui menèrent à la guerre de sécession ». (159) Parmi les conséquences de cette crise, il y en eut qui touchèrent tout particulièrement Calhoun. Sa tentative de limitation des droits du pouvoir fédéral ayant été mise en échec, Calhoun se rendit compte que l’action isolée d’un Etat ne pouvait mener nulle part. Il employa donc le reste de sa vie à tenter d’unir le Sud en un bloc politique pour protéger les droits de sa section et préserver l’Union. Il consacra aussi ses dernières années à théoriser l’annulation qu’il avait prôné durant ces années de crise.

C’est d’ailleurs à la théorisation de l’annulation que Jean-Philippe Feldman consacre la seconde partie de son ouvrage. C’est une partie qui a pour objectif d’expliciter les principes de la doctrine d’annulation. Avant d’entrer dans les détails de cette doctrine, M. Feldman recherche les sources juridiques et philosophiques de Calhoun pour la rédaction de la Dissertation sur le gouvernement et du Traité de la Constitution. Il affirme que personne ne sait s’il s’est inspiré de son expérience ou s’il a construit, a posteriori, une justification de ses théories. M. Feldman diffère ici de Gérard Hugues puisque ce dernier affirme que la réflexion de Calhoun trouve d’abord sa source dans le vécu de l’homme politique avant de trouver un enracinement dans la philosophie. Néanmoins, parmi les sources probables, Jean-Philippe Feldman rejoint Gérard Hugues en faisant mention du principe majoritaire chez Aristote. Il ajoute d’autres éléments qui permettent de compléter la lecture de l’ouvrage de M. Hugues. Ainsi, il fait référence à des textes écrits par les partisans des droits des Etats tels que le Federal Farmer de 1788. De même, le tribunat de la plèbe à Rome était, pour Calhoun, l’exemple même de la « concurrent majority ». La constitution polonaise fut aussi une source importante pour Calhoun car elle contenait la notion de liberum veto, soit le droit d’un seul député de s’opposer aux décisions de la Diète. D’après John C. Calhoun, cette notion de liberum veto était la source d’une société modèle où chaque décision politique devait être prise avec l’accord de chaque député sans la moindre voix contradictoire. C’était un modèle de gouvernement qui prouvait que « concurrent majority » et permanence du gouvernement n’étaient pas incompatibles. Mais l’une des sources essentielles de l’annulation fut, semble-t-il, l’interprétation que Jefferson et Madison firent de la Constitution dans les résolutions de 1798 et 1799, contre les lois sur la sédition et les lois sur les étrangers. En faisant référence au droit d’interposition revendiqué par la Virginie et le Kentucky en 1798-99, Calhoun cherchait à montrer que l’annulation s’inscrivait dans une longue tradition américaine des droits des Etats. Si Calhoun prit consciemment le parti de ne pas faire la distinction entre interposition et annulation, M. Feldman affirme tout de même qu’il existe une différence entre ces deux concepts. En effet, l’interposition, plutôt défendue par Madison, était « une opposition jugée constitutionnelle, une ‘expression d’opinion’, une protestation à une décision, une action, ou une loi fédérale. » (188) Tandis que l’annulation, défendue par Jefferson, était « le pouvoir  propre à chaque Etat et qui produit ses effets à l’intérieur des frontières de chacun » (205) ; ce n’était pas le simple droit d’annuler une loi fédérale, mais « l’annulation de toute appropriation de pouvoir dans les limites de l’Etat. » (205)

Après les sources, Jean-Philippe Feldman en vient aux principes de la doctrine d’annulation. Il commence par expliquer la différence entre « concurrent majority » et annulation. Il n’est pas utile de revenir sur le concept de majorité concurrente qui a été explicité plus haut. En revanche, la façon dont l’auteur définit l’annulation mérite qu’on s’y attarde. L’annulation est qualifiée de pouvoir négatif, celui de bloquer l’application d’une décision fédérale sur le territoire d’un Etat. Ainsi, l’annulation serait un des rouages de la majorité concurrente. Celle-ci est le principe tandis que l’annulation est la procédure de sa mise en œuvre. Calhoun concentre aussi son attention sur la souveraineté des Etats et affirme que la souveraineté réside dans les peuples de chaque Etat pris individuellement. Il relie la question de la souveraineté à celle de l’annulation en affirmant que les peuples des Etats ont le droit de juger et de déclarer si une loi fédérale est autorisée par la Constitution ou si elle est nulle et non avenue. Tous ces principes devaient permettre de protéger les Etats-Unis du danger de la centralisation, tout en poussant les Etats à soutenir et à préserver l’Union. Néanmoins ils ne sont pas suffisants pour ramener l’harmonie entre le Nord et le Sud. Dans le Traité, Calhoun indique qu’il faut en effet penser à un changement organique de la Constitution afin qu’un pouvoir négatif sur le gouvernement fédéral soit donné à la région la plus faible – en l’occurrence le Sud. Et il ne s’agit pas là d’annulation. Calhoun précise que ce nouveau pouvoir négatif exige une réorganisation de l’exécutif afin qu’ils soit partagé par deux représentants. En d’autres termes, il demande un président pour le Nord et un autre pour le Sud, chacun devant approuver les propositions du Congrès avant qu’elles ne deviennent lois. C’est l’une des modifications possibles de la Constitution afin que celle-ci puisse promouvoir l’harmonie entre les deux régions des Etats-Unis. C’est aussi un élément nouveau que le lecteur ne trouve pas dans l’ouvrage de Gérard Hugues (probablement parce qu’il se trouve dans le texte du Traité et que M. Hugues s’est plutôt concentré sur l’étude de la Dissertation) et qui permet de compléter la connaissance qu’on a pu acquérir de la pensée calhounienne. Jean-Philippe Feldman clôt cette partie par une énumération des diverses critiques adressées à l’annulation.

Il convient de rendre hommage à l’énorme travail de recherche et de lecture que M. Feldman a fait pour l’élaboration de cet ouvrage. La lecture et le compte rendu détaillés qu’il fait de tous les textes juridiques constituent à la fois une des qualités et un des défauts de cet ouvrage. Pour un non spécialiste c’est un défaut, au début du moins, car la compréhension des termes et concepts juridiques, des nuances entre plusieurs concepts, demande de posséder une certaine culture juridique, et une connaissance certaine des débats constitutionnels qui ont agité la jeune république américaine. C’est donc une lecture assez ardue qui demande une grande attention. Mais si l’on se plie à cette contrainte, la lecture détaillée des textes devient une qualité car au fur et à mesure que l’on avance on prend conscience que M. Feldman emporte le lecteur en plein cœur du débat et lui permet de bien en comprendre les tenants et les aboutissants. Une des autres qualités de cet ouvrage réside dans sa structure très claire et très détaillée, qui compense l’utilisation d’un jargon parfois assez compliqué. On peut aussi reprocher à M. Feldman de ne pas avoir accordé une grande importance à la biographie de Calhoun, à laquelle il consacre tout juste une page et demi dans l’introduction. Par ailleurs, il n’est pas très clair sur les raisons pour lesquelles le tarif des Abominations suscita l’indignation des Sudistes en général et de Calhoun en particulier. Il n’explique pas pourquoi ce tarif sur la laine posait problème aux planteurs, et il ne s’attarde pas sur l’importance de l’institution esclavagiste dans cette crise de l’annulation et dans la pensée calhounienne. Or à la lecture de l’ouvrage de Gérard Hugues, on comprend que « l’institution particulière » a tenu une place importante dans la pensée d’un Calhoun sudiste, propriétaire d’esclaves et de plantations. Quant au contexte historique, mis à part les procédures légales qui sont très détaillées, il semble évident pour l’auteur, qui ne prend pas la peine de le développer. Par conséquent, on ne saurait comprendre cet ouvrage si l’on n’a quelques connaissances de bases. C’est un ouvrage qui s’adresse à des spécialistes de droit constitutionnel, et à des spécialistes de l’histoire de la jeune république américaine. Il est donc très pointu et s’adresse à un public assez limité. Aussi, si une fois l’ouvrage fermé, le lecteur se sent plus intelligent et plus cultivé, il est néanmoins important de dire qu’il n’est pas à conseiller à des novices. Et si on doit le comparer à celui de Gérard Hugues, il faudrait dire que les deux livres se complètent mais qu’on ne peut comprendre l’ouvrage de Jean-Philippe Feldman qu’à la lumière de celui de Gérard Hugues.

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