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Une théorie de l’État esclavagiste, John Caldwell Calhoun
Gérard Hugues
Aix, Publications de l’Université de Provence, 2004.
20 €, 202 pages, ISBN 2-85399-575-5


Jacques Coulardeau
Université Paris Dauphine

 

Un livre sur Calhoun peut être fascinant pour comprendre l’enchaînement des événements qui mènent à la Guerre Civile. Il est donc bon que ce personnage politique soit un peu exploré. Ce volume reprend La Dissertation sur le Gouvernement, publiée en 1853, dans une traduction de Gérard Hugues, et dote ce texte d’une longue présentation de Calhoun lui-même et d’une analyse de l’œuvre. Une remarque préalable s’impose : le texte de la Dissertation est criblé de coquilles. Ceci dit, la lecture en est facile, malgré quelques américanismes traduits littéralement.

L’esquisse biographique retrace la carrière de John C. Calhoun, avec en arrière plan trois générations de sa famille, depuis les Highlands d’Écosse, jusqu’à la plantation de Caroline du Sud. Vie d’errance : colons protestants en Irlande, contre la population catholique du comté de Donegal, puis colons de la frontière en Pennsylvanie, contre les Indiens, en particulier Iroquois, puis en Virginie Occidentale, plus exactement à l’ouest de la Virginie, en colons installés, contre les Indiens à nouveau, puis enfin dans l’ouest de la Caroline du Sud, en pionniers et colons, contre les Indiens Cherokees. C’est avec cet héritage qui s’étale du début du 18ème siècle (dates non précisées pour le passage en Irlande) à 1756 que naît John Caldwell Calhoun le 18 mars 1782 en Caroline du Sud où il deviendra le maître de la plantation familiale — avec bien sûr des esclaves noirs. La carrière politique est ensuite décrite en détail.

On doit regretter ici que le contexte économique de la vie de Calhoun soit réduit à l’identification du système social de la Caroline du Sud comme étant esclavagiste. Aucun élément démographique, aucun élément économique ne sont donnés qui permettraient de bien mesurer le rapport de force démographique entre les noirs et les blancs. Aucun détail sur les traités et les guerres avec les Cherokees, pas la moindre indication sur ces « Indiens Blancs » qui avaient accepté le système politique américain, son éducation et sa religion, son système économique (au point d’avoir eux aussi des esclaves noirs); bien sûr, les accords avec Madison, les remises en cause de Jackson et l’élimination des Cherokees ne sont pas abordés, même de façon allusive. On peut et doit aussi poser les mêmes remarques concernant Madison et Jefferson, eux aussi maîtres d’esclaves : cela manque car on est condamné à accepter l’a priori de Calhoun qui exclut toute considération sociale ou économique directe de sa réflexion pour ne prendre en compte que des questions constitutionnelles et institutionnelles formelles qui apparaissent alors totalement abstraites. La carrière politique de Calhoun est aussi et ainsi réduite à une suite de conflits de personnes occultant les enjeux de société; car l’enjeu social — jamais posé dans le livre — est, non pas la survie du système sudiste, mais le développement économique et social du Sud des Etats Unis, et ce par l’industrialisation et l’économie de marché, seule solution viable et possible. L’esclavage bloque le Sud dans une économie de pays sous-développé producteur et exportateur de matières premières, que ce soit le coton ou le tabac. Cela ne peut apparaître que si on refuse l’a priori de Calhoun et si on met les mains dans le tissu social et économique. La pensée de Calhoun est une pensée suicidaire pour le Sud au niveau économique et social.

L’analyse des péripéties politiques de la carrière de Calhoun est alors très événementielle et réduite à des conflits de personnes plus encore qu’à des conflits sociaux et économiques. Ainsi l’épisode de la nullification des décisions tarifaires concernant les impôts à l’exportation et à l’importation (1828) n’est en rien compris dans sa dimension de développement économique historique. Le Sud est une aberration archaïque puisqu’il a une économie d’exportation de matières premières agricoles non transformées et d’importation de biens de consommation  : une économie typiquement coloniale et dont la métropole est l’Angleterre. Il n’achète rien ou si peu au Nord industriel et il ne vend rien ou si peu à ce même Nord industriel. Ses clients et ses fournisseurs sont européens, et en premier lieu anglais. Mais aucune donnée n’est fournie sur cette situation économique archaïque et aberrante qui ne peut en rien assurer le développement du Sud. Plus encore, et rien n’est dit sur ce problème, la masse — majoritaire — des esclaves noirs ne constitue pas un vivier de consommateurs car le marché leur est interdit : ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas de salaire. Ils vivent donc comme du capital fixe et non comme du capital variable. Ils ne sont qu’un coût pour la production et ne peuvent pas être un élément de développement de cette production. S’ils l’étaient, le coton ne leur serait d’utilité que s’il était transformé, donc s’il était la base d’une industrie, ce qui n’est pas le cas.

Plus encore, le livre utilise la référence à l’esclavage comme suffisante en soi. Rien n’est dit vraiment sur le traitement des esclaves à qui il est interdit de parler leur langue, qu’ils ont oubliée au 19ème siècle (déculturation), de pratiquer leur religion et souvent même une quelconque religion — avec la tolérance progressive d’une évangélisation ségrégative — de recevoir une quelconque éducation, même lire et écrire, d’avoir une vie de famille, les femmes étant soumises aux caprices des hommes blancs et les enfants étant systématiquement séparés de leur mère et vendus à l’extérieur. Les planteurs ont tout pouvoir de justice, de vie, et de mort sur les esclaves qui ne relèvent en rien de la justice des USA, et quand ils en relèveront, beaucoup plus tard, ils seront jugés par des jurys exclusivement blancs. Ceci ramènerait à sa vraie dimension de cynisme la remarque de Calhoun sur l’unanimité des jurys. Notons que l’unanimité est une absurdité légale et judiciaire. Un jury doit déterminer la vérité et non chercher une solution à tout prix. La vérité, si le jury n’arrive pas à se mettre d’accord, c’est qu’il y a doute et donc que ce doute doit bénéficier à l’accusé. La justice défendue par Calhoun comme un modèle est en fait une justice qui ne protège en rien les droits de l’accusé, mais par sa pratique de l’unanimité du jury met en péril ces droits et condamne, nous ne le savons que trop, y compris bien sûr à la mort, de nombreux innocents. Ces éléments de perspective auraient vraiment permis d’approcher le texte de Calhoun sous un autre éclairage.

Mais il nous faut revenir sur un aspect fondamental du texte : sa référence religieuse lourde. Lourde par plusieurs mentions qu’il faut analyser dans une approche de la conception religieuse de Calhoun. Cette mention puissante est absolument organisatrice de la pensée et de la vie de Calhoun, qui ne font qu’un. C’est une mention structurante. Peut-être Gérard Hugues n'aurait-il pas dû la rejeter en fin d’analyse, construisant ainsi son analyse sur les arguments abstraits de Calhoun, dans la mesure où la mention religieuse devient alors un supplément de spiritualité alors même qu’elle est le fondement premier et incontournable de la pensée de Calhoun.

C’est à l’être suprême, Créateur de l’Univers, que revient la tâche unique d’ordonner et de veiller sur le Tout. Dans son infinie sagesse et son infinie bonté, il a doté chaque catégorie d’êtres animés d’un statut de fonctions adéquates, il les a dotés de sensations, instincts, moyens et facultés les mieux adaptés à leur condition particulière. Il a assigné à l’homme l’état social et politique comme le plus propre à développer les qualités et facultés morales et intellectuelles éminentes dont il l’a doté et, partant, il l’a constitué de manière non seulement à le contraindre d’adapter l’état social, mais aussi à rendre le gouvernement nécessaire à sa préservation et son bien-être. [119]

Calhoun parle bien sûr ici de l’espèce humaine, mais on voit en filigrane que cette espèce humaine n’est pas posée comme homogène.

Celui-ci [l’objet de l’instauration de la société] est essentiel, il est de préserver et de parfaire notre race ; celui du gouvernement est secondaire et subalterne, il est de préserver et de perfectionner la société. Tous deux sont cependant nécessaires à l’existence et au bien-être de notre race et tous deux son également de facture divine. [118]

Si l’on remonte à ce point, la voix du peuple qui s’exprime sous la contrainte qui lui est faite d’éviter le plus grand de tous les fléaux, par le truchement d’organes gouvernementaux ainsi conçus qu’ils suppriment toute expression d’intérêts partisans et égoïstes, et qu’ils représentent l’opinion du peuple tout entier préoccupé de son bien-être commun, cette voix peut, sans risquer le sacrilège, se nommer voix divine. Et il serait sacrilège de la désigner autrement. [140]

On a ici le terme de « peuple » qui semble englober, comme dans la Constitution, l’entier du corps social américain composé des hommes libres, ou des hommes seulement asservis pour une durée limitée, mais exclut les femmes, les hommes asservis de façon permanente et les Indiens (parce qu’ils ne paient pas d’impôts, comme dit la Constitution). Quelle est cette voix divine ? Nous reconnaissons ici le modèle de Moïse, puis celui récurrent dans Isaïe et Ezekiel. Le « peuple » ne peut suivre la voie de Dieu que s’il accepte son autorité qui s’exprime par l’intermédiaire du prophète et des prêtres. Dieu a le pouvoir de châtier ceux qui sont rebelles à sa loi, et surtout de purifier le corps social de ceux qui ne sont pas des promoteurs de cet ordre dans la soumission à cet ordre. Alors même que Calhoun défend le droit de vote, y compris en envisageant le suffrage universel, il reste attaché à une démocratie qui donne le pouvoir à ceux qui ont les qualités pour l’assumer. Mais il rejette la majorité numérique du fait du danger que représentent les pauvres, les ignorants et les asservis qui sont bien membres du peuple :

Un autre avantage qu’ont les gouvernements à la majorité concurrente sur ceux à la majorité numérique, et qui illustre bien leur caractère plus populaire, est qu’ils permettent sans danger que le droit de vote y soit largement étendu. Dans les gouvernements de ce type, l’on peut sans risque aller jusqu’au suffrage universel, c’est à dire autoriser, à quelques exceptions près, tout citoyen de sexe masculin et d’âge mûr de se rendre aux urnes ; cela n’est pas envisageable dans un gouvernement à la majorité numérique sans qu’au bout du compte le pouvoir soit placé sous le contrôle des membres les plus ignorants et les plus asservis de la communauté. Car tandis que la communauté s’accroît, s’enrichit, acquiert le raffinement et un haut degré de civilisation, la différence entre riches et pauvres sera de plus en plus marquée et le nombre des ignorants et des êtres asservis augmentera par rapport au reste de la communauté. Au fur et à mesure que le fossé qui les sépare s’élargira, la tendance au conflit sera accrue ; et lorsque la proportion des ignorants et des asservis augmentera, il ne manquera pas, dans les gouvernements à la majorité numérique, de dirigeants opulents et ambitieux prêts à les exciter et les influencer afin de prendre eux-mêmes le pouvoir. [145]

Il est clair ici que Calhoun ne scinde pas la société en blancs et noirs (même si nous pouvons penser que les noirs ne sont pas inclus, bien que le terme de communauté et non pas de peuple puisse laisser entendre que les noirs y sont inclus et que le terme d'asservis peut faire référence aux noirs), mais entre riches et pauvres, cultivés et ignorants, libres et asservis. Et il parle bien de communauté. Ses références à la « race » sont donc des références à la race humaine et non à la race blanche. Dans « les pauvres, ignorants et asservis », il met en bloc les noirs asservis et les ouvriers, de quelque catégorie qu'ils soient, pauvres et ignorants (entendons inéduqués). On a bien là une vision élitiste de la société, qui plus est pessimiste, puisque les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux. Il serait alors nécessaire de spécifier le système censitaire posé par la constitution américaine :

The Convention did not … provide for popular elections, except in the case of the House of Representatives, where the qualifications were set by the state legislatures (which required property-holding for voting in almost all the states), and excluded women, Indians, slaves. (Howard Zinn, A People’s History of the United States, 1980, 1995, 95)

Le faire aurait constitué une toute autre vision de l’approche de Calhoun. Dans sa logique, ceux qui sont dignes du pouvoir ne peuvent être qu’une minorité. Sa proposition de majorité concurrente où toute minorité a un droit de veto sur les décisions de la majorité, quelle qu’elle soit, permettrait à cette minorité dominante d’avoir le dernier mot, et dans cette minorité dominante, à la portion sudiste d’avoir elle aussi le dernier mot. C’est donc un système absolument élitiste et en dernière analyse féodal que Calhoun propose. Un système féodal électif. D’ailleurs, l’exemple qu’il donne de la Pologne montre bien ce qu’il a en tête : l’élection d’un roi, l’élection d’un corps dirigeant élitiste et un fonctionnement féodal d’acceptation de ce pouvoir d’une élite, prétendument investie de l’intérêt général, par la vaste majorité du peuple gouverné par ces gouvernants. Calhoun coupe ainsi la société en gouvernés et gouvernants, ce qui lui évite de parler de tout le reste. Or on sait parfaitement que cette coupure, cette contradiction même, n’a de pouvoir historique que si des considérations économiques et sociales l’investissent pour la faire sauter, la résoudre comme dirait les dialecticiens du 19ème siècle.

Or, étant donné que les individus diffèrent les uns des autres par leur intelligence, leur perspicacité, leur énergie, leur ténacité, leur compétence, leurs capacités à travailler et à économiser, leurs qualités physiques, leurs rangs respectifs et les chances qui sont les leurs dans la vie, c’est un fait inéluctable qu’en permettant que tous exercent leurs talents pour améliorer leur statut, il s’ensuivra une inégalité proportionnelle entre ceux qui ont ces qualités et ces talents au plus haut degré et ceux qui en sont démunis… Si l’on s’efforce de rabaisser les premiers au niveau des derniers ou d’élever les uns au niveau des autres par l’action du gouvernement, on brise cet élan et de fait, on arrête la marche du progrès. [153]

On ne peut être plus clair.

La conclusion qui s’impose alors, c’est que Calhoun est condamné, avec le Sud, à être écarté de l’histoire car son système gèle la société dans un état de développement qui exige le dégel. Il ne prend en rien en considération la dynamique économique. Il veut faire survivre un système qui est historiquement et économiquement, et donc socialement, mort.

On regrettera que ne soient pas plus développées deux questions importantes que Calhoun soulève. D’une part la liberté de la presse comme pouvoir d’expression de l’opinion publique (Calhoun neutralise ce pouvoir comme ne pouvant pas assurer un quelconque équilibre dans la société, car la presse défendra nécessairement des intérêts privés). D’autre part les inventions (et il ne considère que la poudre à canon, l’imprimerie et la machine à vapeur) qu’il ne prend en compte que du point de vue militaire ou de l’accroissement de la productivité du travail qu’elles permettent. Il n’a donc compris ni la révolution proto-industrielle (du XIe au XIIIe siècle), ni la révolution culturelle, urbaine et manufacturière (du XVe au XVIIe siècle), ni la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles. Il n’a pas plus compris l’importance du marché dans le progrès humain, du marché féodal de survivance autarcique au marché libre qui se construit avec la révolution industrielle, cette dernière donnant à ce marché le rôle de réaliser la valeur ajoutée de la production, et pour lequel tout être humain doit devenir un consommateur.

Il n’en reste pas moins que cet ouvrage de Gérard Hugues ouvre un chapitre important de la civilisation américaine, qu’il peut être un outil utile pour de nombreux étudiants qui pourront alors compléter à loisir l’information qu'il leur fournit.

 

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