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La théorie et la pratique d’un éducateur élisabéthain : Richard Mulcaster c.1531-1611.
Jacqueline Cousin-Desjobert
Paris : Editions SPM, Lettrage Distribution, 2003.
77 €, 520 pages. ISBN 2-9516752-0-8.

Sophie Chiari-Lasserre
Université de Provence

 

L’Histoire anglaise de la Renaissance, redécouverte jour après jour, s’avère fascinante à plus d’un titre. Jacqueline Cousin-Desjobert s’est plongée dans de nombreux documents d’archives pour faire revivre la civilisation élisabéthaine, et elle nous fait aujourd’hui partager ses vastes connaissances grâce à la publication de sa thèse, soutenue à Paris IV-Sorbonne en 1996. Avec La théorie et la pratique d’un éducateur élisabéthain : Richard Mulcaster c.1531-1611, elle nous fait donc entrer dans l’histoire de l’éducation à la fin du seizième siècle, en nous dépeignant avec force détails l’univers d’un pédagogue de renom, qui fut successivement membre du premier Parlement du règne d’Elisabeth (1158-1559), puis directeur de l’Ecole des Marchands Tailleurs (1561-1586), avant de devenir directeur de l’Ecole Saint-Paul. L’objectif de l’auteur consiste ici à « présenter le personnage de Mulcaster, tel qu’il apparaît à travers les documents existants » [21]. Quelques illustrations — gravures, frontispices d’ouvrages, extraits d’incunables — viennent agrémenter son portrait. Avec un style généralement assez clair, sont analysés les écrits laissés par le pédagogue. Deux traités majeurs font l’objet de commentaires approfondis tout au long du livre : Positions (1581), et The First Part of the Elementarie (1582), qui fut oublié pendant trois siècles avant d’être en fin ré-édité en 1888 par Robert Hebert Quick.

La première partie de l’ouvrage propose d’abord une vision générale de l’humaniste anglais, et l’auteure insiste déjà sur les réseaux d’amitié tissés par le pédagogue, par-delà les frontières britanniques. Elle y reviendra de nombreuses fois, sans craindre la répétition, difficilement évitable dans ce genre d’entreprise. L’introduction décrit un homme à l’affût de toute précision qui, dans des domaines variés, pouvait faire avancer ses connaissances personnelles, mises ensuite à profit pour l’éducation des enfants.

Ce n’est qu’à l’issue de cette présentation que l’auteure effectue un retour en arrière, pour nous dépeindre les débuts du jeune Mulcaster, qui fut marqué par ses trois années passées au King’s College de Cambridge. Quand le pédagogue décida d’écrire son premier traité, Positions, en 1581, il avait en tête d’imposer ses vues personnelles sur l’éducation, ainsi que d’obtenir une gratification royale pour faire face à ses dettes. Ce double objectif n’est jamais perdu de vue dans l’ouvrage. Jacqueline Cousin-Desjobert avance, preuves à l’appui, qu’il ne cessa de quémander les faveurs de la Reine Elisabeth. Dès les premières pages, l’auteure s’attarde quelque peu sur les dernières années de Mulcaster afin de dresser un premier bilan d’une existence bien remplie.

Jacqueline Cousin-Desjobert, n’hésitant pas à effectuer des allers-retours dans la chronologie, fait ensuite entrevoir une nouvelle fois à ses lecteurs l’amitié fertile nouée entre Mulcaster et ses contemporains, comme Emmanuel van Meteren, marchand anversois installé à Londres. Et elle nous permet d’accéder à de précieux témoignages, tirés d’un album manuscrit, l’Album Amicorum : tous mettent en lumière la richesse des échanges entre lettrés. Jan van der Does, futur curateur de l’Université de Leyde, nourrissait également la tradition des livres d’or, et l’hommage de Mulcaster dans son album montre à nouveau l’importance des échanges littéraires entre des hommes unis par « l’amour des études et le souci de l’éducation » [62].

Si l’auteure semble d’abord insister sur un contexte favorable, fertile pour la circulation des idées et les progrès du savoir, elle s’attache aussi à faire ressortir les difficultés qui allaient de pair avec la publication d’un livre. Et ce d’autant plus que Mulcaster faisait office de novateur, à une époque où les idées de Roger Ascham, auteur du Scholemaster (1570), restaient les références privilégiées de l’élite. Le nouveau pédagogue visait quant à lui à convaincre des lecteurs hétérogènes — confrères, parents ou lettrés — du bien-fondé des réformes envisagées. Dans Positions, il livrait ses observations sur le fonctionnement de la grammar school, encore dépourvue de règlements censés, tout en énumérant les points à débattre, afin de remédier au désordre de l’enseignement. Dans The Elementarie, il se consacrait davantage aux problèmes du langage, à savoir l’orthographe et la richesse du vernaculaire.

Dans la deuxième partie, Jacqueline Cousin-Desjobert élargit sa perspective en envisageant les conditions dans lesquelles évoluaient les professeurs et leurs élèves. Les maîtres d’école ne brillaient généralement guère par leur compétence. Mal payés, employés de façon temporaire, dépourvus de vocation, ils écœuraient parfois les élèves au lieu de leur donner goût aux études. Rien d’étonnant à ce que Mulcaster approuvât la nécessité pour les maîtres de se soumettre au contrôle du Conseil privé. Ses membres, nouveaux défenseurs de l’Eglise d’Angleterre, faisaient preuve d’un vif intérêt pour l’éducation des enfants : les préceptes de l’anglicanisme s’inculquaient très tôt.

Les jeunes gens subissaient en outre fréquemment les coups de fouet du magister ; pourtant, les théoriciens de l’éducation commençaient à pointer du doigt l’excès de punitions corporelles. « La punition devrait correspondre à l’offense » : telle était la devise défendue dans Positions [114]. De même blâmaient-ils certains parents qui, manquant d’autorité sur leur progéniture, avaient une influence néfaste sur les futurs écoliers. L’admission de ces derniers posait d’ailleurs bon nombre de problèmes : Richard Mulcaster avait dû faire face aux exigences peu réalistes des familles ambitieuses qui souhaitaient faire admettre leurs enfants très tôt à l’école. Il revenait alors au professeur d’éviter toute précipitation nuisible au développement de l’enfant, et d’accepter au sein de la grammar school des jeunes gens robustes et alertes.

Jacqueline Cousin-Desjobert nuance pourtant les qualités visionnaires de son sujet, qui restait un homme de son temps. Le théoricien conservait effectivement quelques valeurs traditionnelles. Il craignait ainsi que quelques individus nourrissent de vains espoirs à l’école, alors que leur carrière future allait être en-deçà de leurs espérances. À l’évidence, l’école n’était pas destinée à tous, et selon Mulcaster, un système de quota aurait alors pu permettre de réduire le nombre de ceux qui accédaient aux études. Néanmoins, pour les jeunes gens qui méritaient une éducation complète, l’école publique devait être favorisée. L’éducation privée était considérée comme une hérésie par le théoricien anglais. Et ce d’autant plus que quelques familles de recusants choisissaient des précepteurs, afin de dispenser clandestinement aux élèves les préceptes de la foi catholique. La vision très négative de ce type d’instruction se trouvait renforcée par le fait que les rejetons de la noblesse avaient jusque-là majoritairement opté en faveur du préceptorat. Or, ce système n’avait fait qu’accentuer leur arrogance. Lucide, Mulcaster plaidait quant à lui en faveur d’une réforme qui offrirait aux nobles « un programme adapté à leur position sociale privilégiée » [145].

L’un des mérites de l’auteur est de dépeindre le maître comme une homme de paradoxes : étonnamment casanier pour quelqu’un saisissant la moindre occasion d’enrichissement intellectuel, il blâmait les expatriations d’étudiants frivoles. Mais il faisait preuve d’une plus large ouverture d’esprit lorsqu’il s’intéressait à l’éducation des filles, qui ne fréquentaient d’ailleurs pas son école, puisqu’elles n’étaient pas admises au sein de la grammar school. S’il critiquait férocement leur bavardage, et s’il leur trouvait un manque d’endurance flagrant, il tenait néanmoins en haute estime les capacités du sexe faible… dans la sphère domestique. Il souhaitait que les futures princesses puissent, comme la souveraine, briller en société grâce à leur instruction. Jacqueline Cousin-Desjobert conclut cette deuxième partie en reproduisant l’hommage du pédagogue à la reine Elisabeth, pour la fête royale de Kenilworth en 1575. La Reine Vierge était bien sûr, aux yeux de Mulcaster, l’éclatant exemple d’une réussite féminine exceptionnelle…

La troisième partie de l’ouvrage s’attarde sur « Le corps et les gestes », et pour cause : sur les quarante-cinq chapitres de Positions, vingt-cinq portent sur les exercices visant à favoriser l’éducation sportive. Selon l’écrivain élisabéthain, facultés mentales et constitution physique allaient de pair. Aussi avait-il émis le souhait de construire des écoles hors de la ville, entourées de vastes espace permettant la pratique du tir à l’arc. L’école avait un rôle thérapeutique, et Mulcaster, fort de ses lectures classiques (Galien, Hippocrate, Oribase, Mercuriale, Vésale) cherchait aussi à démontrer combien les soins et l’hygiène étaient importants dès le plus jeune âge. Pour le maître, la danse était bénéfique pour la santé ; la musique avait également ses faveurs. Jacqueline Cousin-Desjobert s’attarde davantage encore sur l’importance des formes d’expression dramatique pour le directeur de l’École des Marchands Tailleurs : les adolescents étudiaient la comédie à des fins didactiques. À la tête de l’École Saint-Paul, Mulcaster continua à favoriser l’apprentissage de la dramaturgie. En 1604, son école fut même désignée pour être l’une des étapes des pageants offerts au roi Jacques Ier dans la cité londonienne.

La quatrième partie du livre, « De l’écriture à l’histoire », revient enfin sur l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du dessin — trois points fondamentaux pour élaborer l’école élémentaire de Mulcaster. Il recommandait de privilégier l’anglais sur le latin, pour que les plus jeunes puissent maîtriser très tôt le vernaculaire. Il leur fallait ensuite être capables de prendre des notes rapidement. Et comme le dessin était étroitement lié à l’écriture, les élèves devaient être de surcroît initiés aux arts graphiques. Jacqueline Cousin-Desjobert reproduit dans cette dernière partie la lettre que Mulcaster écrivit au cartographe Abraham Ortelius, le 24 avril 1581. Ce document étonnant, fourmillant de demandes de renseignements sur la géométrie, montre à quel point le pédagogue prenait à cœur l’art du dessin. Il s’intéressait donc aux idées avant-gardistes, observant de très près les nouvelles découvertes, et dans cette perspective il souhaitait voir la création d’un collège uniquement destiné à l’apprentissage des sciences et des mathématiques. Ses intentions étaient novatrices puisque le savoir de l’écolier avait jusqu’à présent toujours reposé sur les Lettres. Or, selon Mulcaster, l’usage du latin devenait excessif : mieux valait adopter la langue natale. La parution de dictionnaires très complets — à l’instar de celui de John Baret, An Alvearie or Quadruple Dictionarie (1580) — fournissait une aide non négligeable aux élèves. Le pédagogue s’enthousiasmait en outre pour l’Histoire et les légendes antiques. Il sélectionnait néanmoins les auteurs les plus convenables — tels César, Tite-Live, ou Homère — pour former des citoyens dignes de ce nom.

Mais fort heureusement, pourrait-on dire, le portrait de cet humaniste élisabéthain ne se réduit pas à celui d’un simple maître ; porte-parole du pouvoir, il contribua aussi aux fêtes données en l’honneur de la nouvelle reine succédant à Marie Tudor. À cette occasion, l’homme se montra parfait propagandiste de Sa MajestÁ. Il participa par exemple à la Parade du lord-maire en 1568 en composant discours et devises, et apporta sa contribution aux festivités qui eurent lieu à Kenilworth (1575), pour la visite royale.

La conclusion de l’ouvrage livre un bilan plutôt positif de la vie de Richard Mulcaster, qui fut influent tant sur le plan de l’éducation que sur celui de la politique. Son réalisme y est loué, et l’auteure considère ce professeur humaniste « disciple de Vives » [339] comme un homme tolérant et modéré. Elle lui reconnaît pourtant quelques défauts : le style de ses écrits, parfois obscur à force de minutie, ou son zèle anti-catholique vers la fin de sa vie sont pointés du doigt. Mais l’image prédominante reste celle d’ « un penseur avisé, résolu à lier l’enjeu des études à celui des besoins réels du pays » [344].

Environ cent trente pages sont ensuite réservées aux annexes : y est traduit un panégyrique rendant hommage à la reine Elisabeth, Une Complainte de consolation (1603), suivi de sa version anglaise originale, A comforting Complaint. L’auteur fait en outre une très brève présentation de deux petits livres rédigés en latin : Catechismus Paulinus (1599), écrit pour les élèves de première année — et dont seule la préface est traduite — et Cato Christianus (1600), inculquant des règles de comportement à la jeunesse. Les deux textes originaux sont reproduits, mais aucune annotation ou traduction ne vient éclairer leur contenu. Démunis d’explication, ces écrits — certes intéressants — semblent difficiles d’accès pour tous ceux qui ne maîtrisent pas la langue latine de la Renaissance. Leur présence pourrait de ce fait être remise en question, et ce d’autant plus qu’ils n’étayent pas véritablement la démonstration de l’auteur. La bibliographie, elle, est éclairante. Elle s’avère détaillée, et contient même les documents non publiés : on saura gré à l’auteur d’avoir livré toutes ses sources. De même, la chronologie des œuvres principales de Mulcaster se montre fort utile. En effet, elle n’apparaît pas clairement à la lecture, Jacqueline Cousin-Desjobert ayant choisi de procéder par regroupements thématiques, qui s’enchaînent de manière parfois un peu abrupte. L’index enfin permet au lecteur de retrouver facilement de nombreuses références disséminées dans l’ouvrage, qui peut ainsi être aisément reconverti en outil de recherches, malgré sa taille volumineuse.

Ce compte-rendu montre donc qu’en dépit de rares coquilles, de quelques redites, d’éléments qui auraient peut-être gagné à plus de concision, ou au contraire, d’annotations qui auraient mérité plus de précisions, la présente étude fera date dans l’histoire de l’éducation à la Renaissance anglaise. Si les anglicistes pourront parfois regretter que les citations fassent systématiquement l’objet d’une traduction française — sans que n’apparaissent en notes de bas de page les phrases originales — cette entreprise d’envergure demeure impressionnante. Son érudition rend sa présence indispensable sur les rayons des bibliothèques universitaires, et son plus grand mérite consiste sans doute à donner l’envie de redécouvrir les grands écrits de Mulcaster, si ardus soient-ils. Mêlant civilisation et littérature, elle se lit enfin avec facilité, tout en donnant accès à des sources primaires longtemps négligées par les chercheurs. Il reste à espérer que les nombreuses pistes qu’elle suggère soient à leur tour explorées par d’autres spécialistes de la Renaissance anglaise… Quoi de plus noble pour une thèse que de faire naître des vocations ?


 

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