Les Metteurs en scène
Edith Wharton
Paris : Michel Houdiard éditeur, 2001
8 euros, 36 pages, ISBN 2-912673-19-4.



Lettres à l’ami français
Edith Wharton
Correspondance établie et présentée par Claudine Lesage
Paris : Michel Houdiard éditeur, 2001
15 euros, 157 pages, ISBN 2-912673-16-X.


Philippe Romanski
Université de Rouen


En septembre 1908 paraît sous la plume d’Edith Wharton, dans La Revue des deux mondes, une nouvelle intitulée « Les metteurs en scène ». Il ne s’agit pas là d’une traduction de l’américain, mais bel et bien d’un texte rédigé originairement en langue française. Le geste, audacieux, voire a priori présomptueux, est une réplique de Wharton à ce qui semble être sa réputation d’intraduisibilité ainsi qu’une réponse-leçon donnée à certains de ses traducteurs d’un niveau qu’elle juge « lamentable ». La réaction de Henry James à cette publication ne se fit pas attendre. Au vrai, elle fut d’une ironie cinglante : « Je vous félicite, ma chère, de la façon, dont vous avez ramassé tous les vieux clichés éculés qui traînent sur le pavé de Paris depuis dix ans et dont vous les avez ficelés. » [34] S’ajouta plus tard, à cette critique des plus sévères, le conseil indirectement formulé de ne jamais récidiver. Et, en effet, probablement très soucieuse du regard jeté sur elle par le « Maître », elle ne recommença pas l’expérience.

L’on peut, toutefois, légitimement s’étonner de la dureté du jugement jamesien. Surtout si l’on met le texte de Wharton en regard d’un grand nombre d’écrits, commis par d’autres auteurs aux noms aujourd’hui (à tort ou à raison) tombés dans l’oubli, qui à l’époque trouvaient leur chemin dans les pages de La Revue des deux mondes. L’étonnement ne peut qu’être renforcé si l’on considère le français de Wharton, limpide, alerte, ciselé, dépourvu précisément de ces « vieux clichés éculés » auxquels James fait allusion. Au contraire, on lit, avec plaisir cette tentative réussie d’utiliser la langue de l’autre afin de mieux dire cet autre.

Sans vouloir aucunement déflorer l’intrigue de ce récit, qu’il nous soit permis, toutefois, d’indiquer qu’il s’agit d’une affaire de mariage arrangé, de dots, de deux jeunes gens aux prises avec les arcanes d’une société/scène mercantile à souhait. En somme les ingrédients d’autres textes de Wharton, à commencer par celui qui, de son aveu même, constitue l’un des moments essentiels de sa carrière littéraire, The Custom of the Country (texte que le capes et l’agrégation d’anglais ont récemment contribué à faire lire et relire). Il est possible — mais tout cela n’est que conjectural — que l’irritation de James ait été en partie provoquée par les dernières lignes de la nouvelle, objet d’un coup de théâtre pour le moins téléphoné. Nous n’en dirons pas plus.

Il n’en reste pas moins que l’éditeur Michel Houdiard a eu une riche idée d’accepter de rééditer ce petit texte, accompagné d’une postface de Claudine Lesage, spécialiste de la question. Remarquons ici que cette postface, parce qu’elle est tout à la fois érudite et éclairante, aurait mérité d’être une préface. Une de ces préfaces qu’on lit. Il ne s’agit peut-être qu’une question de mise en scène, mais la chose n’est pas ici secondaire.

Parce qu’est évoqué, en cet endroit, ce qui peut encadrer et appareiller le texte littéraire proprement dit, signalons la place des notes dans cet autre ouvrage (qui paraît chez le même éditeur) intitulé Lettres à l’ami français, correspondance croisée d’Edith Wharton et de Léon Bélugou. Ces notes, dues au travail d’édition de Claudine Lesage, sont pour la plupart courtes et immédiatement utiles au lecteur, aussi eût-il été pertinent de les placer en bas de page et non à la fin du volume. La lecture aurait alors gagné en confort.

Une telle remarque ne doit laisser planer aucun doute quant à la mise en forme scrupuleuse et la présentation soignée de ces lettres — jusqu’à ce jour inédites, on ne le soulignera pas assez — à et de Bélugou, autodidacte, érudit, pédagogue, voyageur (l’Europe, l’Indochine, le Japon, la Russie), entrepreneur, mondain, collaborateur (entre autres) de La Revue blanche et du Mercure de France, grand habitué des cercles littéraires du début du siècle, proche de Proust, Guiche, Du Bos, Bourget et quelques autres. Et, comme l’atteste cet ouvrage, c’est aussi le grand confident d’Edith Wharton, complice épistolaire de son amour secret pour Morton Fullerton. Un Fullerton qui brille par son absence tout au long de ces pages. C’est celui qu’on attend, qu’on espère, qu’on entrevoit tout au plus vers la fin — lorsqu’il est un peu tard. C’est celui dont Bélugou (wildien à l’occasion) écrira : « Fullerton est si plein d’imprévu qu’il est parfaitement capable de venir jeudi malgré qu’il ait annoncé sa venue [34].

L’intérêt du travail de Claudine Lesage n’échappera à personne. Ni aux américanistes, ni aux « francisants ». Cette correspondance, qui s’étend de 1908 à 1934, nous dresse le portrait d’une Edith Wharton, francophile et (une fois de plus) francophone, à l’affût de ce qui fait (et de ceux qui font) l’actualité intellectuelle et artistique du pays. À partir d’un sujet somme toute assez anecdotique (une liaison amoureuse plus ou moins satisfaisante), Claudine Lesage nous replonge au cœur d’une époque riche et mouvementée, à la fois sur le plan des idées et des événements. C’était le temps des débats d’idées, des affrontements intellectuels par journaux interposés. C’était le temps où les intellectuels « ferraillaient » à coups d’arguments et de contre-arguments pour défendre ce qu’ils croyaient être des positions justes. L’effet global produit par cet ouvrage est celui d’un tissage/montage saisissant et très émouvant de lettres et de narration biographique. Nombreux sont ceux qui, nous le croyons, seront sensibles à cette manière efficace et rigoureuse de combler les interstices du temps et de procurer les informations qui pourraient faire défaut à un lecteur tenu en haleine. L’on suit alors Wharton dans son ascension parisienne et dans ce qui se révèle être son mariage désastreux avec Teddy Wharton. L’on (re)découvre une Wharton éprise, inquiète, cancanière, moqueuse, aimant les coteries, les voyages ou escapades, et capable de faire preuve d’un jugement (littéraire ou de personne) parfois cruel, parfois hâtif, souvent sans appel. Ces lettres sont finalement celles d’une femme passionnée, complexe et de grand talent. Un talent pour l’écriture et pour la vie. Pour l’écriture de la vie et la vie de l’écriture.

Cercles©2002