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La Violence révélée : l’humanité à l’heure du choix
Gil Bailie
Traduction Claude Chastagner
Castelnau-le-Lez : Climats, 2004.
25 euros, 290 pages + notes, ISBN 2-84158-254-X.

Marie Liénard
Ecole polytechnique

Le titre ne laisse rien présager de la richesse de l’ouvrage. Il semble en effet sacrifier à l’effet d’une mode qui a rendu la thématique de la violence omniprésente. Certes l’avant-propos de René Girard attire l’attention. On garde en mémoire la révolution opérée par La Violence et le sacré (1972) dont les concepts fondateurs — désir mimétique et bouc émissaire — font presque partie du langage courant. Le sous-titre, l’humanité à l’heure du choix, laisse entendre une certaine urgence — et intrigue.

Bailie livre une sorte d’Apocalypse — « révélation » où il ne s’agit pas tant de montrer la violence que de la dire — de la dire dans des termes irrécusables alors que, précisément, toute l’histoire de l’humanité pourrait se résumer en cette tentative pour taire la violence, pour nier qu’elle fonde toute société, et qu’elle doit être dépassée. Choix de taire ou de dire, choix de sacraliser ou de démasquer pour toujours.

Un livre qui bouscule, intellectuellement d’abord. Un livre difficile, comme nous en avertit Girard dans son avant-propos. Difficile, ensuite, en ce qu’il révèle avec tant de clarté et de lucidité les « choses cachées » depuis la fondation du monde : il nous révèle dans un aujourd’hui pressant des choix qui nous concernent. Il traque le sens qui se cache au coeur des monstres sacrés ( ! ) de la littérature ou des faits retentissants de notre actualité. Impossible d’échapper à l’interpellation, de ne pas re-considérer toutes ces « choses » et surtout ce sujet — la violence — qui fait tellement partie de notre quotidien qu’on en oublie son vrai visage.

On ne peut que regretter que ce rendez-vous ne parvienne aux lecteurs non anglophones que neuf ans après la parution du livre aux Etats-Unis sous le titre Violence Unveiled: Humanity at the Crossroads en 1995 (The Crossroad Publishing Company). Par ailleurs, on se plait à imaginer ce que l’auteur aurait à dire — révéler — des récents événements, de l’après 11 septembre en particulier.

Pour moi, donc, un livre incontournable pour quiconque s’intéresse à aujourd’hui — à l’aujourd’hui d’un monde dans lequel nous sommes « embarqués », dirait Pascal. Livre à laisser et à reprendre, sans doute. Mais un cheminement révélateur pour parcourir des sentiers que nous empruntons : la littérature, la philosophie, la politique, la culture, l’information, bref, tout ce qui fait de nous des membres de cette humanité convoquée pour une lecture violente de notre heure.

Le livre contient 14 chapitres suivis de notes (pas de bibliographie). Dans l’avant-propos, René Girard avertit que « La Violence révélée parle de la crise spirituelle que traverse notre époque » [p. 11], et qu’il s’agit d’un « livre magnifique sur le christianisme et sur la culture contemporaire ... un superbe ouvrage de critique littéraire » [p. 12]. L’éditeur Frédéric Joly le présente comme un « ouvrage de critique sociale profondément original » [p. 6]. Finalement, seul le lecteur, avec ses convictions et ses intérêts, pourra se situer avec justesse.

La Violence révélée propose une analyse de la crise anthropologique, culturelle et historique que traversent les sociétés contemporaires, à la lumière de l’oeuvre de René Girard. Dans La Violence et le sacré, puis Des choses cachées depuis la fondation du monde, Girard avait montré le rôle essentiel de la violence pour les sociétés : un meurtre fondateur est à l’origine de la société. Girard met en évidence la logique victimaire : pour assurer la cohésion, le groupe désigne un bouc émissaire et défoule la violence sur lui — violence qui devient sacrée puisque ritualisée. Le meurtre et le sacrifice rituel renforcent les liens de la communauté qui échappe ainsi au chaos de la violence désorganisée. La violence sur le bouc émissaire a donc une fonction cathartique. Elle reste de la violence mais elle est dépouillée de son effet anarchique et destructeur. Les mythes garderaient mémoire de ce sacrifice mais tairaient la violence faite à la victime en la rationalisant : « le mythe ferme la bouche et les yeux sur certains événements » [p. 50]. Voilà donc le grand « mensonge », relayé par les rituels, des religions archaïques qui sont incapables de découvrir le mécanisme victimaire qui les fonde.

Un autre concept girardien fondamental est celui du « désir mimétique ». Les passions (jalousie, envie, convoitise, ressentiment, rivalité, mépris, haine) qui conduisent à des comportements violents trouvent leur origine dans ce désir mimétique. Dans l’acceptation girardienne du terme, le désir représente l’influence que les autres ont sur nous ; le désir, « c’est ce qui arrive aux rapports humains quand il n’y a plus de résolution victimaire, et donc plus de polarisations vraiment unanimes, susceptibles de déclencher cette résolution » [Girard, cité p. 128]. La « mimesis », souvent traduite par « imitation » (ce qui est inexact, ainsi que le souligne Bailie, car ce terme comporte une dimension volontaire alors que ce n’est pas conscient) est cette « propension qu’a l’être humain à succomber à l’influence des désirs positifs, négatifs, flatteurs ou accusateurs exprimés par les autres » [p. 68]. Personne n’échappe à cette logique. D’où l’effet de foule qui exacerbe les comportements mimétiques. La rivalité qui naît de la mimesis — on désire ce que désire l’autre — oblige à résoudre le conflit en le déplaçant sur une victime.

Or le Christianisme démonte le schéma sacrificiel en révélant l’innocence de la victime : la Croix révèle et dénonce la violence sacrificielle. Elle met à nu l’unanimité fallacieuse de la foule en proie au mimétisme collectif et la violence contagieuse : la foule, elle, « ne sait pas ce qu’elle fait », pour reprendre les paroles du Christ en croix. Jésus propose une voie hors de la logique des représailles et de la vengeance en invitant à « tendre l’autre joue ». La non-violence révèle à la violence sa propre nature et la désarme.

A partir des concepts girardiens, Bailie examine les conséquences de la révélation évangélique pour la société humaine. Il entreprend l’exploration systématique de l’histoire de l’humanité et sa tentative pour sortir du schéma de la violence sacrificielle. Son hypothèse centrale est que « la compassion d’origine biblique pour les victimes paralyse le système du bouc émissaire dont l’humanité dépend depuis toujours pour sa cohésion sociale. Mais la propension des êtres humains à résoudre les tensions sociales aux dépens d’une victime de substitution reste » [p. 75]. Ce que les Ecritures « doivent accomplir, c’est une conversion du coeur de l’homme qui permettra à l’humanité de se passer de la violence organisée sans pour autant s’abîmer dans la violence incontrôlée, dans la violence de l’Apocalypse » [p. 31]. Or qu’en est-il ?

La Bible, en proposant la compassion pour les victimes, a permis « l’éclosion de la première contre-culture du monde, que nous appelons la ‘‘culture occidentale’’ » [p. 150]. La Bible, notre « cahier de souvenirs » [p. 214], est une chronique des efforts accomplis par l’homme pour renoncer aux formes primitives de religion et aux rituels sacrificiels, et s’extirper des structures de la violence sacrée. Ainsi, avec Abraham, le sacrifice humain est abandonné ; les commandements de Moise indiquent la voie hors du désir mimétique (« tu ne convoiteras pas » car c’est la convoitise qui mène à la rivalité et la violence). Baillie s’attarde sur le récit biblique car pour lui il contient une valeur anthropologique essentielle ; il permet en effet d’observer « les structures et la dynamique de la vie culturelle et religieuse conventionnelles de l’humanité et d’être témoin de la façon dont ces structures s’effondrent sous le poids d’une révélation incompatible avec elles » [p. 186]. Peut-être peut-on parler de prototype de l’avènement de l’humanité à elle-même. Dans la Bible, la révélation est en cours et l’on peut mesurer les conséquences déstabilisantes sur le peuple de cette révélation.

Pas un hasard, donc, que le Christ se soit incarné dans la tradition hébraïque déjà aux prises avec la révélation. Bailie relit le Nouveau Testament en montrant comment le Christ déjoue le mécanisme de victimisation mimétique. Face à la Trinité divine, Bailie décrit une trinité diabolique : « diabolos », « satan », « skandalov » [p. 225]. Il rappelle l’étymologie du diable (celui qui divise), de Satan (celui qui accuse) et de « scandale » (offense, obstacle). Le diabolos sème la discorde en déclenchant les passions mimétiques ; le satan, c’est l’accusateur — celui qui désigne le bouc émissaire ; le scandalov, c’est le piège de l’indignation qui peut engendrer précisément ce qui l’avait provoquée. Or le Christ désamorce en proposant pardon, miséricorde et amour. Bailie propose une lecture extrêmement intéressante du passage de la femme adultère (en particulier du rapport de Jésus à la foule : en l’obligeant à sortir de l’anonymat, il désamorce la contagion violente) ; de la différence entre le ministère de Jean et celui du Christ, de la multiplication des Pains (« Jésus ouvrit leur coeur et, en retour, la foule ouvrit ses sacs » [p.  230]) ; Jésus invite à « sortir du cocon culturel » [p. 238]) ; de Barabbas , le « fils du père » face au Christ, «  le fils du Père » [p. 239]. Le récit évangélique annonce comment passer du logos de la violence au Logos d’amour.

Les Evangiles, donc, ont rendu moralement et culturellement problématique le recours au système sacrificiel. Toutefois, « les passions mimétiques qu’il pouvait jadis contrôler ont pris de l’ampleur, jusqu’à provoquer la crise sociale, psychologique et spirituelle que nous connaissons » [p. 131]. L’Occident, en effet, est sorti du schéma de la violence sacrificielle, mais son impossibilité à embrasser le modèle proposé par l’Evangile a pour conséquence la descente dans la violence première. La distinction morale entre « bonne violence » et « mauvaise violence » n’est plus « un impératif catégorique » [p. 81]. Puisque nous vivons dans un monde où la violence a perdu son prestige moral et religieux, « La violence a gagné en puissance destructrice » [p. 70] : elle a perdu «  son pouvoir de fonder la culture et de la restaurer » [p. 72]. L’effondrement de la distinction cruciale entre violence officielle et violence officieuse se révèle par exemple dans le fait que les policiers ne sont plus respectés (Bailie oppose cela à la scène finale de Lord of the Flies où les enfants sont arrêtés dans leur frénésie de violence par la simple vue de l’officier de marine : son « autorité morale » bloque le chaos). Donc, puisque le violence a perdu son aura religieuse, « la fascination que suscite sa contemplation n’entraîne plus le respect pour l’institution sacrée qui en est à l’origine. Au contraire, le spectacle de la violence servira de modèle à des violences du même ordre » [p. 104]. De la violence thérapeutique, on risque fort de passer à une violence gratuite, voire ludique.

A l’instar du Christ qui utilise les paraboles pour « révéler les choses cachées depuis la fondation du monde  » [p.  24], Bailie utilise des citations tirées de la presse contemporaine « de façon à montrer quelles formes prend la révélation de la violence dans le monde d’aujourd’hui » [p. 24]. Bailie note plusieurs résurgences du « religieux », dans le culte du nationalisme par exemple. Le nationalisme fournit en effet une forme de transcendance sociale qui renforce le sentiment communautaire, et devient un « ersatz de sacré » [p. 277] qui conduit encore à la violence sur des « boucs émissaires ». Il note aussi comment la rhétorique de la guerre légitime (mythifie même) la violence. Ainsi ce général salvadorien chargé du massacre de femmes et d’enfants en 1981 s’adresse à son armée en ces termes : « Ce que nous avons fait hier et le jour d’avant, ça s’appelle la guerre. C’est ça, la guerre [...] Que les choses soient claires, il est hors de question qu’on vous entende gémir et vous lamenter sur ce que vous avez fait [...] c’est la guerre, messieurs. C’est ça la guerre » [p. 280]. La philosophie même, pour Bailie, participerait du sacré mais n’en serait peut-être que le simulacre car « elle a érigé des formes de rationalité dont la tâche a été d’empêcher la prise de conscience de la vérité » [p. 271]. D’ou son impasse en tant que vraie transcendance.

Dans le combat entre les forces du sacrificiel et de la violence collective, et la « déconstruction à laquelle se livre l’Evangile » [p. 282], qu’en est-il de l’autre protagoniste du combat, celui qui représente la révélation évangélique ? Sa puissance est d’un autre ordre. Bailie la voit à l’oeuvre, par exemple, dans deux moments, le chant d’une victime sur la montagne de la Cruz, et la prière d’un Juif à Buchenwald : « Paix à tous les hommes de mauvaise volonté  ! Qu’il y ait une fin à la vengeance, à l’exigence de châtiments et de représailles » [p. 284].

Et Bailie de conclure : « si nous ne trouvons le repos auprès de Dieu, c’est notre propre inquiétude qui nous servira de transcendance » [p. 284]. Le texte de l’Apocalypse « révèle » ce que les hommes risquent de faire « s’ils continuent, dans un monde désacralisé et sans garde-fou sacrificiel, de tenir pour rien la mise en garde évangélique contre la vengeance » [p. 32]. La seule façon d’éviter que l’Apocalypse ne devienne une réalité est d’accueillir l’impératif évangélique de l’amour. Pour Girard, « l’humanité est confrontée à un choix [...] explicite et même parfaitement scientifique entre la destruction totale et le renoncement total à la violence » [p. 32]. A sa suite, Bailie identifie deux alternatives : soit un retour à la violence sacrée dans un contexte religieux non biblique, soit une révolution anthropologique que la révélation chrétienne a générée. Il s’agira donc d’arriver à résister au mal pour en empêcher la propagation : « la seule façon d’éviter la transcendance fictive de la violence et de la contagion sociale est une autre forme de transcendance religieuse au centre de laquelle se trouve un dieu qui a choisi de subir la violence plutôt que de l’exercer » [p. 84].

Bailie est amené, au cours de son exposé, à traiter de plusieurs phénomènes contemporains. Son analyse offre ainsi un éclairage stimulant sur la place de la superstition et de ses nouvelles formes dans nos sociétés (il rejoindrait en cela des remarques de Carl Sagan dans A Candle in the Dark par exemple), ou le culte des stars et autres célébrités télévisuelles. La lecture qu’il fait de l’intervention en Somalie [pp. 33-36] — et de la réaction du public américain aux victimes somaliennes puis américaines  — éclaire, indirectement, la situation iraquienne ; l’opinion publique américaine, après s’être enthousiasmée pour « free the Iraki people », a fait preuve du même retournement. La décision du gouvernement américain de ne pas montrer les images que Michael Moore montrera dans son film ne relève pas seulement de la censure ou du balisage du journalisme de guerre, ou même d’une « politique du mensonge », comme le suggèrerait l’analyse de Baillie. Par ailleurs, son hypothèse peut arriver à rendre compte du choc moral ressenti au cours d’une exécution publique, même si on sait que la victime est coupable, à cause de « l’innocence structurelle » de la victime isolée [p. 100]. Enfin son analyse de la portée mythique de la rhétorique de la guerre invite à reconsidérer la « War on Terror » et les discours qui se rattachent aux interventions militaires. Lynn Spigel suggère ainsi dans American Quarterly de juin 2004 : « Whatever one thinks about Bush’s speech, it is clear that the image of suffering female victims was a powerful emotional ploy through which he connected his own war plan to a sense of moral righteousness and virtue » [« Entertainment Wars », p. 248].

D’autre part, à l’heure où la référence religieuse dans la Constitution européenne a donné l’occasion de réfléchir à ce qui fondait l’Occident, le livre de Bailie offre quelques pistes de réflexion. Dans un autre registre, les questions soulevées par la définition girardienne du désir nous interpellent au moment où l’on parle d’individualisme et de développement personnel (et du coaching qui y est associé). D’autre part, en mettant à nu les désordres engendrés par le désir mimétique et ses corollaires (envie et ambition par exemple) Bailie jette un éclairage pertinent sur la logique de la performance et de la compétitivité de nos sociétés : on mesure déjà le potentiel destructeur de cette dynamique dans un contexte économique où le profit est devenu le seul impératif catégorique.

Enfin, l’ouvrage propose des remarques intéressantes — même si elles sont un peu rapides — pour considérer le rapport entre sexualité et violence [p. 206] ; question au coeur, entre autres, du débat sur la pornographie et son évolution vers des contenus très violents.

Dans son avant-propos, Girard introduit le livre en indiquant qu’il s’agit « d’une pièce essentielle d’un combat intellectuel et spirituel aux conséquences capitales pour notre avenir » [p.  11]. Comme tout combat, il est animé, parfois emporté dans la logique de sa propre légitimité. Cette passion amène par moments l’auteur à des redites : maladresse ? geste pédagogique envers un lecteur qu’il risque de perdre, ou qui risque de se perdre ? volonté de convaincre ? En tout cas, signe d’une pensée « au travail », selon son expression.

Dans les remerciements, Bailie mentionne sa rencontre avec Howard Thurman qui lui aurait dit : « Ne te demande pas ce dont le monde a besoin. Demande-toi ce qui te fait vivre et te fait agir, parce que ce dont le monde a besoin, c’est de gens vivants » [p. 15]. La lecture de ce livre nous invite à être des « gens vivants » — vivants dans le choix à faire entre la fascination et le dégoût, ou l’accueil d’une révélation qui nous dévoile la violence pour la dévisager et faire entendre son cri sans chercher à la faire taire. Ainsi, enfin, nous saurons ce que nous faisons...

 

 

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