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Cognitive Grammar
John Taylor
Oxford: Oxford University Press, 2002/2003.
£23.99, $29.95, 576 pages, ISBN 0198700334 (paperback).

Jean-Charles Khalifa
Université de Poitiers

John R. Taylor, Professeur à l’Université de Otago, en Nouvelle-Zélande, est l’un des représentants les plus en vue du courant cognitif ; la liste de ses publications (articles et ouvrages) est déjà impressionnante. Avec Cognitive Grammar, c’est un copieux (près de 600 pages) manuel d’introduction et de présentation de ce courant qui nous est livré. Et de fait, même s’il existait sur le marché quelques ouvrages se donnant les mêmes objectifs (citons notamment F. Ungerer & H.J. Schmid, An Introduction to Cognitive Linguistics, Longman 1996), aucun à ce jour n’affichait de visées aussi ambitieuses. L’ouvrage en effet couvre tous les domaines de la grammaire cognitive développée depuis près d’un quart de siècle en particulier par Ronald Langacker ; il n’est donc guère surprenant que ce dernier soit le linguiste le plus cité et le plus présent dans la bibliographie (12 entrées). Les domaines en question sont essentiellement la sémantique et la syntaxe, mais également la morphologie, et, ce qui peut sembler plus surprenant à l'observateur extérieur, la phonologie. Il est organisé en 28 chapitres, regroupés en 7 parties. Chaque chapitre se clôt par de précieuses indications bibliographiques, qui permettent au lecteur curieux de se repérer plus facilement dans la très abondante littérature cognitive. Nous sommes en revanche moins convaincus par les study questions que l’on trouve également à la fin des chapitres ; l’auteur (ou l’éditeur !) a voulu bien souligner le côté « manuel » de l’ouvrage (et d’ailleurs celui-ci s’inscrit bien dans la série Oxford Textbooks in Linguistics), mais les exercices et questions de réflexion proposés sont d’intérêt relativement inégal, même si certains (voir par exemple 11, 12 et 14) sont fort intéressants à exploiter. Le livre comprend également un glossaire, qui peut paraître un peu étriqué (5 pages), mais qui n’est qu’un rappel de notions fort bien définies dans le corps du texte.

Dans une première partie (Background, chapitres 1 à 6), Taylor pose les bases théoriques de la grammaire cognitive, avec d’emblée une distinction fort utile entre « linguistique cognitive » et « grammaire cognitive », que l’auteur inscrit par rapport aux grands courants de la linguistique, en particulier bien évidemment par rapport au courant générativiste. Bien que, au détour d’une page, on trouve un paragraphe (§1.3) intitulé Chomskyan linguistics as ‘cognitive linguistics’ (remarquons les guillemets), la grammaire cognitive n’en est pas moins définie [p. 21] comme l’étude des « expressions linguistiques » à analyser en termes de « symbolic relations between phonological structures and semantic structures ». On notera l’absence remarquable de la syntaxe dans ce schéma de base ; les structures phonologiques comme sémantiques sont posées comme autonomes, et ces relations symboliques comme directes. Autrement dit, le niveau des structures syntaxiques devient, dans ce modèle, un niveau intégré à d'autres, et non plus un module central, ni même privilégié.

Suit une deuxième partie (Basic Concepts, chapitres 7 à 13), où l’auteur oppose deux séries de relations, verticales et horizontales. Les relations verticales (l’opposition schema / instance, recouvrant essentiellement des relations d’hypéronymie / hyponymie, mais également plus abstraitement des relations plus proches de « notion » / « occurrence » en T.O.E.), sont exploitées dans les domaines phonologique, sémantique et lexical. Quant aux relations horizontales, elles sont définies comme « syntagmatic combination of simpler units into larger, internally more complex units » [p. 225]. C’est dans cette partie que sont introduits les concepts de base de la grammaire cognitive, comme le profil (profile, défini dans le glossaire comme « what an expression designates »), la base (base, « the conceptual structure which provides the essential context for the conceptualization of a profiled entity ») et le domaine (domain, « any knowledge configuration which provides the context for a conceptualization »), à nouveau appliqués à la sémantique et à la phonologie.

La troisième partie (Chapitres 14 à 17) est consacrée à la morphologie. On y montre en premier lieu que la grammaire cognitive ne postule pas de principe d’autonomie pour ce domaine : « morphology is not to be regarded as an encapsulated module of the grammar, distinct in principle from syntax » [p. 265]. Traitant essentiellement de l’analyse des morphèmes liés de l’anglais (pluriel, marques de temps), mais également de problèmes comme le genre en allemand et en français, cette partie nous semble moins originale que les autres par rapport à la littérature classique sur le sujet. Les concepts et outils théoriques utilisés (contentful vs. schematic, dependence vs. autonomy, valence, coerciveness et boundedness, internal complexity, established vs. innovative, etc.) restant relativement standard, ce qui bien entendu n’enlève rien à leur intérêt.

Ce n’est sans doute pas par hasard que la partie 4, donc le centre de gravité de l’ouvrage, est consacrée au traitement par le courant cognitif des concepts les plus traditionnels et les plus anciens en grammaire : elle est intitulée Nouns, Verbs, And Clauses. Plus spécifiquement, les quatre chapitres (18 à 21) se proposent d’étudier la façon dont noms, verbes et propositions sont « grounded », c’est-à-dire « the ways in which instances of concepts are ‘located’ with respect to speech act situations » [p. 343]. Sont ici discutés en détail des domaines bien familiers aux linguistes anglicistes français, comme les types de noms, de verbes, les phénomènes de détermination, de quantification, la typologie des participants aux événements. Un chapitre entier est consacré au temps et à l’aspect, où la notion de grounding paraît effectivement fort proche des notions d’ancrage situationnel et/ou de délimitation QNT. Les énonciativistes français feront leur miel de l’extension de l’opposition bounded - unbounded de la catégorie nominale à la catégorie verbale, qui leur rappellera d’assez près les travaux sur la tripartition discret-dense-compact et son emploi dans la typologie des procès. En revanche, on reste sur sa faim dès lors qu’il s’agit de complémentation verbale, réduite, c’est le moins que l’on puisse dire, à la portion congrue (3 pages, 428-430 du chapitre 21).

La cinquième partie (More On Meaning), composée de deux chapitres seulement (22 et 23) paraît au départ quelque peu hétéroclite ; elle revient sur la notion de domaine à propos des structures sémantiques du lexique et des expressions complexes. On y retrouvera en particulier cette idée chère aux énonciativistes de la construction du sens : « meanings are constructed, or ‘emerge’, in specific context of use » [p. 439]. Elle introduit également la notion de réseau, au plan sémantique comme phonologique, approche se présentant explicitement comme un enrichissement et un dépassement des concepts saussuriens : « A symbolic unit, therefore, is more accurately regarded, not as an association of a concept with a sound pattern, but as an association of a network of semantic representations with a network of phonological representations » [p. 461]. Dans cette partie sont introduits les travaux de G. Lakoff sur la catégorisation (le § 23.4.1 s’intitule « Women, fire and dangerous things: the Dyirbal noun classes », en référence à son ouvrage de 1987), et sur OVER (même référence).

On comprend mieux l’utilité de la partie précédente lorsque l’on s’aperçoit qu’elle sert de « rampe de lancement » à la partie 6 (Approaches To Metaphor), dont les trois chapitres (24 à 26) sont une présentation très rigoureuse des travaux de la sémantique cognitive, en particulier des grands noms que sont, outre Lakoff, déjà cité, L. Talmy, G. Fauconnier et M. Turner. Sont ainsi analysés les mécanismes de la métaphore comme mise en relation (mapping) de deux domaines, la métaphore conceptuelle « [which] makes possible the construal of a more abstract domain in terms of more concrete experience » [p. 485], la complexification du modèle métaphorique, avec les « espaces mentaux », puis l’« intégration conceptuelle » (conceptual blending, Fauconnier, Fauconnier & Turner). On trouvera dans le chapitre 25 une discussion assez approfondie des différences de traitement du verbe GO en anglais, par R. Jackendoff et R. Langacker, discussion riche d’enseignements à plusieurs titres. Tout d’abord, le postulat de la primauté des valeurs spatiales apparaît en pleine lumière : on sait qu’il s’agit d’une tendance forte chez nombre de cognitivistes, et toutes les autres valeurs sont dès lors nécessairement posées comme secondes et dérivées. On sait aussi que les abus dans ce domaine peuvent aboutir à des analyses séduisantes, mais approximatives (cf. E. Sweetser sur la diachronie). D’autre part, Jackendoff, dont on se souvient qu’il vient d’une théorie formelle « dure » (il est le fondateur de la théorie X-barre), conserve tout de même dans son traitement un niveau indépendant de syntaxe, là où, comme on l’a vu, la grammaire cognitive postule un rapport direct entre niveaux sémantiques et phonologiques.

La dernière partie, intitulée Idioms and Constructions, revient sur les défis traditionnels aux théories formelles, et en premier lieu sur les expressions idiomatiques, dont le sens ne peut se déduire de la somme des sens de leurs composants (c'est le postulat cognitif général, concernant tout type d'énoncé). Taylor montre, dans ces deux derniers chapitres, et de façon assez convaincante, que ces expressions se laissent analyser avec une certaine élégance par les outils de la grammaire cognitive, en particulier lorsqu’elles sont appréhendées comme unités symboliques. Il aboutit à une conclusion en apparence paradoxale : « Everything turns out to be idiomatic, to a greater or lesser extent […] and therefore it is unnecessary or impossible to distinguish the idiomatic from the non-idiomatic » [p. 541]. La notion de « construction », quant à elle, est soigneusement distinguée de l’acception qu’elle prend dans tout le courant dit Construction Grammar, dont C. Fillmore ou A. Goldberg sont deux des représentants les plus connus. Pour l’auteur, cette notion peut s’appliquer aussi bien au niveau phonologique que sémantique ou symbolique ; la relation entre Idioms et Constructions s’avère au fil de l’analyse être une différence de degré et non de nature.

C’est donc un remarquable outil à la fois d’introduction et d’approfondissement qui nous est donné. Il devrait intéresser tous les linguistes anglicistes, qui y trouveront des échos de leurs propres préoccupations. Le style de Taylor est d’une grande limpidité et d’une grande rigueur, et l’éditeur a fait, comme souvent, un travail impeccable ; sur les presque 600 pages, nous n’avons relevé qu’une poignée d’imperfections, par exemple une erreur de corps de caractère dans la bibliographie, tout en haut de la p. 596 (« Chomsky » devrait être en petites majuscules comme partout ailleurs), ou bien une coquille p. 29 : « the Cognitive Grammar approach has sought to identity a semantic content to the categories » (c’est bien entendu « identify » qu’il faut lire) ; il y a peut-être également, p. 401 : « Much of complexity in the use of tense and aspect in English derives from the fact that », où il manque probablement un « the ». Pas de quoi, au total, faire la fine bouche… Les anglicistes français attendront sans doute avec beaucoup d’intérêt la sortie de Cognitive English Grammar, de deux autres spécialistes, René Dirven et Günter Radden, annoncé prochainement chez John Benjamins.

 



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