Andy Warhol
Michel Nuridsany
Paris: Flammarion / Grandes biographies, 2001.
20,58 euros, 492 pages, ISBN 2080677845


Georges-Claude Guilbert
Université de Rouen



So I said, “No more painting, NO MORE ART!” Then I said, “I’ve got to use up all these supplies, all the Dr Martin’s watercolor dyes so I can throw them out.” I would have thrown them out full but I said, “To hell with it, I’ll make a movie. I’ll throw them out in the tub.” So I took pink and I just squirted pink down the bathtub. […] I started to film it with a Super-eight movie camera and I emptied the bottle of dyes and they were in the plastic liners in the trash can, and then I just turned on the water faucets and I had a clean surface and I hadn’t made a bit of a mess and yet I had a whole painting. I Polaroided it and I still have the Polaroid. Then I decided I could do Roy Lichtenstein in the toilet so easily.


Andy Warhol raconte ensuite comment son Roy Lichtenstein s’organise dans les toilettes. Puis il le photographie et actionne la chasse d’eau, afin de pouvoir faire un Jasper Johns, suivi d’un Warhol, toujours dans les toilettes. Toutefois, admet-il, il lui est difficile de faire un Rauschenberg, alors il se contente de tirer la chasse sur la publicité d’une des expositions de ce dernier. Voilà à quoi ressemblaient les nettoyages de printemps de Warhol, racontés dans le quatorzième chapitre de son livre From A to B and Back Again: The Philosophy of Andy Warhol (1975). Le pop art est là, tout entier.

Le mystère Warhol restera sans doute à jamais irrésolu, et il serait sot de s’en plaindre. Il est vain par exemple de tenter de déterminer l’étendue ou l’inexistence de ses relations sexuelles, il est inintéressant de se pencher sur le degré de mensonge de ses dits et ses écrits. Warhol est un mythe, et les réminiscences de tous ceux qui l’ont côtoyé comme les efforts d’objectivité (condamnés d’avance) de ses biographes ne peuvent qu’ajouter au mythe. A l’inverse d’Oscar Wilde, il avait mis autant de génie dans sa vie que dans son art.

La plupart des anecdotes warholiennes sont plus ou moins apocryphes. Mary Quant a revendiqué l’invention de la minijupe, alors que d’aucuns s’obstinent à prétendre que Warhol l’a imaginée. Lui-même racontait que son amie Taxi en était responsable. Pour mieux brouiller les pistes, Warhol s’est octroyé des idées qu’il n’avait pas eues, alors qu’il a permis à certains de ses proches d’endosser des idées qui lui appartenaient. A-t-il réellement inventé le mot « superstar » ? En termes warholiens, une superstar était initialement en fait un(e) inconnu(e) qui dans la mouvance underground des années 60 new-yorkaises s’attribuait le titre ; cela à la fois par dérision (avec comme référent les stars hollywoodiennes) et pour générer du réel : le verbe précédait l’être. Les superstars de la Factory n’ont pas marqué à jamais le grand public, mais elles ont laissé leur empreinte chez les aficionados de Pop Art, du Velvet Underground, de Warhol. Que l’on se souvienne en particulier de Viva, Ingrid Superstar, Joe Dallessandro, Ultra-Violet, Candy Darling et Eddie Sedgwick. Warhol a cependant fini par utiliser le mot « superstar » comme les journalistes, dans le sens de star plus star que les stars.

Tout au long de sa carrière, Warhol a joué à brouiller les pistes en matière de gender et de sexualité, notamment en engageant des drag queens plus ou moins glamour pour ses films. Héritier de Duchamp, il a posé pour Chris Makos en Altered Image avec perruque et maquillage, tandis que Duchamp avait posé pour Man Ray en Rrose Sélavy. Warhol, pape du pop art, roi du postmoderne, père virtuel des artistes comme Madonna ou Pierre & Gilles, est le champion de l’intertexte. Il a dynamité les frontières entre high art et low art, entre art et journalisme, entre vie mondaine et vie sexuelle, entre supermarchés et musées, etc. Sa façon d’explorer l’imagerie sadomasochiste – notamment pour les idées qu’il partageait avec le Velvet Underground – continue d’influencer des générations entières de musiciens pop.

Andy Warhol, amis des célébrités, fan et groupie dans l’âme a dit : « One day, everybody will be famous for fifteen minutes. » La phrase (l’idée) est passée dans le langage courant, elle est désormais aussi américaine que le apple pie, et parfois mal comprise. On entend souvent par exemple : « S/he had her/his fifteen minutes of fame. » Andy Warhol était un visionnaire. Cela ne signifie pas que tel un ennuyeux prophète il tirait des sonnettes d’alarme, tentant de mettre les gens en garde contre la « décadence » qui approchait, mais plutôt qu’il la sentait venir et s’en délectait, quand il ne la promouvait pas lui-même. Il avait tout prévu : les débordements des médias, les mesures désespérées des anonymes pour obtenir leur photo en première page, les gloires éclairs et les difficultés des célébrités comme du public à tracer des frontières entre vie publique et vie privée, difficultés qu’il a au demeurant très largement contribué à développer. Ces excès existaient bien sûr dès les années 20, avant Warhol, notamment dans le cadre du star-system, mais le phénomène a pris de l’ampleur après 1962 et la mort de Marilyn Monroe, quand justement le star-system moderne est mort, quelque quatorze années après le studio system, pour laisser la place à un non-système anarchique postmoderne qui permet à chacun d’accéder à la célébrité instantanée, sans l’appui d’une corporation mais avec l’aide de médias plus ou moins complaisants – les tueurs en série, par exemple.

Aujourd’hui, Warhol est partout, comme une (dés)incarnation des théories les plus extrêmes de Baudrillard. Michel Nuridsany le mesure bien, qui écrit dans son ouvrage sobrement intitulé Andy Warhol : « Warhol est devenu une nébuleuse dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Nuridsany pose d’ailleurs très légitimement la question : « N’est-ce pas le monde lui-même qui est devenu incroyablement warholien ? » Cet ouvrage a le mérite de se moquer des modes, même s’il est sorti à peu près au moment de la grande exposition pop de 2001 au Centre Georges Pompidou. Son auteur est critique d’art, et en tant que tel s’efforce d’analyser le phénomène artistique nommé Warhol tout en faisant œuvre de biographe, se gardant du sensationnalisme ou du freudisme primaire qui gâchent tant de biographies. Il ne cherche pas non plus à trouver des excuses au mercantilisme de Warhol, à la différence de certains biographes : cela a autant de sens que de demander aux lecteurs de Henry James ou Edith Wharton de les pardonner de s’être peu penchés sur les classes laborieuses, comme cela se pratiquait dans les années 70. Warhol s’est ennuyé dans les musées de Florence, l’auteur n’a pas peur de nous le conter. Nuridsany a par ailleurs dirigé des collections littéraires et cela se sent.

On regrettera, cependant, ces paragraphes qui annoncent « je ne veux pas parler de » et qui font précisément le contraire. On regrettera également des errements, dus peut-être à une plume parfois trop rapide, tels que « qu’on ne l’oublie pas, entraînés que nous sommes à suivre le jeune homme dans les différentes étapes de sa vie ».

Enfin, la bibliographie gagnerait en utilité si les dates de parution des ouvrages y figuraient. De même, il est étrange de ne pas y voir le Loner at the Ball : The Life of Andy Warhol de Fred Lawrence Guiles (1989).

Pour dépasser les Marilyn reproduites à l’infini et les boîtes de soupe Campbell – toutes indispensables soient-elles – on lira le livre de Nuridsany en complément de celui de Victor Bockris, The Life and Death of Andy Warhol (1989), qui demeure important ; on relira The Andy Warhol Diaries (1989), qui disent tout en ne disant rien ; et s’il reste un peu de temps, on louera les films de Warhol (et Morrissey) avant de parcourir avec intérêt La Reine du pop, de Michel Bulteau (2001).

Cercles©2001